Qualifiée par certains d’historique, l’Assemblée Générale de l’UPJB du 8 février s’est penchée sur l’antisémitisme aujourd’hui.
A ma connaissance, c’est la première fois qu’on discute de l’actualité de l’antisémitisme à l’UPJB. Dans notre revue Points Critiques, depuis 35 ans le phénomène y est traité essentiellement en tant que sujet historique: Auschwitz, nazisme, histoire, mémoire…, et quand l’actualité s’en mêle comme lors de ce 3 octobre 1980, rue Copernic à Paris, c’est le fascisme encore, dans des habits neufs certes, qui en est la cause (1). Est-ce que cette absence dit quelque chose de l’UPJB ou de cette période de l’histoire, qui semble maintenant définitivement révolue ? Une période où l’antisémitisme, pour reprendre une formule de Marcel Liebman (2), relevait plutôt de la métaphysique ou de la microsociologie ? Ou est-ce notre progressisme et notre ancrage dans la rue belge qui nous font voir avant tout la montée de l’islamophobie ? Pire, serait-ce notre rapport critique au sionisme qui nous a amené à ne pas voir ce qui serait en train de se passer ? Dans ce cas, nous ferions exactement ce que nous reprochons aux Juifs sionistes : aveuglés par notre parti-pris idéologique nous minimiserions (là où eux gonflent) la montée de l’antisémitisme ?
Dans ce même article de 1962, Marcel Liebman ajoutait "Depuis une quinzaine d’années les Juifs respirent". Je n’irai pas jusqu’à dire, que nous ne respirons plus, mais il est clair que les événements de ces derniers mois, à nos portes, à commencer par l’attentat contre le Musée juif à Bruxelles le 24 mai 2014, nous ont coupé le souffle et nous ont amenés à nous poser une série de questions, sans tabou.
La question principale, celle qui chapeaute toutes les autres, est double (même si elle génère d’emblée mille autres questions) : y a-t-il une recrudescence de l’antisémitisme et de quel antisémitisme s’agit-il aujourd’hui ? S’agit-il de ce bon vieil antisémitisme chrétien, celui des "honnêtes gens", fort répandu jadis dans la bonne société et dans la société en général, qui n’a jamais vraiment disparu et qui referait surface maintenant ou s’agit-il d’un nouvel antisémitisme qui se cacherait comme le suggère le mainstream de la communauté derrière le mot "antisionisme" et serait surtout porté par une certaine gauche et par les populations des "quartiers", sous-entendu "musulmanes" qui s’identifient avec le peuple palestinien ?
Il est vrai que des mots outranciers sont utilisés en rapport avec ce qui se passe en Israël-Palestine et il ne s’agit pas seulement des cris inaudibles "mort aux Juifs" dans certaines manifestations de soutien aux Palestiniens, mais d’autres mots surgissent dans d’autres milieux - celui des "honnêtes gens" - et de façon plus subtile, des mots tels que "holocauste" et son néologisme "gazacaust", pour qualifier ce qui s’est passé à Gaza cet été. Laissant entendre que les Israéliens - voire les Juifs en général - se comportent comme leurs anciens bourreaux, les nazis.
Ce qui nous amène à la question lancinante pour les progressistes que nous sommes, y a–t-il plus d’antisémitisme dans les milieux dits "musulmans" ? L’entretien de Gérard Preszow avec Mohamed Allouchi (3) semblerait indiquer que les clichés antisémites sont très répandus parmi la jeunesse maghrébine et que l’amalgame entre les Juifs et l’État d’Israël est total. Si certaines enquêtes sérieuses en France et en Allemagne (4) montrent que la proportion d’opinions hostiles aux Juifs est bien plus large que la proportion des citoyens musulmans dans ces pays, elles confirment néanmoins que dans la population dite "musulmane" le sentiment anti-juif est plus répandu qu’ailleurs.
Y compris dans l’extrême-droite ? L’extrême-droite, aujourd’hui n’est-elle pas avant tout islamophobe, elle qui veut renvoyer les immigrés dans leur pays s’ils ne s’assimilent pas, s’oppose aux minarets, et veut éradiquer le foulard – y compris dans l’espace public. En Belgique, nous avons Laurent Louis, qui semblait un moment incarner à lui tout seul l’extrême-droite du côté francophone, mais qui après quelques propos homophobes et antisémites dans l’enceinte du Parlement, semble être passé aux oubliettes. Au Vlaams Belang, par contre, on ne tarit pas d’éloges pour Israël ces dernières années. Mais ce n’est que le sommet de l’iceberg. On ne sait pas ce qui vit parmi leurs électeurs, qui restent quand même relativement nombreux (sans parler de tous ceux qui sont passés à la N-VA). Ça mériterait une étude sérieuse. En France, par exemple, un sondage annuel de la "Commission nationale consultative des droits de l’homme" indique clairement que c’est à l’extrême-droite que l’antisémitisme reste le plus élevé (5).
En Belgique, il y aurait eu une augmentation de pas moins de 60% des actes antisémites rien qu’en 2013. Ce chiffre est sujet à caution mais la tendance semble correcte si on prend l’exemple de la France, où l’on note une recrudescence en effet des actes antisémites, et pas tant du sentiment anti-Juifs, les Juifs restant la minorité la mieux acceptée en France. Ce qui fait dire à Dominique Vidal qu’il s’agit aujourd’hui d’un antisémitisme "virulent mais marginal" (6).
Connaissant tous les enjeux idéologiques et politiques liés à ce diagnostic de recrudescence de l’antisémitisme, nous devons pourtant rester vigilants. Prenons l’évidence avec laquelle Netanyahu s’est emparé des événements à Paris pour venir faire son petit marché électoral à Paris, comment la N-VA à l’instar d’un Georges W. Bush en 2001 a fait sienne la guerre contre le terrorisme. A l’opposé, à gauche, beaucoup s’empressent de dire qu’il y a eu aussi toutes les violences islamophobes et que les Roms et les classes populaires (d’origine turque et maghrébine) restent les premières victimes du racisme. Tout cela est vrai mais "est-ce que les Français seraient descendus dans la rue s’il n’y avait eu que des victimes juives début janvier ?" nous demande la cinéaste, ancienne résistante, rescapée d’Auschwitz, juive, Marceline Loridan-Ivens, 86 ans.
Poser la question c’est y répondre. La gauche ne descend plus par milliers dans la rue pour protester contre les actes antisémites. On peut le regretter mais il est un fait que la politique d’Israël dans les territoires, sa durée et son impunité, si elles ne l’excusent nullement, servent de carburant à cette indifférence croissante vis-à-vis du racisme anti-Juif. Les Juifs ont leur part de responsabilité, ils ne sont pas des boucs émissaires, victimes d’un "éternel antisémitisme" nous expliquait Hannah Arendt (7) il y a 60 ans déjà, ils sont "un groupe parmi d’autres groupes, et tous ont leur part dans les affaires de ce monde". Aujourd’hui, nous voilà les seuls à dire ce que nous avons à dire par rapport à la gauche et par rapport à la communauté juive.
Anne Grauwels - février 2015 (du numéro de mars de points critiques)
Notes
(1) Dossier "Les habits neufs du fascisme", Points Critiques, n°6, janvier 1981.
(2) Dans un article paru dans la revue Les Temps Modernes en 1962 et repris dans un recueil d’articles de Marcel Liebman introduits et choisis par Jean Vogel : Figures de l’antisémitisme, Editions Aden, 2009.
(3) Points Critiques, numéro 352, janvier 2015.
(4) Citées par Jean Vogel : "Antisémitisme, le grand retour ?" dans Politique, numéro 88, janvier-février 2015.
(5) Nonna Mayer, "Il faut parler de l’antisémitisme avec rigueur", Le Monde, 05.12.2014.
(6) Le Monde Diplomatique, février 2015.
(7) Sur l’antisémitisme, Le Seuil, Points, page 29.