Par Michel Gevers, Professeur émérite UCL
Sur le constat que la pauvreté s’aggrave d’année en année, l’auteur indique qu’il ne s’agit pas d’un hasard mais de la résultante d’une politique constante du pouvoir économique et de ses relais gouvernementaux d’accroissement des inégalités.
Roger Milutin.
Ce 17 octobre était la journée mondiale de lutte contre la pauvreté, journée qui se répète d’année en année. L’émission matinale de la RTBF y a consacré un débat qui a réussi l’exploit de ne jamais s’interroger sur les causes de cette pauvreté. Le message général était défaitiste : la pauvreté s’aggrave d’année en année, les politiques publiques semblent incapables de l’enrayer, l’Etat n’a pas les moyens, la philanthropie et les actions de charité ne vont pas résoudre le problème mais elles ont tout de même l’avantage de favoriser un esprit de solidarité dans l’opinion publique. Et pour conclure le débat : hélas, dans un an nous nous retrouverons à célébrer encore une fois la lutte contre la pauvreté car celle-ci se sera encore aggravée.
Politique d’accroissement des inégalités
Pas un mot dans ce débat sur le fait que l’accroissement de la pauvreté n’est pas le résultat du hasard mais qu’il est le résultat immédiat et prévisible d’une politique constante du pouvoir économique et de ses relais gouvernementaux d’accroissement des inégalités. Cette politique est menée en Belgique par les partis de droite qui ont eu la mainmise depuis plus de quinze ans sur le ministère des Finances, et qui ont développé de savantes stratégies d’évasion fiscale. Tout a été mis en œuvre pour que les très riches ne payent pas d’impôts et que les sociétés qui font les plus gros bénéfices soient taxées sur ces bénéfices à un taux proche de zéro.
Lorsque l’Etat belge se fait condamner par la Commission européenne à se faire rembourser 750 millions d’euros par une trentaine de sociétés car les mécanismes d’évasion fiscale qu’il a mis en place sont jugés illégaux, il décide d’aller en appel devant la justice européenne. Or il n’y a pas de miracle. L’enrichissement excessif des uns crée la pauvreté des autres. Lorsque le gouvernement Michel renonce à récupérer 750 millions qui pourraient alimenter le budget exsangue de la sécurité sociale, ce sont des centaines de familles belges qui, par voie de conséquence, sombrent dans la pauvreté. Lorsque le gouvernement Michel accepte que plus de 200 milliards d’euros quittent chaque année des sociétés belges pour aller se réfugier dans les paradis fiscaux, ce sont des milliers de familles belges qui, par voie de conséquence, sombrent dans la pauvreté.
Quand nos gouvernements successifs acceptent qu’entre 22 et 31 milliards d’euros échappent chaque année au budget de l’Etat (1) afin de permettre l’évasion fiscale des très riches et des sociétés multinationales, il faut avoir l’honnêteté de dire que cela résulte d’une volonté claire de favoriser l’enrichissement des très riches en accroissant les inégalités, avec comme conséquence directe une augmentation de la pauvreté. L’assèchement du budget de la sécurité sociale qui résulte de cette évasion fiscale massive a pour conséquence qu’aujourd’hui la plus grande partie des allocations sociales (pensions, indemnités de chômage, indemnités d’invalidité, etc.) se situent sous le seuil de pauvreté. L’Etat a donc ce cynisme incroyable de dire à la plus grande partie des allocataires sociaux, qui ont souvent cotisé pendant de longues années : « nous allons vous payer vos allocations, puisque vous y avez droit, mais vous allez devoir vivre dans la pauvreté ».
La politique des associations patronales
Mais dans le cynisme, il y a pire encore que la politique vis-à-vis des allocataires sociaux : c’est la politique des associations patronales, et en particulier de la FEB, vis-à-vis de cette nouvelle catégorie de travailleurs qu’on appelle les travailleurs pauvres. Car oui, aujourd’hui, ce ne sont plus uniquement les personnes sans emploi qui vivent dans la pauvreté ; les travailleurs pauvres viennent rejoindre leurs rangs en masse. Jusqu’il y a peu, la personne qui avait un travail à temps plein faisait partie de ces heureux qui vivaient correctement. Ce n’est hélas plus le cas.
Depuis dix ans, la FEB s’arc-boute contre toute tentative d’augmenter le salaire minimal en Belgique, qui est actuellement de 9,49€ brut par heure. Les syndicats ont longtemps accepté cette situation, mais cette année-ci, constatant l’augmentation spectaculaire de la pauvreté parmi les travailleurs, ils ont décidé qu’il fallait enfin augmenter ce salaire minimal à 14€ de l’heure. Mais au sein du groupe des Dix, les organisations patronales refusent de céder plus que 10 centimes de l’heure. Oui, vous avez bien lu : 10 centimes ! Même pas un euro par jour.
Suppression des allocations d’insertion après 24 ans
A côté des allocataires sociaux et des travailleurs pauvres, une nouvelle catégorie de personnes est venue gonfler les rangs des pauvres. Ce sont les jeunes qui ont terminé leurs études au-delà de 24 ans et qui, depuis 2014, n’ont plus droit à des allocations d’insertion pendant qu’ils cherchent leur premier travail. Des milliers d’entre eux émargent aujourd’hui aux CPAS de leur commune, ce qui les oblige à vivre dans un état de très grande pauvreté, rendant la recherche d’un emploi d’autant plus difficile. Car oui, chercher du travail coûte de l’argent, et lorsque chaque euro compte, on doit choisir entre payer son loyer, prendre un abonnement à internet indispensable à la recherche d’emploi, prendre le train pour aller rencontrer un employeur potentiel, se faire soigner quand on tombe malade… Un Etat qui condamne une partie de sa jeunesse à démarrer sa carrière professionnelle dans ces circonstances-là est un Etat malade.
On le voit, l’accroissement de la pauvreté en Belgique n’est pas une fatalité. C’est le résultat d’une politique délibérée du pouvoir économique et de ses relais dans nos gouvernements. Dès lors, on ne peut pas continuer d’année en année à « célébrer » la journée mondiale de lutte contre la pauvreté en la présentant comme une fatalité et en invoquant l’impuissance de l’Etat à y remédier, alors que l’Etat en est le premier responsable. Il est urgent d’obliger nos gouvernants à s’attaquer aux causes de la pauvreté, c’est-à-dire à s’atteler à réduire drastiquement l’évasion fiscale massive qui en est la principale cause.
(1) Chiffres provenant du juge d’instruction Michel Claise, spécialiste de la lutte contre la criminalité financière.
Source: https://plus.lesoir.be/254677/article/2019-10-18/la-pauvrete-nest-pas-une-fatalite