Cap privatisation (I)
Prenez une heure de votre temps pour visionner ce film intitulé « Vérités et mensonges sur la SNCF » et réalisé par le Comité régional des syndicats de cheminots du Nord- Pas de Calais.
Le thème en est la libéralisation du rail imposée par l'Union européenne à tous les Etats membres afin de transformer le service public national du chemin de fer en entreprises concurrentes sur le grand marché européen.
On s'apercevra que l'on procède de manière identique en France comme en Belgique. Par exemple, on scinde le service public en deux : une entité consacrée à la gestion de l'infrastructure et l'autre s'occupant de la commercialisation du transport. On voit tout de suite l'objectif : socialiser les pertes et privatiser les bénéfices. Ensuite, on introduit le management « moderne » qui consiste à minimiser les coûts, ce qui porte atteinte au service, au statut des travailleurs cheminots et surtout à la sécurité. De nombreux accidents mortels s'expliquent par cette véritable désorganisation imposée d'en haut qui n'a que la seule vision financière de l'exploitation du rail.
Cette « politique » a aussi un aspect culturel qu'on évoque peu : des métiers disparaissent par cette imposition de la polyvalence, les équipes se disloquent. Le travailleur n'est plus qu'une unité sans aucune possibilité de prendre une initiative ou de donner un avis. Il est devenu une « bonne à tout faire » sous les ordres de « petits chefs » jouant les kapos du management.
Cette dévalorisation du travail dans le « nouveau » management est un élément fondamental que les organisations de travailleurs doivent prendre en compte en priorité. Un travail dévalorisé impliquera inéluctablement une diminution des revenus du travail assorti d'une baisse de sa qualité.
Il y a donc une nette volonté de supprimer le service public qui s'inscrit dans la politique de démantèlement de l'Etat social au profit de l'omnipotence de l'économie financière et des entreprises transnationales. Cela n'est pas nouveau et les premiers à avoir initié cette politique sont les partis sociaux-démocrates qui étaient tout puissants dans les années 1990. Par naïveté ou par duplicité, ils ont cru qu'en cédant aux exigences du grand capital, ils pourraient préserver l'essentiel. « Sans nous, ce serait pire ! » répondaient-ils aux sceptiques.
Eh bien ! Aujourd'hui, l'essentiel se disloque... et c'est bien pire !
Cap privatisation (II)
Le journal « Le Soir » du 18 août publie une interview de Koen Van Gerven, le CEO de Bpost – l'ancienne poste qui en des temps préhistoriques maintenait le contact grâce aux facteurs entre les gens de toutes conditions et en tous lieux – l'entreprise semi-privatisée (par les soins des socialistes du sieur Di Rupo) dont on ne sait pas très bien le destin.
Le chiffre d'affaire de Bpost chute de manière inquiétante. Certes, il y a la concurrence du courrier électronique qui prend de plus en plus de parts de marché par rapport au traditionnel courrier papier, mais la distribution des colis connaît une croissance intéressante. Cependant, c'est insuffisant selon Van Gerven.
Koen Van Gerven : le prototype du patron payé à prix d'or pour démolir une entreprise publique.
Observons au passage qu'aucune initiative sérieuse n'a été prise pour adapter la Poste à cette nouvelle donne. Nulle innovation. Non. On a fait des économies. On a sabré dans les dépenses et on a tenté de minimiser les coûts. Vieilles recettes ultralibérales qui montrent depuis des décennies leur nuisance. La volonté est donc clairement exprimée : éliminer le service public pour ouvrir le marché aux entreprises transnationales qui n'auront plus qu'à ramasser les miettes.
Cependant, il y a un « os ». Bpost a acheté une entreprise américaine spécialisée dans l'e-commerce, Radial. Cette firme gère tout ce qui est après le « clic » de l'e-commerce : l'emballage, le tri, l'envoi, la détection des fraudes, etc. Cela a coûté 820 millions de dollars alors que cet achat était estimé à 700 millions au départ ! Cela a fait chuter l'action de l'opérateur belge de moitié ! Et, malgré cela, Van Gerven assure que c'est une bonne opération !
« La société fonctionne bien d'un point de vue opérationnel. On l'a vu pendant la période des fêtes l'année dernière, traditionnellement très chargée. Par contre, au niveau du développement commercial, il y a des choses à améliorer. C'est souvent le cas lorsqu'une entreprise est dans un processus de vente. Le propriétaire attache moins d'attention à sa base de clients. Le taux d'attrition (NDLR : clients qui quittent) est plus élevé que les estimations que nous avions faites et celles-ci étaient déjà plus pessimistes que les chiffres de l'ancien propriétaire. »
Ces propos lénifiants ne rassurent personne ! On perd de l'argent et des clients. Bpost n'est manifestement pas assez solide pour s'installer sur le marché américain. « A part ça, tout va très bien, Madame la Marquise » ...
Cette opération ratée sera-t-elle un nouveau Dexia ? Certes, pas dans les proportions de l'ancienne banque franco-belge, mais le contribuable belge devra probablement y aller de sa poche.
Et ce n'est pas tout. Il y a le secteur des colis qui, lui, fonctionne bien et est largement bénéficiaire. Mais, il y a eu le rachat loupé de PostNL – la Poste néerlandaise – qui reste opérationnelle sur le marché du Benelux. Aussi, Van Gerven a jugé nécessaire d'avoir un partenariat avec DHL. Cependant, PostNL n'a pas dit son dernier mot. Il vient d'inaugurer deux centres de tris de colis en Belgique. Et le CEO de Bpost ne voit pas là une concurrence qui pourrait mettre en danger ce secteur dans Bpost...
« PostNL n'a pas dit que la vente de ces filiales allait entraîner un regain d'attention pour le marché belge. A mon sens, rien n'a changé. Et puis, s'ils ouvrent des entrepôts en Belgique, il ne faut pas oublier que nous le faisons également aux Pays-Bas. Nous sommes présents sur 7 sites aux Pays-Bas via des sociétés comme Dyna, Leen Menken, Active Ants. PostNL est un acteur important en Belgique sur lequel il faut bien sûr garder un œil mais nous sommes sur un marché en croissance et il n'y a pas de guerre des prix. »
Des acteurs importants s'accaparent ce secteur, mais pas de panique, il n'y a pas de concurrence, car le marché est en croissance... On ne peut mieux user de langue de bois et avouer qu'on est sur la défensive !
Tout cela montre que confier le management des entreprises publiques à une seule personne aussi douée soit-elle et présentée par les banques – Koen Van Gerven est un ancien de chez Fortis – est très dangereux. L'Etat a fui ses responsabilités comme il l'avait jadis fait pour la Sabena avec les conséquences que l'on sait.
Et cela démontre surtout que la privatisation, cela ne va pas de soi. Et sans doute, peut-on se poser la question : si elle n'est certainement pas souhaitable, la privatisation d'un service public est une opération hasardeuse aussi bien pour l'Etat que pour... le Capital !
Cap privatisation (III)
La catastrophe de Gênes a prouvé deux choses : l'indifférence et l'incurie du gouvernement d'extrême-droite italien et les conséquences de la privatisation.
La catastrophe de Gênes n'est pas due à la fatalité !
Le journaliste Hugues Lepaige dans la « Revue politique » tire en quelques phrases les conclusions de cette tragédie qui a coûté 43 vies humaines, causé l'inhabitabilité de nombreux logements dans un quartier populaire et engendré une perte économique considérable pour la ville de Gênes.
Il écrit :
« Toutes ces polémiques vaines et déplacées ne peuvent éluder la cause profonde de cette tragédie annoncée : la disparition du concept d'Etat, le renoncement des pouvoirs politiques, toutes tendances confondues, quant à la protection et à la valorisation des infrastructures publiques et parallèlement le développement d'une politique de privatisation à tout crin. À la fin du XXe siècle, l'Italie a vécu comme toute l'Europe les assauts de l'ultralibéralisme qui a abouti aux privatisations massives et au renoncement idéologique de la social-démocratie. Mais le contexte italien a sans doute encore radicalisé le phénomène. L'explosion de Tangentopoli – les scandales de la corruption à Milan – au début des années 90 a emporté les partis traditionnels et a encore accentué la méfiance à l'égard de l'Etat (déjà faible) et du politique au profit d'une privatisation à outrance. La crise du PCI et sa transformation progressive en formation blairiste ont emporté les derniers barrages. La privatisation n'a évidemment pas empêché la poursuite de la corruption – les partenaires avaient simplement changé — mais elle a surtout laissé exsangues les services publics et les infrastructures collectives désormais vouées au seul profit. Le sort des régions touchées par les différents tremblements de terre de ces dernières années en est, parmi d'autres, un exemple dramatique. La tragédie du Pont Morandi s'inscrit dans la suite de cette même politique. L'extrême droite de la Lega et le M5S dénoncent aujourd'hui les responsabilités des gouvernements précédents. Certes, mais eux-mêmes n'en sont pas exempts. Et leur antiétatisme qui s'exprime à des degrés divers, leurs critiques permanentes des services publics ainsi que leur inscription dans la logique libérale ne peuvent qu'en faire les continuateurs du renoncement. »
Oui, la disparition du concept d'Etat, la privatisation, la corruption qui ne gangrène pas que l'Italie, sont les conséquences de la politique ultralibérale imposée partout en Europe. Et, ajoutons que le « populisme » n'est guère une alternative : il s'inscrit dans la logique économique et anti pouvoir public de l'ultralibéralisme.
Les « collaborateurs » ou la novlangue patronale
Notre ami Bernard Gensane a publié sur son blog (http://bernard-gensane.over-blog.com) un très édifiant propos de l'ancien député PS Gérard Filoche qui fut inspecteur du travail dans son jeune temps.
Ce propos porte sur le mot « collaborateur » utilisé par le patronat et les directions d'entreprises pour désigner les ouvriers et les employés salariés. Il y a dans cette sémantique une astuce que Filoche met en évidence. On est vraiment dans la novlangue et l'euphémisation que dénonçait George Orwell.
De l'importance du sens du mot "collaborateur" ... et de quelques autres
Une bien plaisante sotie de Gérard Filoche sur le discours patronal :
« La DRH : - « Bonjour Monsieur l'inspecteur, je vous présente mes collaborateurs... »
- Ah, vous avez des gens extérieurs à l'entreprise, ils ne sont pas déclarés ?
- Mais non, bien sûr, ils sont salariés. Ici, dans l'entreprise, bien sûr.
- Pourquoi vous les appelez collaborateurs ?
- Mais on les appelle comme ça, ce sont des collaborateurs...
- Mais, Madame, vous savez ce qui caractérise un contrat de travail, c'est un « lien de subordination juridique permanente ». Je parle en droit. Tout salarié est « subordonné ». On ne peut à la fois, être « collaborateur » et « subordonné ».
- Monsieur l'Inspecteur on les appelle ainsi, par respect, pour les associer...
- Madame, le mot « collaborateur » n'existe pas une seule fois dans le Code du travail, restez donc sur un plan juridique, c'est clair : un « salarié » !
- Mais enfin monsieur l'Inspecteur, on a le droit d'appeler nos... nos collaborateurs comme on veut.
- Madame, vous faites de l'idéologie. S'il vous plait, pas avec moi.
- Comment ça ?
- C'est de l'idéologie que d'appeler un salarié « collaborateur ». Ça peut faire croire, qu'il est sur un pied d'égalité avec vous dans son contrat mais ce n'est pas le cas. C'est parce qu'il est subordonné qu'il a des droits. Le code du travail, c'est la contrepartie à la subordination. Supprimer la notion de subordination, ça enlève la contrepartie. Ça fait croire que dans l'entreprise, tous ont le même « challenge», le même « défi » (pour parler français), sont dans le même bateau. Jusqu'à ce que le patron parte avec le bateau et que le salarié reste amarré sur le quai au Pôle emploi, et il s'aperçoit alors qu'il n'était pas collaborateur mais bel et bien subordonné...Le patron et le salarié n'ont pas les mêmes intérêts. L'un cherche à vendre sa force de travail le plus cher possible, l'autre veut la lui payer le moins cher possible.
- Là, monsieur l'inspecteur, c'est vous qui faites de l'idéologie !
- Vous croyez ? Le Medef veut remplacer la "subordination" par la "soumission librement consentie" (compliance without pressure) il espère comme ça enlever toute "contrepartie". Puisqu'il y aurait "collaboration" il n'y aurait plus besoin de droit. Il remplacerait le contrat de travail signé entre deux parties inégales par un contrat entre deux parties présumées égales c'est à dire par un contrat commercial. Tous VTC, tous Deliveroo. Tous Foodora. Tous Ryan Air. Bon alors, les mots ont une importance cruciale, je propose d'arrêter tous les deux, Madame la DRH, et pour nous départager, de nous en tenir au droit du travail tel qu'il existe encore, au seul état de droit dans l'entreprise, donc on parle de « salariés » désormais. Uniquement.
- Bien mais c'est dommage, j'utilise « collaborateur » parce que c'est valorisant...
- C'est vous qui le dites ! Vous ne vous demandez pas pourquoi on n'a pas mis le mot « collaborateur » en 1945-46 dans le code du travail ?
- C'est une question de génération...On n'a pas le même sens pour le même mot...
- C'est certain. « Collaborateur », c'est marqué d'infamie. On n'a donc pas la même approche. Allez, n'en parlons plus, mais encore une fois, soyez correcte : appelez vos salariés des salariés... »
Morceaux d'humeur du 19 août 2018
Ce dialogue pourrait se passer en Belgique en remplaçant « Pôle emploi » par « ONEm », « Medef » par « FEB », « Code du Travail » par « Loi sur le contrat de travail » et « Lois sur le travail ».
Et ce n'est d'ailleurs pas surprenant que Macron, alors ministre de François Hollande, via la ministre du travail – comme cela il ne se mouillait pas trop – a démantelé le Code du Travail français et s'apprête à parachever son « œuvre » depuis qu'il est Président.
Pour inverser cette tendance, il y a vraiment du travail ! Il y a cependant de l'espoir. Le mouvement social à l'échelle européenne des travailleurs navigants de Ryanair est sans doute le début d'une véritable Résistance.
Pierre Verhas
Source: http://uranopole.over-blog.com/2018/08/morceaux-d-humeur-du-19-aout-2018.html