Un débat secoue l'opinion depuis la controverse sur le traité de Maastricht et sur le projet de constitution européenne qui fut rejetée en 2005 par référendum en France et aux Pays-Bas. Bien des opposants de droite comme de gauche qualifiaient ce traité constitutionnel de charte de l'ultralibéralisme.
Depuis, il y a une sorte d'alliance objective entre l'extrême-droite et la gauche dite « souverainiste ». Cela permet ainsi aux partisans de la construction européenne de disqualifier toute critique à son égard. Leur leitmotiv est : tu es contre l'ultralibéralisme européen, tu es donc anti- européen, tu es un « eurosceptique ».
D'autre part, les « eurosceptiques » eux-mêmes rejettent toute idée de construction européenne et veulent en revenir à l'Etat-nation d'antan et souhaitent le rétablissement des frontières au sein même de l'Europe. La régression sociale basée sur l'exploitation des travailleurs issus des anciens pays satellites de l'URSS au détriment de ceux d'Europe occidentale contribue à entretenir ce climat anti-européen. La crise des migrants a montré que la solidarité entre Etats-membres de l'Union européenne est, dans bien des cas, une coquille vide. Enfin, et c'est notre propos, certains « eurosceptiques » marquent leur hostilité à l'Union européenne, car elle serait un projet ultralibéral.
Il y a du vrai dans cette critique qui date d'ailleurs des années 1950 au moment de la fondation de la Communauté européenne. Rappelons-nous la forte opposition d'un éminent dirigeant politique de gauche français : Pierre Mendès-France.
« Le projet de marché commun tel qu'il nous est présenté est basé sur le libéralisme classique du XXème siècle selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes. L'abdication d'une démocratie peut prendre deux formes, soit elle recourt à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit à la délégation de ses pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle au nom de la technique exercera en réalité la puissance politique, car au nom d'une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une politique au sens le plus large du mot, nationale et internationale. »
Donc, pour l'ancien Président du Conseil français, le projet européen est antidémocratique et est surtout un projet libéral. D'autres ont repris cette analyse.
Un projet ultralibéral ?
Alors, la question est : l'Union européenne est-elle un projet ultralibéral ?
Le journaliste du « Soir », Domnique Berns a publié le 10 juillet 2017 un très intéressant article dans le cadre de Lena qui rassemble des quotidiens de différents pays européenns : le Français « Le Figaro », le Suisse alémanique « Tages Anzeiger », l'Espagnol « El Pais », le Suisse romand « La Tribune de Genève », l'Italien « La Repubblica », l'Allemand « Die Welt » et le Belge « Le Soir » et qui publient chaque semaine une « Lettre d'Europe ».
Cet article est intitulé : « L'Union européenne ou le rêve néolibéral devenu réalité ». Il se base sur une conférence prononcée à l'Institut européen de Florence par le philosophe belge, professeur à l'Université catholique de Louvain, Philippe Van Parijs.
Philippe Van Parijs a une conception claire de la construction européenne, même si on n'est pas tenu de partager sa confiance au modèle libéral.
Celui-ci se réfère à une conférence prononcée à Londres en 1939 par le philosophe autrichien naturalisé anglais, fondateur du néolibéralisme, Friedrich Hayek, intitulée : « Les conditions économiques du fédéralisme interétatique » publiée dans son traité : « Individualism & Economic Order »
Une fédération absorbant les Etats
Hayek commence par définir selon lui les avantages du fédéralisme interétatique :
« Un des grands avantages de la Fédération interétatique serait une Fédération qui éliminerait les obstacles à la libre circulation des hommes, des biens et des capitaux entre les États et qui rendrait possible la création de règles de droit communes, un Système monétaire unique et le contrôle commun des communications. »
Pour Philippe Van Parijs de Hayek veut limiter au maximum les pouvoirs des Etats membres de la Fédération. Et la Fédération ne doit surtout pas être un « super-Etat ».
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Friedrich Hayek, le père de l'ultralibéralisme, voyait dans une fédération interétatique le meilleur moyen d museler l'Etat.
Peter Gowan dans « Contretemps » n°4 de juin 2014 explique bien les objectifs de Hayek :
« ...Dans la conception de Hayek, la fédération doit avoir une fonction avant tout négative, car son rôle est d'empêcher les États membres de céder aux pressions démocratiques dans le champ des politiques économiques et sociales. Elle ne doit donc pas être une fédération démocratique relevant d'une intégration positive, car cela en ferait ce qu'Hayek appelle un «super-État». Or, comme il l'écrit, il faut s'opposer aux États jouissant d' « une souveraineté sans entraves dans la sphère économique, un ensemble de règles définissant ce qu'un Etat peut faire et une autorité apte à faire respecter ces règles. Les pouvoirs nécessaires à une telle autorité sont avant tout négatifs: elle doit avant tout être capable de dire «non» à toutes sortes de mesures restrictives » (...)
Les pouvoirs dont Hayek pense que nous avons été trop stupides pour les exercer de manière responsable sont ceux que le gouvernement parlementaire représentatif confère sur la vie économique et sociale. Le but de la « fédération » qu'il propose est donc de limiter l'autorité démocratique nationale et non pas de la transférer à l'échelon supérieur. La fédération doit avoir une «constitution de liberté» au niveau européen, bloquant l'exercice de la démocratie dans le champ de l'organisation et des politiques économiques et sociales. Le rôle de la fédération est d'être « un pouvoir qui peut limiter les différentes nations. »
Parallèlement aux gouvernements, toutes les organisations économiques et sociales nationales comme les syndicats, qu'on appelle aussi corps intermédiaires, seraient considérablement affaiblies :
Une fois que les frontières sont ouvertes et que la libre circulation est assurée, toutes ces organisations nationales, syndicales, cartels ou associations professionnelles, perdront leur position de monopole et, par conséquent, les organisations nationales, leur pouvoir de contrôler l'offre de leurs services ou produits.
Il est donc évident pour Hayek qu'une telle fédération retirerait tout pouvoir à la puissance publique, démantèlerait l'Etat social et les lois sur le travail et aussi rendrait inopérants les contrepouvoirs comme les syndicats.
« Merveilleux - pour Hayek ! » s'exclame Van Parijs, mais il pose la question : « La capacité d'agir au niveau national ne sera-t-elle pas remplacée par une capacité à agir au niveau nouvellement créé de la fédération ? »
En aucun cas : et c'est le deuxième critère qui, combiné au premier, explique l'enthousiasme de Hayek. En effet, il existe deux obstacles sérieux à la création d'une telle capacité. Tout d'abord, les différences économiques sont susceptibles d'être beaucoup plus prononcées dans une grande entité que dans une petite :
« De nombreuses formes d'interférence de l'État, bienvenues dans une étape du progrès économique, sont considérées dans un autre comme un obstacle majeur. Même une législation telle que la limitation des heures de travail ou de l'assurance chômage obligatoire, ou la protection des commodités, sera considérée sous une lumière différente dans les régions pauvres et riches et peut, dans le premier, nuire réellement et susciter une opposition violente des personnes qui dans les régions les plus riches l'exigent et en profitent. »
Une fédération sans identité commune
Deuxièmement, une fédération supranationale n'a pas d'identité commune et donc la solidarité sur laquelle les États-nations reposent ne peut exister dans la fédération :
Dans l'état national, les idéologies actuelles permettent aisément de persuader le reste de la communauté qu'il est de son intérêt de protéger «son » industrie du fer ou «sa» production de blé, etc. (...) La considération décisive est que son sacrifice profite aux seuls compatriotes. Les mêmes motivations fonctionneront-elles en faveur d'autres membres de l'Union ? Est-il probable que le paysan français soit prêt à payer davantage pour son engrais pour aider l'industrie chimique britannique ? Will (...) le greffier dans la ville de Londres serait-il prêt à payer plus pour ses chaussures ou son vélo pour aider (...) les ouvriers belges ?
Pour Hayek, il n'y a évidemment aucun doute. Il reconnaît cependant que :
Ces problèmes ne sont évidemment pas familiers dans les États nationaux tels que nous les connaissons. Mais ils sont moins difficiles par l'homogénéité comparative, les convictions et les idéaux communs, et toute la tradition commune des gens d'un État national.
Pour le père du néolibéralisme, il faut donc éliminer la puissance publique et laisser la totale liberté au capital en entravant les capacités d'action des Etats, organisations de travailleurs et de tous les contrepouvoirs. Et seule, une fédération interétatique peut y arriver.
Aussi n'est-ce pas là l'objectif réel de la construction européenne. Et n'est-ce pas à cela qu'elle aboutit, en définitive ?
Dominique Berns pose dès lors la question :
« Ainsi, on peut discuter sur l'harmonisation fiscale, mais c'est la concurrence qui prévaut. Et les beaux discours sur l'Europe sociale ne changent rien à la réalité. L'harmonisation, là aussi, tend vers le bas. Ainsi la Belgique a-t-elle assoupli la réglementation sur le travail de nuit pour s'aligner sur la législation hollandaise, espérant récupérer une partie de l'e-commerce qui avait spontanément choisi de s'installer aux Etats-Unis. »
On est cependant loin d'une fédération.
Mais, cela ne se passe pas tout à fait comme Hayek l'avait prévu. Tout d'abord, l'Union européenne n'est pas une fédération, même si c'est son objectif depuis le début. Elle reste encore une association intergouvernementale. C'est le Conseil qui dirige l'Union, la Commission – seul organe supranational avec le Parlement européen – est la gardienne des traités. Elle a certes un grand pouvoir de contrôle et d'action sur les Etats membres, mais elle ne fixe pas la politique, même si elle a une capacité de propositions.
Du fait de l'intergouvernementalité, c'est évidemment l'Etat le plus puissant qui mène la danse, cet Etat étant l'Allemagne, le Royaume uni s'étant mis hors jeu en n'adhérant pas à l'Euro et en actionnant le « Brexit ».
En réalité – et il suffit d'analyser le système de l'Euro – il n'y a pas de solidarité interétatique puisqu'il est interdit d'aider un Etat-membre en difficulté, comme ce fut le cas de la Grèce, mais aussi du Portugal, de l'Irlande et de l'Espagne, sans compter l'Italie qui est en porte à faux sur le plan financier.
À l'origine, l'Allemagne qui, avant la chute du Mur de Berlin, était considérée comme un « géant économique et un nain politique », a réussi à s'imposer par la réunification. C'est elle qui a demandé la monnaie unique.
Marie-France Garaud a raison lorsqu'elle dit : « Les Allemands – pays pluriel – ont besoin d'un élément structurant. Pour eux, le pluriel, c'est l'Europe fédérale, l'élément structurant, c'est la monnaie unique. »
Marie-France Garaud, la souverainiste, a une analyse très fine des rapports de force au sein de l'Union européenne.
Cependant, les Allemands auraient souhaité que les pays dits du « Club Med » ne participent pas à la monnaie unique, ces pays constituant le Sud de l'Union européenne. Mais, Romano Prodi, ancien président de la Commission européenne et à l'époque président du Conseil italien, a réussi à imposer l'Italie dans la zone Euro et les autres pays méditerranéens ont suivi.
On l'a vu ensuite lors de la crise grecque, l'Allemagne a fait preuve d'une intransigeance qui a mis le pays des Hellènes à genoux. Cela essentiellement pour maintenir le caractère structurant de l'Euro et... accessoirement pour sauver les banques françaises et allemandes qui ont imprudemment spéculé sur la dette grecque.
Un autre aspect mis en avant par Philippe Van Parijs est l'hétérogénéité de l'Union européenne. Il en déplore le manque d'uniformité.
« Comment réagir ?
Comme l'expliquait lucidement par Hayek, si l'on exclut la ré-érection des frontières nationales épaisses, avec les énormes pertes économiques et les incertitudes de toutes sortes, que cela déclencherait, il n'y a qu'une seule option réelle: il faut construire une véritable politique européenne qui englobe le marché unique européen , Au lieu de laisser chaque politique nationale lutter contre les contraintes imposées par son immersion sur ce marché et, au-delà, dans un marché mondial de plus en plus mondialisé.
En particulier, nous devons d'urgence créer des institutions socio-économiques qui organisent au moins une partie de la redistribution à plus grande échelle. Une telle redistribution favorise la poursuite de la justice directement, grâce à des transferts au niveau de l'Union mieux protégés contre la concurrence sociale et fiscale que la redistribution au niveau des pays, et indirectement (...).
Rien qu'en raison des différences linguistiques de ces débats au sein de chaque Etat, une version particulièrement forte du principe de subsidiarité devrait s'appliquer. En matière de politique sociale, comme dans bien d'autres, cela justifierait durablement un degré de décentralisation significativement supérieur à ce qui serait optimal avec une population mono-nationale de même taille. Le risque moral inhérent à une telle décentralisation réduira légitimement le niveau optimal des transferts transnationaux: « pas de solidarité sans responsabilité », c'est ce que nous avons entendu tout au long de la crise grecque. Cependant, le fait qu'un haut niveau de solidarité soit plus difficile à atteindre et à maintenir politiquement au niveau européen qu'au niveau national, ne le rend pas moins important. »
N'oublions pas cependant que les Traités budgétaires ont imposé des restrictions sur le plan social. Ainsi, la Troïka a interdit à plusieurs reprises à la Grèce de réajuster les pensions de retraites qui avaient été drastiquement diminuées. Aussi, le « principe de subsidiarité » qui devrait s'appliquer en matière sociale est-il fortement restreint.
Donc, conclut Dominique Berns :
« ... si l'Union n'est pas néolibérale par accident, elle ne l'est pas non plus par, assure-t-il [Philippe Van Parijs] par essence. Elle est ce que nous Européens, en ferons. Mais c'est ce « nous », justement, qu'il convient de faire advenir, si l'on veut une autre Europe. Un peuple européen, donc.
Il faut absolument une langue commune, une « lingua franca » - que Phlippe Van Parijs imagine être l'anglais (et pourquoi pas ?) – mais pas seulement. Il faudrait construire un imaginaire commun et ces corps intermédiaires qui animent, dans nos pays, la dynamique démocratique. »
La novlangue de George Orwell
Remarquons que cette volonté d'uniformisation est contraire à la lettre et à l'esprit de la devise de l'Union européenne : « l'Unité dans la diversité ». Elle signifierait une perte de culture. Prenons le cas d'une langue unique : il est vrai qu'elle ne pourrait être que l'anglais, mais quel anglais ? C'est déjà fait au niveau des institutions européennes grâce à Barroso, le président des deux précédentes commissions connu pour son atlantisme virulent, qui a imposé un sabir techno-linguistique qu'on appelle le « globish » : un anglais technico-administratif au vocabulaire limité, à la syntaxe simplifiée. On peut réellement le comparer à la novlangue de George Orwell !
La Commission a d'ailleurs une fâcheuse tendance à tout niveler par des réglementations tatillonne, notamment en matière d'alimentation. La saga des fromages au lait cru qui n'est toujours pas terminée, le grotesque projet d'imposer un mélange de vin blanc et de vin rouge pour faire du rosé, en sont des exemples significatifs.
Par contre, afin de créer un espace cohérent sur les plans économique et social, il est indispensable de procéder à l'harmonisation fiscale et sociale, tenant compte des caractéristiques de chaque Etat. Mais cela va à l'encontre de la doxa néolibérale mise en avant, il y a bien longtemps, par Friedrich Hayek.
Dominique Berns avertit :
« Et surtout, le temps presse. Dans dix ou vingt ans, l'Union, incapable de corriger le développement inégal de ses régions, sera encore plus hétérogène ; son modèle social, loin de s'étendre aux nouveaux membres, aura régressé au sein des pays fondateurs ; et la capacité d'action des Etats, à défaut d'un réarmement fiscal, sera toujours plus réduite. »
Est-ce une raison pour renoncer ?
L'Europe est gangrénée par l'ultralibéralisme. Même les Etats-Unis qui sont la patrie du libéralisme et du laissez-faire ne vont pas aussi loin. Les Américains sont des gens pragmatiques. Lorsque c'est nécessaire, ils laissent l'idéologie au vestiaire et n'hésitent pas à faire appel à l'Etat. L'Union européenne est figée dans ses traités. « Il n'y a pas de démocratie en dehors des traités » proclamait Jean-Claude Juncker. Ainsi, tout est bloqué. Les Grecs le paient assez cher et d'autres peuples vont sans doute suivre.
Jean-Claude Juncker : hors des traités point de salut !
Aussi, en dénonçant l'Europe ultralibérale, bon nombre considère qu'il faut rejeter l'Europe, en revenir à l'Etat-nation d'antan. C'est une erreur majeure. L'union des peuples d'Europe doit se poursuivre, si l'on veut élaborer un système réellement démocratique et de justice sociale.
D'ailleurs quel poids a un Etat-nation européen face aux Etats-Unis et à la Chine ? Qu'est-ce qu'une nation même moyenne dans la mondialisation ?
Mais pour reconstruire l'Europe en dehors du modèle ultralibéral, il faut une réelle force politique. Et là, on est loin du compte. Mais, est-ce une raison pour renoncer ?
Pierre Verhas
Bron: http://uranopole.over-blog.com/2017/07/l-union-europeenne-un-ordre-ultraliberal.html