Le racisme est une réalité de la société belge comme de la plupart des sociétés européennes. Loin de s’arrêter aux seuls discours et actes de haine, il englobe également le champ très vaste des discriminations vécues au quotidien par ceux qui sont la cible de ce racisme. En ce sens, on peut considérer que le racisme est un moyen que notre société utilise pour maintenir l’exploitation de populations maintenues ainsi dans une position de vulnérabilité.
L’idéologie raciste se structure autour de 3 éléments majeurs :
- L’homogénéisation des groupes racisés par laquelle les caractéristiques propres à chaque individu disparaissent derrière celles du groupe auquel il appartient, niant ainsi toute autonomie à cet individu et présupposant que ses comportements sont communs à l’ensemble des membres de son groupe ;
-La naturalisation de caractéristiques accolées au groupe qui implique la transmissibilité de celles-ci de génération en génération ;
-La hiérarchisation de ces mêmes caractéristiques, étant entendu que les caractéristiques que le locuteur est supposé avoir sont fondamentalement supérieures tandis que celles accolées au groupe racisé seraient anormales, arriérées, inférieures.
On peut distinguer deux formes de racisme bien distinctes :
- Le racisme peut commencer dès que l’individu pense avoir perdu toute prise sur la société et le monde dans lequel il vit. La stigmatisation de l’autre comme incarnation du mal devient alors l’ultime alternative pour pouvoir avoir un impact sur ce monde qui lui échappe. Léopold Senghor a dit très justement à ce propos : « Le raciste est quelqu'un qui se trompe de colère ». On parle ici de racisme obsessionnel. Les discours de haine, les incitations à la haine raciale et les crimes de haines rentrent dans cette catégorie. Notons cependant que si cette forme de racisme peut sembler émaner du seul individu, cela n’empêche pas la construction d’un récit politique et idéologique cohérent porté collectivement autour de celle-ci.
- Le racisme est aussi une idéologie permettant de justifier l’oppression, l’exploitation ou l’exclusion d’individus sur base de leur appartenance réelle ou supposée à une communauté ou à un groupe donné. Le groupe dominé, conquis, exploité, ostracisé, est catégorisé, traité comme inférieur et assigné à une position sociale inférieure. Il est souvent enfermé dans des niches économiques du marché secondaire du travail, clandestin ou non, ou plafonné dans les secteurs plus attractifs du marché. On parle alors de discrimination structurelle.
Certains groupes racisés peuvent ainsi faire l’objet de discriminations systémiques, d’autres être la cible de manifestations de haine. D’autres encore font face à la fois au racisme systémique et au racisme obsessionnel.
Concentrons-nous sur la question de la discrimination structurelle qui est particulièrement intéressante car elle nous permet de bien comprendre en quoi le racisme est une dynamique inhérente au système économique dans lequel nous vivons. Pour cela, un détour par les travaux d’Immanuel Wallestein est intéressant.
Exploitation, précarisation et racisme
Pour Wallerstein, le monde est loin d’être homogène, que ce soit culturellement, politiquement ou économiquement parlant. On peut distinguer des zones centrales et des zones périphériques. Les relations entre celles-ci sont caractérisées par une distribution profondément inégale du pouvoir politique et du capital. Tandis que le centre dispose d’une niveau de technicité élevé, produit des biens et services à haute valeur ajoutée, le rôle périphérie est cantonnée à l’exploitation à bas coût des ressources naturelles ou à la fourniture de main-d’œuvre bon marché. Il en résulte un système où, plus on s’approche du centre, plus on dispose d’un niveau de vie agréable, d’une certaine aisance mais aussi de l’accès à des biens et services de qualité et où, plus on est rejeté en périphérie, plus on est inscrit dans une dynamique d’exploitation.
Le système colonial correspond parfaitement à ce modèle. Ainsi, la Belgique, la France, l’Angleterre et les autres puissances coloniales n’ont pas hésité à exploiter à leur bénéfice les ressources naturelles des pays qu’ils avaient colonisés, rapatriant en métropole les richesses produites tout en augmentant leur bénéfice en vendant à des prix élevé des biens manufacturés à ces mêmes colonies.
Aujourd’hui, avec l’accélération de la mondialisation, centres et périphéries sont de plus en plus entremêlés localement. Bruxelles a ses ghettos de riches (les fameux exilés fiscaux français) et ses ghettos de pauvres (20% de la population, essentiellement allochtone, vit sous le seuil de pauvreté)[1]. Il semblerait en effet que la mondialisation ait amené notre système à avoir de moins en moins besoin d’une assise territoriale pour le centre et ses périphéries. Les deux peuvent tout à fait s’entremêler. Dominants et dominés peuvent partager le même territoire.
Les populations précarisées en Belgique sont reléguées au rang de périphérie. Ces populations sont, dans les grandes villes mondialisées, en grande partie composées de descendants d’anciens colonisés qui assument ici le même rôle qui leur étaient assignés là-bas. Dans les zones à l’extérieur des villes, ce processus ne s’est pas encore totalement déployé. Ce qui est sûr, c’est que immigrés et descendants d’immigrés sont une composante essentielle des populations précarisées de demain.
Pour que cette dynamique fonctionne, il faut du racisme. C’est lui qui permet de justifier l’inégalité structurelle sans laquelle il ne pourrait y avoir exploitation et précarisation. Celui qui est victime de discrimination raciale est affaibli, il est plus vulnérable et est donc plus facilement exploitable.
Nicolas Jounin, sociologue français a publié récemment une étude qui démontre à quel point le racisme participe de processus d’exploitation.
Travaux du bâtiment : entre précarité et racialisation de la hiérarchie du travail
Un sociologue se fait embaucher comme intérimaire dans le bâtiment. Son enquête montre comment s’établit sur fond de précarité une hiérarchie raciale de la main-d’œuvre.
Un « petit Français » manœuvre sur un chantier, voilà qui détonne ! C’est l’expérience que fait le sociologue Nicolas Jounin quand il décide de devenir intérimaire et de faire de l’observation participante pour son enquête sur les travailleurs du bâtiment de la région parisienne. Ici, la logique est d’une simplicité implacable : les manœuvres sont des « Mamadous » ou des « Maliens », entendez des Africains de l’Ouest, et les « Mamadous » sont des manœuvres.
Un commercial d’intérim l’explique sans détour : « S’il y a un Français qui me dit “je suis manœuvre”, je lui dis “j’ai rien du tout”. Je le mettrai pas de toute façon, parce que c’est vrai, le mec il le fera pas. Le mec il ira pas sur les chantiers, avec un temps comme ça, prendre la pelle, charger, le mec il le fera pas. Non, non, manœuvre, c’est boubou, quoi. (...) L’autre, là-bas, boubou, il va aller sur le chantier, le chef il va lui secouer les plumes “tiens tu fais ça, tu vas là, tu montes ça”, bon il va le faire. Il en a rien à foutre, lui, il est là pour bosser, il faut qu’il ramène un peu de pognon, de toute façon il a une partie de sa famille à nourrir là-bas. »
Une main-d’œuvre, souvent sans papier, corvéable à merci. On l’aura compris, le monde du bâtiment ne fait pas dans le « politiquement correct ». Mais quelle est la réalité du racisme ordinaire sur les chantiers ? Comment se construisent les discriminations ?
De manière frappante, les hiérarchies professionnelles dans le gros œuvre se prêtent facilement à une lecture ethnique. Au bas de l’échelle, les « Mamadous », la plupart du temps manœuvres non qualifiés ; un peu au-dessus, les Maghrébins, nombreux parmi les ferrailleurs avec lesquels travaille le sociologue, jugés coléreux et revendicatifs ; plus haut, les Portugais qui incarnent les « petits chefs » – ils occupent de fait la plupart des postes d’encadrement sur les chantiers – ; alors que les Français (entendez nés en France, Blancs et avec un prénom franchouillard) sont peu présents sur les chantiers et occupent souvent des postes d’encadrement « à distance ». (…)
Pour autant, tempère N. Jounin, il ne faudrait pas voir ici à l’œuvre un « apartheid professionnel » systématique. Car une autre tendance, parfois en contradiction, est également à l’œuvre dans le bâtiment : la mise en concurrence permanente des travailleurs entre eux, via la précarisation du travail et de l’intérim en particulier. Une logique marchande, plus froide, où comptent d’abord et avant tout la qualification et la productivité. Les travailleurs immigrés en intérim, quoique disqualifiés dans les discours, sont de ce point de vue recherchés par les employeurs : plus vulnérables, tant pour des raisons sociales que légales quand ils n’ont pas de papier, ils sont une « variable d’ajustement » parfaite. Ils fournissent une main-d’œuvre plus servile, car sans cesse menacée, que l’on peut garder durablement ou remercier à l’issue d’une journée voire d’une heure de travail. Et, de fait, sur les chantiers, une grande partie des travailleurs sont des intérimaires ou des sous-traitants, voire des intérimaires pour les sociétés de sous-traitants…
Sciences humaines, n°194, Juin 2008
Mise en concurrence des travailleurs
Cette étude nous permet de vraiment faire le lien entre exploitation, précarisation et racisme. On le voit aussi, cette stratégie amène à la mise en concurrence des travailleurs. Le racisme favorise l’exploitation des populations vulnérabilisées qui sont donc obligées de vendre les services et leur travail au rabais, mettant ainsi en difficulté d’autres populations, qui ne sont pas spécifiquement cibles du racisme et qu’on pourrait qualifier de semi-périphérie. Les groupes racisés formeraient ainsi une périphérie dont l’exploitation à grande échelle rend inutile le recours à une population « blanche » qui tombe dès lors elle-même dans la précarité.
Cependant, partager un sort commun n’amène pas spécifiquement à une solidarité mutuelle. On peut assister à une concurrence des victimes. Les idéologies d’extrême-droite n’hésitent pas à faire miroiter aux « Blancs » parmi les plus en difficultés que leur privilège d’être Blanc est tout ce qui leur reste pour conserver leur supériorité statutaire sur les non-Blancs[2]. Dans la logique qui précède, accepter ce discours, c’est également creuser sa propre tombe et ouvrir la voie à sa propre précarisation.
Il ne peut donc être question de hiérarchisation. La souffrance endurée ne se calcule pas. La lutte contre la précarité doit intégrer la lutte contre le racisme, tout simplement parce que les objectifs de ces deux luttes sont les mêmes.
Depuis une trentaine d’années, on a pu assister à une culturalisation croissante des débats publics sur l’intégration et les discriminations. Cette surculturalisation a eu comme effet fâcheux d’occulter les enjeux réels de l’intégration qui sont ceux de la précarisation (emploi, logement, enseignement). Le débat de l’intégration s’est englué dans des questions de religion, de culture. Or, ce dont souffrent les jeunes, ce n’est pas seulement du manque de reconnaissance de leur identité mais surtout de l’exclusion économique, l’assignation identitaire et la relégation territoriale et politique. Ce que cherchent les Belges de confession musulmane, ceux originaire d’Afrique ou d’autres parties du monde, c’est aussi d’avoir un toit pour s’abriter, de quoi manger pour eux et leurs enfants.
A cet égard, il peut être intéressant de se rappeler que les grandes luttes syndicales et de droits civiques ont souvent enregistré leurs principales victoires quand elles ont su fédérer les plus vulnérables. Prenons-en de la graine.
Pax Christi Vlaanderen vzw - 26 février 2015
[1] Delruelle E., Le racisme nouveau, note communiquée à la Plate-forme de lutte contre le racisme, 2012
[2]Goldman H. , De l’antiracisme des Blancs, in Politique, janvier-février 2015.