Une frange du mouvement féministe occidental continue de penser que ses mots d’ordre et ses méthodes d’action valent, sans distinctions ni nuances, pour l’ensemble des continents — au point que la notion même de « féminisme » soit parfois perçue, dans « le Sud », comme une énième tentative d’intrusion du « Nord ». A paru à la fin de l’année 2015 l’ouvrage collectif État des résistances dans le Sud — Mouvements de femmes, coédité par le Centre Tricontinental et Syllepses. L’historienne Aurélie Leroy en est la coordinatrice. « Les féminismes s’inventent, se pratiquent, mais ne se ressemblent pas », avance cet ouvrage qui conduit ses lecteurs du Sénégal au Sri Lanka, en passant par le Chili, l’Irak, le Mexique et la Chine. De quelle manière ces pensées et ces pratiques, peu connues dans nos pays, permettent-elles de secouer les angles morts, de sortir des pistes dominantes et d’œuvrer, au final, à l’émancipation de toutes les femmes ?
Un fil rouge paraît traverser cet ouvrage : il n’y a pas de féminisme unique et monolithique. Est-ce une réalité entendue, désormais, ou faut-il encore lutter pour la faire accepter ?
Il y a des vérités qu’il est bon de dire et de répéter, quitte à parfois donner l’impression de taper sur le clou. Affirmer que les luttes féministes sont plurielles et qu’il n’existe pas une vision monolithique du féminisme n’est pas neuf. Du chemin a été parcouru depuis le « Sisterhood is powerful » des années 1970. Cette idée d’une « condition partagée » a été démontée par une génération de féministes — qualifiée de troisième vague — au sein de laquelle les femmes du Sud ont joué un rôle moteur. Elles ont mis en exergue les différences qui existaient entre les femmes et insisté sur l’imbrication des rapports de pouvoir. Le sexisme ne fonctionne pas en vase clos et s’articule avec d’autres formes d’oppression comme les discriminations sur la base de la race, la classe, l’orientation sexuelle, la génération, etc. Croire en une conscience féministe unique et unifiée est aujourd’hui dépassé, mais en dépit de cette évidence, la tentation de l’universalisation du féminisme perdure. L’activisme déshabillé des Femen en est une expression. S’appuyant sur leur propre expérience de l’émancipation, leurs membres entendent imposer leur conception à d’autres — à la manière d’un « copier/coller » — et libérer les femmes en leur dictant ce qui est « bon » et « vrai ». Un militantisme aux relents néo-coloniaux douteux …
Les rapports Nord / Sud sont au cœur des propos défendus par les auteures. Vous évoquez la « violence » et la « douleur » qu’un féminisme occidental, blanc, urbain et hégémonique a pu, ici et là, susciter : qu’en est-il ?
Les Femen, une fois encore, en ayant pour cible favorite les femmes musulmanes et en les présentant comme des victimes passives enfermées dans la tradition et aux mains d’hommes par nature oppressifs, adoptent une posture condescendante et arrogante empreinte de racisme. En se « libérant » de leurs vêtements, elles s’érigent comme des actrices éclairées, modernes et libérées face à des femmes musulmanes dont le voilement est perçu à leurs yeux comme un signe nécessairement oppressif qu’il faut combattre. En projetant leurs attentes sur des réalités extérieures qui leur sont inconnues, les Femen ont cristallisé les tensions et jeté le discrédit sur les combats féministes, déjà parfois perçus comme ayant une forte référence occidentale et une optique utilitariste. Les exemples d’instrumentalisation de leurs causes sont en effet malheureusement légion. L’intervention en Afghanistan au nom de la défense des droits des femmes, la manipulation du féminisme à des fins racistes en Europe (les « événements de Cologne », la « criminalité étrangère », « l’intégration des immigré(e)s », les polémiques sur le voile, etc.), la conditionnalité des aides étrangères à l’intérieur d’un cadre de référence marqué par le féminisme libéral et le capitalisme occidental sont autant de situations qui ont été vécues (in)directement et douloureusement par les femmes dans leurs territoires et dans leurs corps.
Dans l’un des textes, signé par des féministes colombiennes, il est dit que ce féminisme extra-occidental permet « d’enrichir la perspective féministe ». Quels sont ses principaux apports ?
Le féminisme est un double mouvement. Un mouvement social qui s’est construit sur le terrain des luttes, mais aussi un mouvement intellectuel qui s’intéresse aux rapports sociaux de sexe, aux relations qui lient et opposent les sexes, aux facteurs qui déterminent la subordination sociale des femmes. Une telle approche permet de réfléchir aux causes de la relation d’oppression, mais aussi aux moyens d’y mettre fin. Les femmes des « multiples Suds » ont agi à ces deux niveaux : celui de la réflexion et de l’action. Elles ont apporté, à partir de leurs expériences diversifiées, une compréhension fine et nuancée des logiques de pouvoir à l’œuvre et affirmé leur volonté d’être parties prenantes dans l’élaboration de la pensée et des luttes féministes (non pas pour « suivre » le mouvement, mais pour le « recomposer »). Elles ont affirmé l’importance de prendre en compte l’articulation de différents systèmes d’oppression, des complexités socio-historiques, et de ne pas sous-estimer les structures de pouvoir productrices d’inégalités comme le (néo)colonialisme et le néolibéralisme. Sur cette base, elles ont rappelé que les voies de l’émancipation ne sont pas prédéfinies et sont donc — encore et toujours — à (ré)inventer. L’espace domestique et familial n’est ainsi pas nécessairement à l’origine de l’asservissement des femmes, pas plus que la religion contraire au projet d’émancipation. Les apports des féminismes des Suds permettent de dépasser certaines conceptions binaires réductrices et de repenser les relations entre féminisme et religion, entre espace public et privé, entre tradition et modernité, entre « homme dominateur » et « femme subordonnée », etc.
Christine Delphy a souvent dénoncé l’instrumentalisation du féminisme à des fins impériales (on se souvient de son article « Une guerre pour les femmes afghanes ? ») et la question (post)coloniale revient régulièrement dans les arguments de ces nombreuses féministes : comment, pour reprendre la formule de la sociologue Zahra Ali, se lient « les questions de genre, de nation et d’impérialisme » ?
Le rapport que les féministes d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique latine entretiennent avec l’Occident est parfois tendu. Cela tient en partie au fait que, dans de nombreux pays du Sud, les mouvements féministes ont affirmé à l’origine leur militantisme au travers des luttes de libération nationale et l’ont par la suite inscrit dans une critique de la domination impérialiste sous ses multiples formes. En Haïti, l’histoire politique du pays a été marquée par les résistances des femmes, que ce soit contre l’occupation états-unienne, les coups d’État ou les interventions militaires étrangères. Dans le chaos de la reconstruction post-séisme de 2010 et dans le contexte actuel de crise politique — le pays est sans président — les organisations féministes et de femmes haïtiennes dénoncent le rôle joué par les États-Unis, l’Union européenne et les acteurs humanitaires et internationaux qui « participent plus du problème que de la solution ». Elles défendent avec d’autres acteurs sociaux « l’exigence d’une souveraineté populaire » (Thomas, 2016) et veulent en finir avec la dépendance politique et économique. Elles revendiquent la mise en place d’un pouvoir démocratique qui se détache du modèle de développement injuste et incohérent actuel, mais sans que soient occultées les violences et les inégalités produites par une société machiste. Que ce soit en Haïti ou en Afghanistan, l’espoir d’un changement en faveur des femmes ne peut reposer sur des ambitions affichées par une force étrangère. Le renforcement des rôles politiques et publics des femmes afghanes, voulu par les agences d’aide étrangère, a ainsi échoué et a constitué une cible facile pour les groupes conservateurs attachés au statu quo en matière de genre.
La dimension religieuse est évoquée – en particulier dans le chapitre consacré au monde arabe. Il est même question d’un « féminisme islamique », c’est-à-dire d’une émancipation conçue de l’intérieur d’une tradition spirituelle. Le ménage entre émancipation des femmes et monothéisme (par nature peu favorable aux femmes) heurte toutefois plus d’un.e féministe – en France, particulièrement. De quelle manière aborder cette crispation ?
La France, plus encore que la Belgique, s’est posée en « protectrice de la laïcité » au nom des droits des femmes, avec une crispation des débats autour de la question du voile. La laïcité est devenue un marqueur déterminant de la nation, qui lui fait penser le droit des femmes au travers elle. Dans d’autres contextes où la religion est à l’inverse un référent culturel et identitaire majeur, des militantes ont compris la nécessité de composer avec celui-ci pour rendre audible leur revendication égalitaire, mais sans pour autant abandonner le cadre universaliste des droits humains ! Des chercheuses et militantes se sont ainsi engagées dans une démarche féministe à l’intérieur du cadre religieux musulman, démontrant ainsi la compatibilité entre féminismes et islam. Pour tous ceux qui seraient dubitatifs ou farouchement hostiles à ce rapprochement, j’aimerais insister sur deux éléments inspirés des réflexions de ces féministes. Le premier, c’est l’effet du « deux poids, deux mesures ». Plus que dans les autres religions monothéistes, les femmes musulmanes sont désignées et définies par le prisme de la religion. L’islam expliquerait tout, notamment leurs conditions de vie et leur inégal statut. S’il est indispensable de combattre le caractère patriarcal et oppressif des religions, il est crucial aussi de ne pas tomber dans le piège des préjugés ou dans l’instrumentalisation du féminisme à des fins racistes. Les événements de Cologne sont là pour nous le rappeler. Les appels à la défense de « nos femmes », entendus chez plusieurs politiciens et journalistes, doivent être rejetés à la fois pour leur caractère xénophobe, mais aussi car ils court-circuitent le débat, banalisant ou marginalisant la problématique des violences faites aux femmes. La seconde idée, dans la foulée de l’exemple de Cologne, c’est le détournement ou l’occultation de certains débats. À force de se concentrer sur la misogynie des religions, on en oublierait presque que « le » monde musulman est en fait « les » des mondes musulmans. Et que cet ensemble de pays, qui s’étend sur plusieurs continents, connaît des langues et des cultures différentes, et qu’il est profondément marqué par des facteurs historiques et socio-économiques qui agissent de manière déterminante sur la manière dont vivent les femmes et dont elles sont perçues par la société. Croire que « pour comprendre les musulmans, il suffirait de lire le Coran » est un raccourci réducteur, comme nous le rappelle Zahra Ali.
La question de l’universalisme sous-tend tout cela. Comment trouver un juste point d’équilibre entre un relativisme culturel délétère et un universalisme orgueilleux et dominateur ?
Les féministes postcoloniales, notamment, se sont distanciées des conceptions universalistes et hégémoniques du patriarcat, étant fondées sur les expériences et besoins des femmes blanches, urbaines, hétérosexuelles, issues de la classe moyenne. En s’inscrivant dans un contexte et en adoptant un point de vue historiquement situé, elles ont rejeté l’universalisme féministe porté par certaines intellectuelles. Cette attention portée au respect de la différence comportait toutefois le risque de basculer dans une sorte de « fondamentalisme culturel », qui se serait opposé à toute tentative de transformation des pratiques qui affectent la vie des femmes au nom de la préservation de l’identité du groupe. Ici encore, en historicisant des pratiques culturelles comme la polygamie ou le sati (l’immolation des veuves), les féministes du Sud se sont attachées à faire évoluer des traditions qui sont source de violence à l’égard des femmes. En Indonésie, des militantes musulmanes¹ ont insisté sur le fait que les textes fondamentaux ont été écrits à une époque différente et dans des conditions qui ne prévalent plus actuellement. Au temps du Prophète, les guerres étaient omniprésentes et de nombreuses femmes se sont retrouvées seules. Dans ces circonstances sociohistoriques, les mariages polygamiques étaient courants. Si cette pratique s’explique dans un contexte donné, lutter aujourd’hui pour que la polygamie disparaisse ne constitue pas une menace pour l’intégrité identitaire du groupe.
Le terme même de « féminisme » n’est pas toujours mis en avant, de la part de militantes pour le droit des femmes (l’ouvrage rappelle aussi qu’il n’existe pas au Congo et qu’il est ambigu en Chine). Que révèle le poids de ce mot – qui n’est, bien sûr, absolument pas intégré non plus dans l’imaginaire collectif franco-belge ?
Dans les pays du Sud, il n’est pas rare que des organisations ou des femmes refusent d’endosser l’identité politique féministe. Le terme est parfois perçu comme étranger et imposé de l’extérieur, et l’agenda des militantes du Nord ne semble pas toujours coller à celui des femmes du Sud. Le « non » à la cause féministe n’est toutefois pas un « non » à des revendications égalitaires, mais un « non » au lieu de pouvoir que représente l’Occident et un refus de l’instrumentalisation du féminisme. En Europe, le féminisme est loin aussi de faire l’unanimité, mais pour d’autres raisons. Il est attaché à de nombreux stéréotypes au point que beaucoup hésitent avant de s’en réclamer. Le féminisme serait dépassé et hors de propos dans nos sociétés prétendument égalitaires. Il renverrait à l’idée de guerre des sexes, menée par des femmes agressives et frustrées qui se voudraient anti-homme, anti-sexe et anti-amusement. « Il y a pire ailleurs » ou « il y a des combats plus importants » ou « il ne faut pas nier les évidences naturelles » sont quelques-unes des petites phrases assassines qui participent au travail de sape des revendications féministes. Et pourtant, les discriminations sexistes se poursuivent ici comme ailleurs, en particulier dans le champ du travail. En matière de violence, une femme sur trois a subi une forme de violence physique ou sexuelle dans l’Union européenne depuis l’âge de 15 ans. La « culture du viol » et l’idée de pouvoir disposer librement du corps des femmes sont une réalité sous nos latitudes. Le « réflexe » est d’apprendre à nos filles à se protéger (ne pas boire, ne pas s’habiller de manière provocante, ne pas sortir tard et/ou seule, etc.) pendant qu’apparemment il n’y aurait rien à enseigner à nos garçons… L’évocation du viol est omniprésente dans la vie des femmes, quasi absente dans celle des hommes. Une réalité, l’égalité homme-femme ? Ne nous voilons pas la face !
L’une des riches contributions du livre est celle de la féministe argentine Claudia Korol : elle propose un « féminisme de parole-action » ancré dans les luttes socialistes et antilibérales – un « féminisme populaire » et non libéral et minoritaire. Au Bahreïn, explique Sawsan Karimi, le féminisme n’intéresse « qu’une minorité de femmes issues de l’intelligentsia ». Ce débat vaut pour l’ensemble des pays du monde : comment œuvrer mieux encore à la convergence des luttes de masse (socialistes) et des combats féministes – et antiracistes ?
La construction d’alliances autour de finalités communes, l’élaboration de militantismes inclusifs devraient constituer un atout et une force dans une perspective de lutte contre l’oppression, mais dans la pratique les articulations sont souvent boiteuses, car elles reposent sur une mauvaise compréhension des rapports sociaux de sexe, de classe et de race. Alors que ces rapports de domination sont indissociables, qu’ils sont le produit d’une dynamique complexe et qu’ils se coproduisent mutuellement, ils sont souvent abordés comme des identités séparées et concurrentielles, ce qui amène à basculer dans un schéma de lutte prioritaire versus secondaire. Nombreux sont ainsi les exemples où les revendications féministes ont été effacées devant des luttes généralistes jugées prioritaires. L’autonomie politique des luttes féministes est indispensable, mais cela n’empêche toutefois pas que la perspective féministe soit intégrée dans les organisations anticapitalistes et antiracistes. Le seul impératif est qu’elle le soit comme « une composante stratégique et structurante d’un projet de société émancipateur » (Cisne et Gurgel, 2015).
CETRI - 4 avril 2016