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Enterrement de l'Etat de droit

Ce midi, des centaines d'avocat.es, magistrat.es, associations et demandeur.euses d'asile ont participé à l'enterrement symbolique de l'Etat de droit, devant le cabinet du ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne. Le ministre qui a refusé de recevoir une délégation après l'action, alors que l'Etat ne respecte plus les décisions de justice sur ce dossier depuis plusieurs mois.

Parmi les personnes qui ont pris la parole, Sibylle Gioe, vice-présidente de la Ligue des droits humains, a prononcé ce discours. On le publie ici, parce qu'un petit coup d'œil dans le rétroviseur, ça raconte aussi beaucoup. Notamment que cette crise n'en est pas une. Lisez :)

 

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"Bonjour à toutes et à tous,

C’est avec douleur que je m’exprime aujourd’hui au nom de la Ligue des droits humains, lors de ce dernier hommage rendu à l’Etat de droit. Notre deuil et notre inquiétude pour l’avenir de la défense de la démocratie et des droits humains en Belgique sont grands. Mais, malgré ce moment difficile pour les démocrates, nous devons quand même le dénoncer : le décès de l’Etat de droit n’a rien de naturel. Il s’agit d’une mort hautement suspecte, d’un assassinat politique. Quelles sont nos preuves ?

D’abord, la Convention de Genève, les directives européennes et la loi. Elles obligent la Belgique à accueillir dans le respect de la dignité humaine toute personne qui demande l’asile en Belgique.
Il ne s’agit pas d’une obligation de moyen - si possible -, d’une faveur accordée ou d’un pouvoir discrétionnaire de l’Etat. Il s’agit d’un droit, d’un principe que les Nations ont irrévocablement adopté après la deuxième guerre mondiale, face au sort des nombreux réfugiés Juifs qui ont été refoulés et ont péri dans les camps. Plus jamais ça. Toute personne qui demande l’asile a le droit d’être accueillie dignement. Elle ne peut être refoulée, ni directement, ni indirectement.

Et pourtant, aujourd’hui, environ deux mille personnes qui ont demandé l’asile sont à la rue, dans les rues de Bruxelles, en proie à la gale, au froid, à la faim, à la fatigue, aux autres maladies, au désespoir, aux dangers et aux violences, à l’humiliation et à la négation de leur dignité humaine.
Comment en est-on arrivé là ?

Première dose de poison, il y a vingt ans. La Belgique, plutôt qu’organiser au mieux son devoir d’hospitalité dans le respect de l’Etat de droit, a mis en place une politique du non-accueil. Elle a empoisonné l’Etat de droit, avec stratégie du respect du droit international de mauvaise foi, misant sur la politique du service minimum, espérant décourager les personnes déplacées par les conflits de chercher refuge en Belgique.

Ainsi, dès 2001, le gouvernement a opéré un choix aux conséquences désastreuses inéluctables. L’accueil des demandeurs et demandeuses d’asile se ferait désormais via une aide matérielle, reçue dans des centres collectifs et dans quelques places individuelles, et non plus dans le cadre d’une répartition équitable entre les communes, où ils et elles bénéficiaient d’une aide financière auprès des CPAS. Cette répartition entre les communes était pourtant une solution moins coûteuse et de meilleure qualité, comme le rappelait la Cour des comptes en 2017 .

L’objectif de la nouvelle politique plus coûteuse et moins efficace était assumé par le gouvernement : éviter qu’un accueil de qualité crée un « appel d’air » des personnes qui fuient les bombes et la persécution. Cet objectif n’aura jamais été aussi bien rappelé que par Théo Francken, lorsqu’il a ensuite entrepris de réduire drastiquement l’aide matérielle dans des structures individuelles en 2016 :
« Les centres d’accueil collectifs, avec pas plus que le confort de base, doivent être la règle. Nous devons clairement montrer aux demandeurs d’asile qu’ils se trouvent dans la salle d’attente de notre société. » .

Ainsi, en 2010-2011 et en 2015-2016, lorsque le réseau d’accueil a été saturé, que les places tampons étaient en pénurie et que des demandeurs et demandeuses d’asile se sont retrouvés à la rue, il ne s’agissait pas de « crises » de l’accueil, mais bien des premiers symptômes d’un Etat de droit rendu structurellement malade.

Ces années-là, la démocratie était encore un peu vigoureuse. Face à ces atteintes aux droits humains, l’Etat de droit survivait grâce à ses anticorps – le pouvoir judiciaire – et la fièvre retombait. Les juges rappelaient à l’ordre le gouvernement et ses administrations, qui finissaient par s’exécuter et paraient à l’urgence : accueil immédiat dans des hôtels, réouverture de centres collectifs et de places individuelles en urgence, répartition des demandeurs et demandeuses d’asile dans les communes.

Rappelée judiciairement à l’ordre à plusieurs reprises, la Belgique allait-elle se confondre en excuses et fournir enfin l’antidote ? Se remettre à organiser un accueil digne et efficace ? Pas du tout. Forçant la dose de poison, la Belgique a encore procédé à la fermeture de milliers de places d’accueil au cours des toutes dernières années , s’amputant volontairement des moyens indispensables pour assumer ses obligations légales et son service public.

Alors, nul ne fut réellement surpris lorsque l’Etat de droit apparut à l’agonie en octobre 2021. La Belgique, ne se sentant plus tenue par le droit, a laissé, tout long de l’année écoulée, sciemment, les femmes, hommes et enfants cherchant refuge à la rue, refusant systématiquement de prendre des mesures concrètes pour remédier en urgence à la situation. « Pas de volonté politique » de respecter la loi, nous a dit la Secrétaire d’Etat à la politique de l’asile et de la migration.

Les associations, dont le CIRÉ-asblVluchtelingenwerk VlaanderenMédecins Du Monde BelgiquePlateforme Citoyenne -BelRefugees- Burgerplatform, la Ligue des droits humains, et les avocates et avocats des personnes demandeurs et demandeuses d’asile ont procédé à un acharnement thérapeutique sans précédent pour tenter de réanimer l’Etat de droit, en mobilisant tout le système immunitaire : les tribunaux du travail ont condamné environ 7.000 fois la Belgique en un an, la Cour européenne des droits de l’homme a ordonné environ 200 fois à la Belgique d’accueillir, le tribunal de première instance et la cour d’appel, par trois fois, ont sévèrement rappelé à l’ordre la Belgique.

Et ? « Pas de volonté politique » de respecter les décisions de justice, nous a dit la Secrétaire d’Etat à la politique de l’asile et de la migration, mettant à la poubelle l’autorité des juges.

Avec la complicité de son gouvernement, elle a ainsi arrêté les soins palliatifs, débranché sans complexe le respirateur de l’Etat de droit et lui a administré la dose létale. Le cœur de l’Etat de droit - la séparation des pouvoirs - a arrêté de battre.

Se moquant des principes les plus fondamentaux, la Belgique a crevé sa légitimité démocratique, sa dignité et son honneur et, hors-la-loi, elle continue de soumettre 2.000 personnes qui cherchaient légitimement refuge, à des traitements inhumains et dégradants, et à nier leur dignité humaine.

N'avait-on pas proclamé : plus jamais ça ?

La Déclaration universelle des droits de l’homme a rappelé, en 1948, « qu'il est essentiel que les droits de l'homme soient protégés par un régime de droit pour que l'homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l'oppression ».
En ce jour de deuil, la Ligue des droits humains avertit la Belgique des conséquences de ses actes.

Nous nous engageons à ne pas laisser cet assassinat de l’Etat de droit impuni. Toutes nos condoléances. "