COMPRENDRE NOS DIFFÉRENCES POUR TRAVAILLER ENSEMBLE
Estelle Ceulemans, Alain Clauwaert, Jean-Marie Léonard, Paul Lootens, Katrien Neyt, Vincent Pestieau et Luk Vandenhoeck
Les tensions Nord-Sud n'épargnent pas le mouvement syndical. Celles-ci peuvent déboucher sur des inflexions stratégiques différentes. Plaidoyer pour que, dans l'action, « le Sud ne perde pas le Nord ».
Régulièrement, dans le monde syndi- cal (y compris à la FGTB) comme plus largement dans le mouvement social, et plus spécifiquement dans l'oppo- sition aux politiques gouvernementales propatronales, des voix d'incompréhension sur- gissent entre militants du Nord et du Sud du pays. « Comment se fait-il que le nord ne bouge pas plus face à des attaques aussi graves de la part du gouverne- ment ? », entend-on parfois au Sud. « À force de vouloir partir en grève en permanence, on risque de perdre une partie de notre base, on risque de s'isoler », répond-on au nord. Pourquoi une telle différence ? Les attaques sont menées par un même gouvernement fédéral, pourtant. Si le Nord ne veut pas bouger, est-ce que le Sud doit se croiser les bras? Sommes-nous bien dans deux démocraties qui ne se comprennent plus, comme l'affirme Bart De Wever ?
Dans ce texte, nous voulons revenir sur trois élé- ments importants. Tout d'abord, les différences ne sont pas aussi importantes que certains le disent. Ensuite, nos différences bien réelles ont différentes origines bien concrètes. Autant les connaître. Finale- ment, nous devons comprendre nos ressemblances et nos différences, non pas pour creuser plus encore un fossé entre le Nord et le Sud, mais bien pour que le mouvement syndical et social puisse mieux travailler ensemble. Malgré les difficultés que cela peut poser parfois. Il n'y a pas d'autres voies que l'unité si nous voulons avancer vers un progrès social.
Estelle Ceulemans est directrice des services syndicaux de la Centrale générale de la FGTB. Alain Clauwaert et Paul Lootens sont tous deux anciens présidents fédéraux de la Centrale générale de la FGTB. Jean-Marie Léonard est ancien secrétaire fédéral du Setca et membre de la Plateforme d'action Santé et solidarité. Katrien Neyt est secrétaire régionale de l'ABVV Oost- Vlaanderen (FGTB Flandre Orientale). Vincent Pestieau est secrétaire régional de la FGTB Charleroi-Sud Hainaut. Luk Vandenhoeck est co-coordinateur du mouvement citoyen flamand Hart Boven Hard et ancien président de la CGSP (ACOD) à la VRT (Radio et télévision flamande).
SOMMES-NOUS SI DIFFÉRENTS ?
Contrairement à ce que les amis de Bart De Wever insinuent, nous partageons énormément de choses entre le Nord et le Sud. Tant sur le plan des idées que sur nos traditions d'action sociale.
Geert Bourgeois, le ministre-président flamand (N-VA), déclarait en juillet dernier que la frontière linguistique correspondait à une «frontière de la grève». Est-ce vrai? L'histoire sociale de notre pays permet de relativiser fortement ces déclarations. Il a été établi que les Flamands ont globalement fait plus souvent grève que les Wallons ces 10 dernières années1. «Normal, puisqu'il y a plus de salariés en Flandre », diront certains. Si on ramène les chiffres au nombre de grévistes par mille salariés, on voit que les salariés wallons font globalement un peu plus grève que les salariés flamands. Mais là encore, il faut être nuancé. Car une analyse par province montre que les Anversois ont des comportements « wallons » en matière de grève et que les salariés de la province de Luxembourg ont plutôt des comportements de « Flamands ». La réalité est souvent plus nuancée que certains politiques ne veulent le faire croire.
Notre histoire sociale commune est également très riche. Par exemple, la grande grève de juin 1936, qui amena la première semaine de congés payés, l'ap- profondissement de certaines libertés syndicales, la semaine de 40 heures pour les métiers lourds... a dé- marré dans les docks d'Anvers avant de s'étendre à la Wallonie et de toucher, à son pic de mobilisation, plus de 500000 grévistes dans tout le pays. Même chose, d'ailleurs, avec la grève de 1960-61 : c'est en Flandre, à Anvers dans les services publics, que le mouvement contre la loi unique du gouvernement Eyskens a démarré. Plus récemment, en 2014-2015, c'est clairement au sud du pays que la résistance syn- dicale contre ce gouvernement MR–N-VA a été la plus forte. Mais dans le monde associatif, c'est en Flandre que le mouvement s'est organisé le plus rapidement et le plus spectaculairement autour de Hart boven Hard (suivi, par après, par Tout autre chose du côté francophone).
Sans parler de la construction d'une des plus belles cathédrales du pays, qui est l'œuvre de tous ses tra- vailleurs : la sécurité sociale. C'est un formidable édi- fice protecteur qui permet de développer la solida- rité entre les personnes et les groupes de personnes.
1 www.poliargus.be/staken-walen-meer-dan-vlamingen
Les actifs sont solidaires avec les non-actifs, les travail- leurs sans enfants sont solidaires de ceux qui en ont, les travailleurs en bonne santé avec les malades...
Plus négativement, les idées racistes ou le bashing antisyndical sont très forts au nord du pays, mais ils n'épargnent malheureusement pas le Sud. On peut le constater lors de chaque crise de l'accueil des mi- grants ou lors de chaque grève.
DES DIFFÉRENCES LIÉES À LA SITUATION POLITIQUE EXCEPTIONNELLE ACTUELLE...
«OK, OK... Nous ne sommes pas si différents, mais on ne peut quand même pas nier l'évidence de nos différences, de notre culture », répondront certains. Et ils ont raison. On ne peut pas les nier. Mais on doit les objectiver et les comprendre. On peut ressortir une série de différences conjoncturelles liées à la situation politique toute particulière du moment. Explications.
1. Un gouvernement linguistiquement complè- tement déséquilibré. Le MR a accepté de se lancer dans une coalition gouvernementale largement mi- noritaire du côté francophone – où elle représente à peine un électeur sur cinq – alors que, du côté fla- mand, la coalition représente près de deux tiers des électeurs. Cela a eu toute une série de conséquences dramatiques sur le creusement des différences entre le Nord et le Sud :
- L'opposition politique est beaucoup plus forte et multiple au sud du pays. En temps d'antenne, en arguments, en réseaux... Cela a évidemment pour conséquence que les campagnes de désinformation du gouvernement fédéral passent plus difficilement dans l'ensemble de la population.
- Il n'y a aucun parti francophone au gouvernement qui ait des liens structurels avec le monde syndical ou associatif. Du côté flamand, il y a encore le CD&V qui joue un rôle de « relais » mais surtout de « tampon » sur le mouvement syndical et social. Au sud du pays, rien de tel. Les deux partis qui avaient l'habitude de canaliser la contestation sociale sont aujourd'hui dans l'opposition au niveau fédéral.
2. Un double échec de la gauche au nord du pays.
La social-démocratie en Flandre (le SP.A) a connu un processus de droitisation plus prononcé au cours des
années 1990. La différence ne se manifestait pas tellement dans les pratiques gouvernementales – qui étaient globa-
lement semblables – mais bien dans le discours idéologique intégré par la social-démocratie flamande, qui était alors très influencée par la « troisième voie » blairiste et qui a beaucoup plus abandonné les quartiers po- pulaires, le monde du travail et les milieux associa- tifs. Cela se ressent aujourd'hui dans les prises de po- sition antisyndicales de certains leaders du SP.A ou dans une certaine inertie ou frilosité des socialistes flamands dans la mobilisation sociale actuelle. C'est là une différence avec le PS francophone qui conti- nue à jouer un rôle actif de soutien. En plus, l'émer- gence du regroupement PTB-GO ! lors des dernières élections (qui a recueilli un peu plus de 5 % des voix du corps électoral francophone) a contribué à don- ner un débouché de gauche au ras-le-bol général et antipolitique qui vit dans une partie de la popula- tion. Il a contribué à déplacer le champ du débat sur la gauche, que ce soit sur le plan médiatique ou dans l'opinion. Tel n'a pas été le cas en Flandre, où le PTB (PVDA) n'a pas réussi à décrocher un mandat parle- mentaire. Cet échec a conduit à une quasi-absence, dans les médias télévisuels et dans la presse, d'une voix politique de gauche radicale. Avec pour consé- quence de laisser à la droite un quasi-monopole du discours anti-establishment. On vit en Flandre le ré- sultat de l'absence d'un Bernie Sanders pour s'oppo- ser à Donald Trump lors des dernières élections pré- sidentielles américaines.
3. Le cocktail entre un courant nationaliste de droite au nord, qui pousse à la rupture avec les syndicats, et un courant régionaliste de gauche implanté au sud dans le mouvement social. Le pre- mier est au pouvoir et l'autre participe à l'opposition sociale. Le premier utilise sa position dominante pour déverser largement son venin antisocial dans les mé- dias. Le deuxième a moins d'influence, mais il se nour- rit de l'agressivité du premier pour essayer de grandir.
MAIS AUSSI DES DIFFÉRENCES INSCRITES DANS LA DURÉE...
À côté des différences conjoncturelles liées à la situation politique exceptionnelle dans laquelle nous nous trouvons, il y a aussi une série de différences inscrites dans la durée.
1. La situation économique, et en particulier celle de l'emploi. La Wallonie connaît un taux de chômage de 15 %, et bien plus dans les grandes villes. Certaines provinces de Flandre sont quasi en situa- tion de plein-emploi. La situation économique et de l'emploi en Wallonie la rapproche plus de l'Espagne. Les mesures de chasse aux chômeurs touchent par- ticulièrement le sud du pays. Il y a beaucoup plus de gens en Wallonie et à Bruxelles qui ont du mal à trouver un boulot et qui ressentent dans leur chair chaque attaque contre les chômeurs. Même si cela ne les concerne pas directement. Ils connaissent gé- néralement un fils, une amie, un proche... qui a du mal à trouver du boulot ou qui souffre des mesures d'exclusion du chômage. En Flandre, dans certaines régions, le plein-emploi conduit bien évidemment à ce qu'un chômeur de longue durée soit assimilé à un profiteur qu'il faut sanctionner et obliger à se re- mettre au travail.
2. Une tradition syndicale différente. Le monde syndical wallon s'appuie sur une expérience pro- fonde et large depuis 1850 dans ce qui fut la deu- xième région la plus industrielle au monde, en parti- culier dans le Hainaut et la province de Liège. Cette tradition de lutte imprègne encore fortement les moyens d'action. La grève de 1960-61, les grèves sauvages des années 1970, les marches des sidérur- gistes des années 1980 ainsi que le conflit des Forges de Clabecq, ou encore les 105 jours de grève en 2004 chez AGC-Splintex à Fleurus... En Flandre, Anvers a toujours joué un rôle moteur, avec Gand, mais dans une région qui, globalement, était encore relative- ment rurale jusque dans les années 1950.
3. L'influence dominante du mouvement socia- liste au sud et de la démocratie-chrétienne au nord. En Wallonie, depuis plus d'un siècle, le monde du travail a été fortement influencé par le mouve- ment socialiste, avec comme référence le marxisme et la lutte de classes.
En Flandre, il a été principalement influencé par le mouvement ouvrier chrétien, porteur d'une idéologie basée sur la conciliation de classe. Le syn- dicat socialiste y a toujours été dans une situation minoritaire, sauf dans les services publics (enseigne- ment non compris). En outre, le monde du travail wal- lon a été profondément influencé par le Parti com- muniste durant plus d'une cinquantaine d'années. Ce dernier pouvait alors s'appuyer sur la popularité du Parti communiste français. Ainsi, l' expérience du Front populaire a marqué les esprits2.
4. Un niveau d'investissement différent dans les services publics au nord et au sud du pays. La com- munautarisation et la régionalisation ont approfondi les différences de situation dans une série de services publics. Comme les entités fédérées sont en partie fi- nancées selon leur niveau de richesse, cela a eu des répercussions différenciées. Par exemple dans l'en- seignement, où les dégâts ont été profonds du côté francophone : pertes d'emplois, salaires inférieurs, moindre investissement dans le bâti... Même dans les services publics nationaux, la clé de répartition des investissements (60-40) a conduit parfois à des situations absurdes. Par exemple, à la SNCB, cette clé conduit à un moindre investissement en Wallonie par kilomètre de rail. En effet, les distances à parcourir y sont beaucoup plus grandes qu'en Flandre. On a vu cela également en partie dans le dossier des prisons.
QUE FAISONS-NOUS DE NOS DIFFÉRENCES ?
Nous aurions certainement pu relever d'autres dif- férences encore. Mais la question centrale à ce stade est : qu'allons-nous faire de nos différences? Au- jourd'hui, les conquêtes sociales sont attaquées de toute part à partir d'un centre de décision européen.
2 Le PCB obtenait, aux élections de 1946, 21 % des votes en Wallonie contre 5,5 % en Flandre et 17 % à Bruxelles. Dans les années 1960, ces proportions étaient de 6 % au sud, 1,5 % au nord et 3 % au centre.
Les multinationales, leurs organisations représenta- tives, leurs armées de lobbyistes... et leurs nombreux relais politiques propatronaux ont développé une puissante vague de régression sociale. Pour arrêter cette vague et enclencher un mouvement de recon- quête, le monde du travail devra mettre sur pied des rapports de force plurinationaux.
Un monde du travail qui ne pourrait pas s'entendre à la petite échelle belge enverrait un très mauvais signal au reste de l'Europe sur la capacité des tra- vailleurs à s'unir pour défendre leurs intérêts de classe. Une Wallonie ne survivra pas à gauche si l'en- semble de l'Europe vire à droite. Si nous travaillons aujourd'hui 8 heures par jour, si nous avons réussi à bâtir la sécurité sociale, si nous avons pu mettre un terme au travail des enfants..., c'est parce que nous avons pu nous unifier à l'échelle du pays et parce que les salariés d'autres pays portaient des revendica- tions semblables. Dans un monde pourtant moins in- terconnecté économiquement hier qu'aujourd'hui, le monde du travail avait compris le caractère décisif de l'unité. Inversement, de nombreux politiciens de droite ont compris la puissance du nationalisme et de la division pour démanteler l'édifice social construit auXXesiècle.Touteslesidéologiesdedivisionservent avant tout à obscurcir la conscience de l'intérêt com- mun qui unifie tous les salariés.
La question aujourd'hui n'est donc pas de constater nos différences pour s'inscrire dans un mouvement de division et de régression sociale. La question est que chacun puisse comprendre ses différences pour pouvoir mieux les surmonter. Comprendre que nos amis et camarades syndicalistes de Flandre doivent agir dans un climat politique, social, médiatique et académique beaucoup plus hostile qu'en Wallonie et qu'à Bruxelles. Allons-nous les aider ? Ou allons-nous nous séparer et, par ce biais, affaiblir encore plus la véritable gauche flamande ? Poser la question, c'est déjà y répondre. Bien sûr, le chemin de l'unité n'est pas le plus facile. Mais pour paraphraser les idéolo- gues de droite, il n'y a pas d'alternative. Seule l'unité du salariat, l'unité de tous ceux qui sont victimes de la toute-puissance des élites de cette société nous permettra d'avancer vers un monde plus social.