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BUSSIFICATION

L’accord de coopération du 5 octobre 2018 entre l’Etat fédéral, la Région flamande, la Région wallonne et la Région de Bruxelles-Capitale relatif au financement des infrastructures ferroviaires stratégiques prévoit qu’aucune ligne ferroviaire du réseau belge ne pourra être fermée.

Un accord de coopération est-il suffisant pour sauver nos lignes de desserte locale ?

« Art. 3. Les parties s’engagent à assurer une offre de transport efficiente, attractive, performante et efficacement interconnectée avec les autres modes de transport et à assurer le maintien de l’ensemble du réseau en particulier pour les lignes à faible densité de population sans qu’aucun kilomètre de lignes ferrées nécessaires au trafic ne soit supprimé.[…] »

Ces quelques lignes peuvent rassurer ; néanmoins, fin juillet, Infrabel, gestionnaire du réseau ferroviaire, a annoncé qu’une menace pèse sur plusieurs lignes faute de moyens budgétaires. Pour éviter la fermeture ou une rationalisation forte de 13 lignes, dont 12 en Wallonie, Infrabel estime qu’il lui faudrait un budget supplémentaire annuel de 82 millions €.

Pour que l’avenir de l’ensemble du réseau ferré belge soit garanti, il faudra donc que soit inscrit dans les contrats de gestion et plans d’investissements ferroviaires à venir les budgets nécessaires à la réalisation de l’engagement pris le 5 octobre 2018 par les autorités compétentes.

Car des fermetures de lignes, il y en a eu dans le passé ! La dégradation de l’infrastructure suite à un renouvellement insuffisant des éléments enclenche un cercle vicieux : ralentissement temporaire imposé, dégradation du service, perte de clientèle, réduction du service, diminution des investissements, dégradation du service,… conduisant à la mort des lignes locales.

L’animation ci-dessous illustre l’évolution du réseau ferroviaire belge entre 1830 et 2000 : seules les mises en service sont reprises, ce qui donne un aperçu de ce que pourrait être le réseau aujourd’hui si aucune ligne n’avait été supprimée !
Source :
www.belrail.be

Dès lors, dans un contexte budgétaire qui va rester tendu, il est peut-être utile de démontrer que le créneau de pertinence économique du rail est souvent sous-estimé. En France, la Fédération Nationale des Associations d’Usagers des Transports (FNAUT) et la revue Transports Urbains ont édité plusieurs articles[1] sur le sujet, relayant les conclusions issues d’études réalisées d’une part par un bureau d’étude[2] et d’autre part par le CEREMA[3], mais rejoignant également les enseignements d’autres recherches antérieures[4].

Transfert sur autocar (bus) des services ferroviaires : le retour des voyageurs à la voiture

« La perte de clientèle du transport public liée au seul changement de mode a alors été quantifiée : le « malus car » moyen est de 37%. Le cas inverse des réouvertures de lignes ferroviaires a également été étudié : le « bonus train » moyen est de 65% ».

Les études réalisées ont tenté ainsi d’isoler l’effet « modal » imputable au seul passage du train au bus, en excluant l’impact des autres modifications de l’offre (fréquence, itinéraire, arrêts desservis, temps de parcours, voire tarification). Effectivement, si le passage au bus permet parfois une augmentation des fréquences (permise par une estimation inférieure des coûts d’exploitation), la durée du trajet se voit indéniablement impacté négativement. Le train est toujours plus rapide, plus sûr et plus fiable du fait qu’il dispose d’une infrastructure dédiée et dessert généralement le centre des villes. L’élasticité de la demande est évaluée par le Ministère français des Transports de la sorte : si on augmente la fréquence de 10%, la clientèle augmente de 9% ; mais si on augmente la durée généralisée du trajet de 10%, la fréquentation baisse de 9%.

La FNAUT en conclut que pour annuler la perte de clientèle lors d’un transfert sur route, il faut augmenter la fréquence d’environ 50%. Elle souligne également que le bilan énergétique et environnemental, par voyageur.km, d’un transfert sur route est généralement négatif dès que le train est rempli d’une douzaine de voyageurs. Cette évaluation est valable pour la France où le trafic régional (TER) est encore majoritairement exploité par des autorails (traction diesel) : « le car consomme moins de carburant et émet moins de CO2 que le train diesel, mais il suffit qu’un petit nombre de voyageurs reprennent la voiture pour que le bilan énergétique de l’opération soit négatif »[5]. Evidemment, cette estimation n’est pas transposable en Belgique où la grande majorité des relations sont exploitées par automotrices ou locomotives électriques. Assez logiquement, ce seuil environnemental d’une douzaine de voyageurs serait probablement encore plus bas en Belgique (à estimer en fonction du mixte énergétique qui alimente nos trains).

Dépasser ou mieux évaluer l’argument économique

L’argument massue qui pousse à la bussification de dessertes ferroviaires existantes n’est généralement pas d’ordre environnemental mais bien économique. En France, comme en Belgique d’ailleurs avec pour exemple la ligne 144 entre Gembloux et Jemeppe-sur-Sambre, la pratique habituelle consiste à remplacer les trains par des bus aux heures creuses pour faire des économies. Ce raisonnement mérite pourtant d’être interrogé. « Le rail est une activité à rendement croissant et à coûts fixes élevés, le premier train coûte cher (voie, gare, personnel), mais le coût marginal des rotations suivantes est faible car, sur les petites lignes, elles n’induisent pas d’investissements de capacité : les trains sont mieux remplis en heure de pointe, mais les utiliser aussi en heure creuse ne coûte pas très cher »[6].

Le modèle d’exploitation est un levier fort pour permettre des gains d’efficacité et réduire de la sorte les coûts d’exploitation marginaux. Les exemples de la Suisse, de l’Autriche ou de l’Allemagne sont inspirants. Depuis plusieurs années, IEW plaide pour l’adoption du modèle d’exploitation dit de l’horaire intégré (ou modèle des nœuds de correspondance). Au-delà de l’intérêt d’organiser la circulation des trains pour augmenter les possibilités de correspondances train-train mais aussi train-bus, créant ce qu’on appelle l’effet réseau très attractif pour les voyageurs, ce modèle implique de définir une vision de l’offre à long terme guidant pertinemment la priorisation des investissements. Il permet surtout d’optimiser l’utilisation des ressources disponibles. En ramenant la durée des trajets à moins d’une heure (ou d’une demi-heure) entre les nœuds de correspondance, on facilite une exploitation en navettes cadencées entre ces gares avec un minimum de matériel roulant et une rotation efficace du personnel. Ce modèle de l’horaire intégré est également mis en évidence dans les études françaises dont il est fait écho ici : « Ce pilotage des investissements par l’horaire permet de réduire les coûts de l’exploitation ultérieure malgré une fréquence élevée de l’offre et, en particulier, d’assurer la survie de petites lignes, dont les régions redoutent à la fois les coûts et de rénovation et d’exploitation ». Le choix d’un matériel roulant adéquat est un autre levier clé pour maîtriser les coûts d’exploitation des lignes de desserte locales.

Alors que la décision publique en matière de ferroviaire part le plus souvent des problèmes de l’infrastructure et de ses contraintes, du manque d’utilisateurs sur certaines lignes, il semblerait préférable de partir plutôt des besoins de déplacements et d’identifier la demande potentielle. Il existe des outils intéressants pour aider à ce changement de paradigme en adoptant une approche globale et transdisciplinaire articulant mobilité et urbanisme. C’est le cas du « contrat d’axe » dont la force est aussi de mettre autour de la table des acteurs liés à différents niveaux de pouvoir (national, régional et local).

La régionalisation du rail, un levier pour sauver les petites lignes ?

L’ouverture du marché des services ferroviaires intérieurs, encouragée (et imposée au-delà de 2023) par le cadre législatif européen, ne va pas nécessairement de pair avec une décentralisation des compétences en matière de politique ferroviaire. Néanmoins, c’est une tendance qui s’amorce dans les pays qui nous entourent. Ainsi, en France en 2017, le contrat de performance Etat-SNCF a transmis aux Régions la responsabilité de l’avenir du réseau capillaire (« les petites lignes »). Le recul est insuffisant pour juger aujourd’hui des conséquences de ce transfert de compétences. Le défi est d’ampleur vu le très mauvais état des petites lignes françaises qui ont subi depuis plusieurs dizaines d’années une politique de sous-investissements dans le renouvellement de leurs infrastructures. Néanmoins, il existe déjà en France quelques lignes rurales[7] présentant des modèles économiques originaux, qui ont réussi à maintenir des coûts bas et une fréquentation significative. Les ingrédients de la réussite sont les suivants : gestion par de petites entreprises intégrées (infrastructure et exploitation), polyvalence du personnel, matériel roulant adapté, complémentarité (et non concurrence) avec le bus, arrêts à la demande et des horaires et fréquences pertinentes : « le coût moyen du train x km ou par voyageur transporté, ne peut être abaissé qu’en augmentant le nombre de circulation, et non l’inverse »[8].

L’exemple allemand est assez inspirant. Depuis 1996, date de la régionalisation ferroviaire allemande et de son ouverture régulée par appels d’offres, plus de 500 km de lignes régionales et 300 gares ont été ré-ouvertes ! Et la demande suit ! L’exemple de la ligne rurale de Shönbuchbhan réouverte en 1996, 30 ans après sa fermeture, est éloquent : dès le premier jour, elle enregistre 3.740 voyageurs, contre les 2.000 transportés par la ligne de bus qui l’avait remplacé ; aujourd’hui, elle transporte plus de 10.000 voyageurs ! En plus des conditions de succès cités plus haut pour les lignes françaises, il y a dans les cas allemands une vraie attention portée à l’intégration des réseaux. Les services trains et bus sont généralement coordonnés, les bus venant en rabattement et en maillage de desserte, comme c’est le cas en Suisse (pionnière dans l’application du modèle de l’horaire intégré). Aux Pays-Bas, l’évolution est similaire.

En guise de conclusion

Quelques enseignements peuvent être tirés de ces cas d’étude à l’étranger. D’abord, qu’il est impératif d’assurer un renouvellement régulier des infrastructures pour éviter des situations de dégradations fortes qui demandent alors des rattrapages en termes d’investissements conséquents, ensuite qu’il existe un fort potentiel de développement des lignes ferroviaires dites « petites », aussi bien dans un milieu dense que dans un environnement rural ; enfin, que la relance des petites lignes est avant tout affaire de volonté politique. La volonté politique est déterminante, qu’elle s’exprime à l’échelle nationale, régionale ou même locale comme l’illustrent les syndicats intercommunaux créés par des communes riveraines de lignes ferroviaires allemandes. Dans de tels cas, les collectivités territoriales ont saisi l’opportunité de prendre le pouvoir sur un outil essentiel d’aménagement du territoire, le rail.

[1] FNAUT infos n°208, 213, 257, 271 et dossier Transports urbains n°133 septembre 2018

[2] Etude des Cabinet Beauvais Consultants, KCW et rail Concept (2012)

[3] Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (France)

[4] Recherches de Mathias Cureau et Andreas Wettig sur base des rapports Berschin (1998) et Zöllner (2002) (Allemagne)

[5] FNAUT infos N°271 – janvier-février 2019, p.5

[6] FNAUT infos n°257 – septembre 2017, p.3

[7] Les lignes reprises en exemples dans le FNAUT infos n°257 sont les suivantes : Valençay-Salbris située dans la Région Centre val de Loire, Carhaix-Guigamp-Piampol en Bretagne et Busseeau-sur-Creuse – Felletin dans le Limousin.

[8] FNAUT info n°257 septembre 2017

Source: https://www.iew.be/la-bussification-un-gros-mot-a-eviter/