Curieuse expression en effet pour désigner une pensée et une pratique économique et politique qui domine le monde. Comment en effet expliquer que le capitalisme peut être sauvage ?
Eh bien ! Comme souvent lorsqu'on n'arrive pas à élaborer une définition précise, on prend un exemple. Et cet exemple est tout récent : il s'appelle l'affaire Veviba.
Veviba est une entreprise alimentaire belge et internationale sise à Bastogne en Ardenne belge et spécialisée dans la transformation de la viande essentiellement bovine. Elle fournit sa marchandise dans les grandes surfaces comme Carrefour Belgique, Delhaize et Colruyt, et a aussi des clients en Europe jusque dans les Balkans. Cette firme fait partie du groupe Verbist, un homme d'affaires flamand.
Entrée de l'usine Veviba à Bastogne qui a été fermée sur ordre du ministre de l'Agriculture Denis Ducarme
Le scandale a éclaté le samedi 3 mars : il a été établi que Veviba fournissait à ses clients de la viande avariée : comme de la bidoche hachée mélangée à de la viande avariée, des morceaux de bœuf avec des dates de congélation trafiquées, etc. Il s'est avéré après un contrôle de l'AFSCA (Agence Fédérale pour la Sécurité de la Chaîne Alimentaire dépendant du ministère fédéral de l'Agriculture) sue 50 % de la viande qui sortait de cette entreprise était impropre à la consommation.
Jusqu'au Kosovo
Déjà en 2016, il y avait eu un problème avec cette firme. Un client du Kosovo – ce n'est pas la porte à côté ! – avait reçu un camion entier de viande avariée de Veviba. Furieux, il a déposé plainte et a invité les médias à filmer le déchargement du camion dans une décharge locale. À l'époque, personne ne s'en était ému : ni les grandes surfaces, ni l'AFSCA, ni la presse. Et ce fut business as usual...
Aujourd'hui, l'affaire prend des proportions considérables. Le ministre libéral de l'Agriculture, Denis Ducarme, a fait mettre les scellés sur l'entreprise de Bastogne, déposé plainte au civil. Le Parquet s'est saisi de l'affaire. La Commission Santé de la Chambre des représentants se réunit d'urgence pour entendre le ministre et tous les acteurs de cette affaire.
Le ministre libéral Denis Ducarme semble décidé à faire toute la lumière sur cette affaire.
Il y a de quoi : la plupart des 10.000 éleveurs wallons travaillent avec le groupe Veviba. De plus, le groupe Verbist dont fait partie Veviba représente 30 % du marché belge. C'est donc un scandale majeur. Mais, jusqu'à présent, tout le monde le jure, aucun consommateur n'aurait été intoxiqué par cette viande... Un peu curieux, non ?
Un témoignage au passage, le chroniqueur de RTL-TVI, le journaliste socialiste Michel Henrion, a raconté dimanche midi avoir discuté avec des médecins urgentistes de différents hôpitaux qui lui ont révélé qu'ils ne comptaient plus les cas d'intoxication alimentaire qui étaient quotidiennement amenés aux services d'urgence.
Les grandes surfaces clientes de Veviba ont retiré dare-dare des rayons, les lots de viande hachée et de viande bovine. Un petit témoignage personnel : vendredi 2 mars, la veille de l'éclatement du scandale, je faisais des courses au Delhaize. J'avais l'intention d'acheter du filet américain (du steak tartare pour nos lecteurs français). Les rayons étaient vides... Bizarre !
Carrefour, Delhaize : des vierges effarouchées
Carrefour et Delhaize ont diffusé des communiqués indignés accusant Veviba de les avoir trompés. Assez cocasse de jouer les vierges effarouchées quand on travaille avec cette entreprise depuis plus de trente ans ! Ils sont vraiment comme les trois petits singes : rien vu, rien entendu, rien dit...
En clair, c'est la panique. Mais, les langues se délient. Des travailleurs de Veviba et des grandes surfaces témoignent sous le couvert de l'anonymat et accusent Veviba, les grandes surfaces et l'AFSCA.
Un système mafieux
Les éleveurs déjà grugés par la politique agricole de l'Union européenne sont furieux. L'un d'eux, Christian Bleret a déclaré au journal « l'Echo » de samedi 10 mars 2018 : « J'ai du mal à comprendre comment ces manquements ont pu être perpétrés parce qu'il y a des vétérinaires de l'AFSCA dans toute la chaîne. »
Il y aurait donc des complicités à tous les stades : Veviba, l'AFSCA et les grandes surfaces. Cela porte un nom : un système mafieux qui n'hésite pas à empoisonner les gens pour leur plus grand profit. Ducarme a d'ailleurs lui aussi évoqué des « dérives mafieuses ».
Mme Marie-Laurence Semaille, responsable du secteur viande de la Fédération wallonne de l'Agriculture a déclaré au même journal « l'Echo » : « ... l'ensemble de la filière est impacté. Car il y a des dégâts collatéraux. Songez à la perte de confiance des consommateurs vis-à-vis d'un secteur qui est déjà en difficulté suite à la succession des scandales passés : dioxine, vache folle, etc. Il y a eu de gros problèmes sur l'aval de la filière et cela retombe chaque fois sur les éleveurs. »
Dans le secteur agro-alimentaire qui s'industrialise de plus en plus avec les encouragements de l'Union européenne, les grugés de la filière sont toujours les premiers, les producteurs – les éleveurs – et les derniers, les consommateurs.
L'AFSCA dans le collimateur
En outre, les contrôles de l'AFSCA ont été pour le moins inefficients.
Cet organisme public fondé en 2000 suite à la crise de la dioxine de 1999, employant 3 000 personnes, a pour objet de contrôler la sécurité des produits issus du secteur agroalimentaire, aussi bien les aliments céréaliers, les fruits et agrumes et les viandes.
Dès le départ, l'AFSCA a fait l'objet de critiques sur ses méthodes de contrôle. Si elle a pu démanteler certaines filières frauduleuses, on lui reproche de s'être attaqué surtout à de petits producteurs et commerçants. Ainsi, par exemple, l'Agence s'est attaquée à la tarte au riz de Verviers qu'elle considérait comme mal distribuée. Cela déclencha un tollé et elle dut reculer. Mais au-delà de cet aspect relativement anecdotique, ses méthodes de contrôles sont fort critiquées : soit elles sont bien trop tatillonnes, soit elles sont laxistes.
Et dans l'affaire Veviba, l'Agence est montrée du doigt par bon nombre d'acteurs et de politiques. Ainsi, la députée SPa (Socialiste flamand) Annick Lambrecht exige la peau de Herman Dirickx, le directeur de l'AFSCA qui a fait preuve, il est vrai, d'une attitude plus qu'attentiste en cette affaire. La députée a en outre déclaré :
La députée socialiste flamande Annick Lambrecht veut la peau d'Herman Dirickx, le patron de l'AFSCA.
« Six mois après la crise des œufs (contaminés au fipronil, un insecticide interdit sur les animaux destinés à la chaîne alimentaire), le consommateur est à nouveau confronté à un scandale alimentaire. Et à nouveau surgissent des doutes sur le rôle et le fonctionnement de l'agence de sécurité alimentaire. »
De plus, des témoignages accusateurs mettent gravement en cause les contrôleurs de l'Agence. Ainsi, bien qu'elle le nie, plusieurs témoins affirment que la direction de Veviba était avertie de la date des contrôles, ce qui permettait évidemment de présenter un atelier de découpe conforme et impeccable pour le contrôle.
Herman Dirickx, le patron de l'AFSCA est dans l'oeil du cyclone.
Un témoin, un cadre pensionné depuis 2007 chez Carrefour, a affirmé à l'émission matinale de la RTBF, « Viva Cité », ce 12 mars, que le responsable du rayon vins préparait des caisses de vin et de champagne qui étaient déposées dans les coffres des voitures des contrôleurs pendant leur visite. Le journaliste de la RTBF a fait remarquer que « plus que probablement cette pratique avait cessé depuis 2007. » Sur quelles bases affirme-t-il cela ? Voilà encore un journaliste qui a peur ! Il devrait plutôt investiguer que commenter ainsi ce témoignage.
Certes, certains témoignages peuvent être fantaisistes ou dictés par la vengeance. Mais, depuis le début de la crise, ils se multiplient. Aussi est-il difficile de prétendre qu'ils ne sont pas crédibles. Tout cela mérite pour le moins une enquête approfondie : il s'agit de l'avenir de milliers d'éleveurs, de centaines de travailleurs et de la santé de dizaines de milliers de consommateurs !
Toujours est-il que le 12 mars, le ministre Ducarme a expliqué à la Commission de la Santé de la Chambre qu'il avait commandé un audit sur l'AFSCA. Il est clair aussi qu'Herman Dirickx qui a été auditionné est désormais sur un siège éjectable.
Cependant, n'oublions pas que Veviba fait partie du groupe flamand Verbist qui détient d'autres entreprises en Belgique : à Rochefort et à Izegem. Ce même 12 mars, un témoin accuse l'atelier de découpe de Rochefort de pratiquer comme Veviba. Démenti de la direction, évidemment. Wait and see !
Il est aussi surprenant que l'administrateur délégué du groupe qui est en fait le grand patron du groupe, Diederik Verbist n'a toujours pas été interrogé. Étrange, non ?
Diederik Verbist, le grand patron du groupe Verbist dont fait partie Viveba, n'a toujours pas été interrogé... (photo Le Soir)
Où mène ce charivari ?
Devant un tel charivari, que conclure en ce moment ?
Jusqu'à présent, à part la découverte de viande avariée chez Veviba, on est dans les suppositions.
Si un ministre – certes connu pour ses excès de langage – parle de dérives mafieuses, il doit avoir de sérieuses raisons pour tenir de tels propos.
On se rend parfaitement compte que toute la filière est atteinte : du traitement de la viande à la grande distribution et que le laxisme de l'organisme de contrôle est pour le moins suspect.
Un système s'est installé depuis longtemps dans ce secteur et l'a sans doute entièrement contaminé. Tout le secteur est atteint et c'est à la tête qu'il faut frapper et vite, sinon toute trace risque de disparaître. Déjà, manifestement on procède à du chantage auprès des travailleurs. Il y a eu une réunion toujours ce 12 mars chez Veviba entre la direction et les travailleurs. Il en ressort que le salaire des travailleurs est garanti et l tous les membres du personnel interrogés par les journalistes ont déclaré qu'il y aurait une reprise du travail très bientôt et que l'on avait exagéré un incident. Veviba, d'après eux, n'avait rien à se reprocher.
La direction n'a-t-elle pas procédé à du chantage auprès des employés pour qu'ils se taisent, le nombre de témoignages recueillis jusqu'aujourd'hui devenant inquiétant ? On peut se poser la question. Encore une fois, sans pouvoir y apporter une réponse claire pour le moment.
L'affaire n'est guère terminée, mais on sent déjà des tentatives d'étouffement. Là aussi : Wait and see.
En attendant, ce sont les éleveurs, les travailleurs et les consommateurs qui paient le prix fort de ces pratiques inadmissibles.
Toute l'industrie agroalimentaire
Il n'y a pas que le groupe Verbist et sa filière de la viande. D'autres groupes sont aussi visés. Rappelons-nous le tout récent scandale Lactalis en France où la aussi, c'est toute une filière qui est en cause : le groupe lui-même, la grande distribution, les laboratoires et aussi l'Etat. Le lait contaminé est passé sans problème dans tout ce circuit. Le « Monde » du 15 février 2018 rapporte les propos de l'association de consommateurs Foodwatch qui a aussi déposé plainte :
Siège du groupe Lactalis en France
« Ils ont tous manqué à leurs obligations en matière de prévention des risques sanitaires mais aussi dans la gestion particulièrement défaillante de cette crise alimentaire majeure. Des consommateurs ont été ainsi trompés et des enfants mis en danger. »
Le parallèle entre les deux affaires est frappant !
Posons-nous la question : n'est-ce pas l'industrialisation de l'agroalimentaire qui est la véritable cause de ces scandales à répétition ? On a pris l'alimentation comme un produit ordinaire dont la fabrication et la distribution sont traités avec les mêmes procédés de coût minimum et de rendement maximum typiques de la doxa néolibérale.
Ce qui nourrit les être humains doit les faire vivre et les épanouir et non les empoisonner au plus grand profit d'actionnaires sans scrupules qui ne voient que leurs bénéfices.
Tu demandais ce qu'est le capitalisme sauvage ? Eh bien ! C'est cela !
Pierre Verhas
Source: http://uranopole.over-blog.com/2018/03/dis-monsieur-c-est-quoi-le-capitalisme-sauvage.html