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TRANSPARENCE FISCALE DES MULTINATIONALES : L'ÉTAU SE RESSERRE


La bataille fait rage au Parlement Européen sur un projet de directive obligeant les multinationales à publier, pays par pays, la réalité de leur contribution fiscale. Les lobbies essayent de limiter au maximum toute forme de transparence, alors que la société civile veut une transparence publique s'étendant à toutes les filiales des multinationales dans tous les pays. Aux Etats-Unis par contre, le Président Trump et les républicains ont déjà réussi à abroger toute forme de transparence fiscale des multinationales. [1]

La question de la justice fiscale émerge de plus en plus comme un des enjeux majeurs du débat politique et économique international. L'injustice fiscale, c'est-à-dire une situation de sous-contribution manifeste aux dépenses collectives par certaines catégories de contribuables, compensée par une sur-contribution relative d'autres catégories, s'exerce de plusieurs manières.

Il y a d'abord la question de la répartition théorique de la charge fiscale. A ce niveau de l'analyse, on s'intéresse principalement aux taux d'imposition inscrits noir sur blanc dans les lois fiscales. Une analyse plus poussée s'intéressera à la différence entre ces mêmes taux théoriques et la réalité empirique des contributions fiscales des contribuables en cause.

Parmi les catégories de contribuables systématiquement en situation de sous-contribution fiscale manifeste, les entreprises multinationales occupent certainement les premières places du podium.

En effet, les exemples et démonstrations en ce sens abondent : les multinationales profitent du système fiscal international pour organiser leur immunisation presque intégrale à l'impôt sur les bénéfices des sociétés.

La multinationale de la bière SAB Miller, récemment rachetée par la belgo-brésilienne AB Inbev, a organisé artificiellement la situation déficitaire de sa filiale ghanéenne en l'accablant de paiements à d'autres filiales du groupe, notamment des remboursements de prêts à la filiale mauricienne et de royalties sur les marques de bières à la filiale néerlandaise. Résultat, ce brasseur, leader du marché ghanéen, paye moins d'impôts que le petit débit de boisson indépendant de Mme Marta Luttgrodt, installé à l'ombre de la grande usine de SAB Miller [2].

Le géant minier Glencore a organisé également la situation artificiellement déficitaire de sa mine de cuivre de Mopani en Zambie par le procédé plus grossier de la sous facturation de la vente de minerais à la maison mère en Suisse et de la surfacturation des coûts de production et de transport [3]. La manipulation a été jugée tellement grave qu'elle a conduit au retrait de l'implication de la Banque européenne d'investissement dans le projet minier. Selon Philippe Maystadt, Président de la BEI à l'époque, « la multinationale Glencore exploitait une mine de cuivre en Zambie, mais par le jeu des prix de transfert, s'arrangeait pour ne payer qu'un impôt minime dans le pays d'exploitation et transférait ses profits dans des paradis fiscaux. Lorsque, grâce à l'action d'organisations non gouvernementales, la BEI a découvert cette situation, elle a mené une enquête approfondie et proposé le remboursement anticipé du prêt qu'elle avait accordé à la société exploitante [4] ».

En Grèce, pays accablé par l'austérité budgétaire féroce imposée par la troïka - à savoir le Fonds monétaire international (FMI), la Banque centrale européenne (BCE) et la Commission européenne - les profits dégagés par plusieurs mines d'or s'envolent via des circuits complexes vers des sociétés « boîte aux lettres » aux Pays-Bas et échappent ainsi à toute contribution aux dépenses collectives grecques, malgré les dégâts environnementaux importants occasionnés par l'activité minière et les besoins criants des finances publiques grecques [5].

Un des cas les plus éclatants concerne Apple. La Commission européenne a ainsi condamné l'Irlande à récupérer pas moins de 13 milliards EUR auprès d'Apple, en août 2016. Par la technique du « double Irish » (double irlandais en anglais) et plusieurs accords de « ruling » fiscal conclus avec les autorités irlandaises, Apple a organisé la centralisation de son chiffre d'affaire européen vers une filiale irlandaise, laquelle redirigeait les profits vers une autre filiale, considérée en droit irlandais comme n'étant résidante dans aucune juridiction fiscale. Au final, le taux d'imposition réel d'Apple a donc atteint le niveau de 0,005% en 2014 [6].

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Figure 1 : le mécanisme d'optimisation fiscale d'Apple Figure 1 : le mécanisme d'optimisation fiscale d'Apple Source : infographie de la Commission européenne


Le FMI estime globalement la perte de recettes fiscales dues à ces manœuvres d'optimisation fiscale des multinationales à 600 milliards USD par an et à 200 milliards par an uniquement pour les pays en développement [7].

tableau01-2Figure 2 : estimation du volume annuel des recettes fiscales non perçues pour cause d'optimisation fiscale Source : FMI 2015

LA TRANSPARENCE PAR LE REPORTING PUBLIC PAYS PAR PAYS

Pour lutter contre ce phénomène, une idée assez simple a été proposée en 2003 par Richard Murphy [8], un comptable engagé dans le combat pour la transparence et la justice fiscale : obliger les multinationales à publier le détail, pays par pays, de la contribution fiscale de toutes leurs filiales, accompagné des éléments de contexte indispensable (profits déclarés par ces mêmes filiales, nombre d'employés, etc.).

C'est ce qu'on appelle le « reporting (ou rapportage ou encore comptabilité) pays par pays », ou CBCR (de l'anglais country by country reporting).

C'est aux Etats-Unis d'Amérique que cette idée a été pour la première fois intégrée dans une législation contraignante.

Une disposition de la loi « Dodd Frank » de re-régulation partielle du secteur bancaire de 2010 [9], la section 1504, parfois appelée aussi l'amendement ou règle « Cardin-Lugar », du nom de deux sénateurs qui l'ont initialement proposé, crée une obligation de publication de données de type CBCR pour les paiements versés aux autorités publiques par les entreprises du secteur extractif.

TRUMP ET LES RÉPUBLICAINS METTENT FIN À CETTE TRANSPARENCE

La dernière élection présidentielle et législative états-unienne change cependant la donne. Les nouvelles majorités républicaines de la Chambre et du Sénat décident (la Chambre le 1er février et le Sénat le 3 février 2017), avec des votes respectivement de 235 contre 187 et 52 contre 47, d'abroger non pas la disposition de la loi mais la mesure d'exécution produite par la SEC (Securities and Exchange Commission, autorité de contrôle des marchés boursiers), en vertu du chapitre 8 du titre 5 du Code des Etats-Unis qui donne ce pouvoir au Congrès des Etats-Unis. Le Président Donald Trump a signé cette abrogation le 14 février 2017, qui a donc désormais force de loi [10]. Le chapitre 8 du titre 5 du Code des Etats-Unis empêche par ailleurs désormais la SEC de réintroduire une mesure d'exécution semblable.

L'Union européenne a cependant entretemps imité le législateur états-unien en adoptant des législations contraignantes non seulement dans le secteur extractif [11] mais aussi dans le secteur bancaire [12].

En analysant les chiffres dont ces législations ont permis la publication, plusieurs ONG ont pu ainsi détecter un trou suspect de 100 millions de dollars liés à l'exploitation du pétrole par Total en Angola, ainsi qu'une sous-contribution fiscale manifeste d'Areva pour ses mines d'uranium au Niger [13].

LA BATAILLE EN COURS AU PARLEMENT EUROPÉEN

Après le succès des premières expériences dans les secteurs extractifs et bancaires, la Commission européenne propose en avril 2016 [14] de généraliser cette transparence aux multinationales actives dans tous les secteurs économiques.

Hélas cependant les lobbies de la fraude et de l'optimisation fiscale ont réussi à désamorcer en partie l'enthousiasme de la Commission européenne. En effet la proposition prévoit que seuls devraient être publiés les chiffres concernant les filiales installées dans les pays membres de l'Union européenne et dans les pays repris dans une liste noire de paradis fiscaux qui reste à écrire. En d'autres termes les multinationales pourraient encore disposer de dizaines de pays et juridictions fiscales pour continuer à y déplacer leurs profits secrètement afin de les immuniser fiscalement.

Au Parlement européen, co-législateur avec le Conseil des Ministres dans cette directive qui n'est pas stricto sensu une législation fiscale mais une mesure de transparence comptable et de droit des sociétés, les commissions parlementaires des affaires économiques et des affaires juridiques sont saisies du dossier. L'eurodéputé belge Hugues Bayet (PS) est désigné rapporteur pour la Commission des affaires économiques, et l'autrichienne Evelyn Regner pour la commission des affaires juridiques.

Depuis, la bataille politique fait rage et a déjà conduit plusieurs fois au report du vote. Les ONG et les syndicats militent pour étendre le système de transparence à tous les pays sans exceptions [15]. Les lobbies industriels par contre font pression pour limiter au maximum toute forme de transparence [16].

Le premier argument soulevé contre la publication de ces données est l'augmentation des coûts pour les entreprises, non pas en termes de contributions fiscales, mais bien en termes de frais administratifs. Pourtant, il est très douteux que les entreprises multinationales ne disposent pas déjà elles-mêmes, sous une forme interne et confidentielle, des données dont la publication est ainsi souhaitée, tout simplement à des fins de bonne gestion interne. Les coûts en question ne concerneraient donc pas la collecte des données, mais uniquement la publication de données déjà existantes. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que l'estimation opérée par l'autorité fiscale britannique du coût d'un régime de CBCR public pour l'ensemble du secteur privé britannique ne s'élève, au total, qu'à la très modeste somme de 200.000 livres sterling par an [17].

Le deuxième argument conteste la légitimité du public à connaître la réalité chiffrée de la contribution fiscale des grandes entreprises. Ainsi le lobby européen des assurances déclare que " une interprétation sensée de ces données complexes et agrégées requiert une connaissance approfondie du droit fiscal qui ne peut exister qu'au sein des administrations fiscales. La publication pourrait dans certaines circonstances conduire à de mauvaises interprétations et à des affirmations et accusations injustifiées contre les entreprises concernées » [18].

Cet argument nous semble très spécieux. Organiser sciemment la carence de données nous semble une façon très particulière d'augmenter la compréhension et l'éducation du public. Nous croyons au contraire que ces publications permettraient justement de mieux éduquer le public sur ces réalités.

Enfin, les lobbies invoquent un risque de désavantage compétitif des multinationales « européennes » face à la concurrence des multinationales américaines et asiatiques notamment, qui elles ne seraient pas encombrées des mêmes obligations de transparence.

Cela renvoie à la question de savoir si les grandes entreprises européennes souhaitent développer une image de dissimulation et d'opacité afin de conquérir de nouveaux marchés ou si au contraire elles souhaitent inspirer la confiance des clients et des consommateurs par une image de transparence, de probité et d'intégrité.

Selon les dernières informations disponibles, les commissions parlementaires des affaires économiques et des affaires juridiques sont saisies du dossier devraient voter sur ce dossier le soir du lundi 12 juin prochain. Affaire à suivre...

ACTUALISATION, 13/06/2017 : Les Commissions parlementaires des affaires économiques et juridiques ont voté ce lundi 12 juin un projet de directive sur la transparence fiscale des multinationales. Si le projet voté va plus loin que la proposition initiale de la Commission européenne, il permet des dérogations qui en réduisent significativement la portée. En savoir plus


[1] Voir, sur l'ensemble de cette problématique, l'étude suivante : Gambini, A., « Multinationales : plus de transparence pour une justice fiscale », CNCD-11.11.11, Point Sud n°16, mars 2017, http://www.cncd.be/Multinationales-plus-de

[2] Hearson, M. & Brooks, R., « Calling time. Why SAB Miller should stop dodging taxes in Africa", Action Aid, novembre 2010, https://www.actionaid.org.uk/sites/default/files/doc_lib/calling_time_on_tax_avoidance.pdf

[3] Simpere, A.-S., « Projet Mopani (Zambie) : l'Europe au cœur d'un scandale minier », Les amis de la Terre France, décembre 2010, http://www.amisdelaterre.org/IMG/pdf/rapportmopani2.pdf

[4] Maystadt, P., « Europe : le continent perdu ? », Éditions Avant-propos, 2012, p.85

[5] Hartlief, I., McGauran, K., Van Os, R., Römgens, I., "Fool's Gold. How Canadian firm Eldorado Gold destroys the Greek environment and dodges tax through Dutch mailbox companies", SOMO, mars 2015, http://somo.nl/publications-en/Publication_4177

[6] Commission européenne, "Aides d'État : l'Irlande a accordé pour 13 milliards d'EUR d'avantages fiscaux illégaux à Apple », 30/8/2016, http://europa.eu/rapid/press-release_IP-16-2923_fr.htm

[7] Crivelli, E., De Mooij, R. & Keen, M., « Base Erosion, Profit Shifting and Developing Countries », IMF working paper, mai 2015, p.21, http://www.imf.org/external/pubs/ft/wp/2015/wp15118.pdf

[8] Murphy, R., « A Proposed International Accounting Standard Reporting Turnover and Tax by Location A proposal by Richard Murphy BSc FCA on behalf of the Association for Accountancy and Business Affairs", 2003, http://visar.csustan.edu/aaba/ProposedAccstd.pdf

[9] « Dodd–Frank Wall Street reform and consumer protection Act", du 21 juillet 2010

[10] Il est possible de suivre le parcours législatif de cette mesure abrogative sur le site web du Congrès des Etats-Unis (www.congress.gov) en insérant les termes suivants dans le moteur de recherche « H.J.Res.41 - Providing for congressional disapproval under chapter 8 of title 5, United States Code, of a rule submitted by the Securities and Exchange Commission relating to « Disclosure of Payments by Resource Extraction Issuers »"

[11] Directive 2013/34/UE du 26 juin 2013 relative aux états financiers annuels, aux états financiers consolidés et aux rapports y afférents de certaines formes d'entreprises, modifiant la directive 2006/43/CE du Parlement européen et du Conseil et abrogeant les directives 78/660/CEE et 83/349/CEE du Conseil

[12] Directive 2013/36/UE du 26 juin 2013 concernant l'accès à l'activité des établissements de crédit et la surveillance prudentielle des établissements de crédit et des entreprises d'investissement, modifiant la directive 2002/87/CE et abrogeant les directives 2006/48/CE et 2006/49/CE

[13] « La transparence à l'état brut. Décryptage de la transparences des entreprises extractives », Publiez ce que vous payez, One, Oxfam & Sherpa, 2017, https://www.oxfamfrance.org/sites/default/files/file_attachments/la_transaprence_a_letat_brut_one_oxfam_sherpa.pdf; voir également Châtelot C., « Total en Angola, Areva au Niger : plus de 100 millions de dollars évaporés », Le Monde, 13 avril 2017

[14] Proposition de directive au Parlement européen et au Conseil modifiant la directive 2013/34/UE en ce qui concerne la communication, par certaines entreprises et succursales, d'informations relatives à l'impôt sur les bénéfices, COM(2016) 198 final, http://www.europarl.europa.eu/RegData/docs_autres_institutions/commission_europeenne/com/2016/0198/COM_COM(2016)0198_FR.pdf

[15] Voir notamment "European Commission Proposal on Public "Cbcr". Questions and Answers", ONE, Transparency International, ActionAid, Eurodad, Financial transparency coalition, Oxfam international, Open Society European Policy Institute, http://www.transparencyinternational.eu/wp-content/uploads/2016/07/EC-CBCR-QA-final_branded.pdf

[16] Voir notamment Agence Europe du 21/04/2017, « FISCALITÉ : les entreprises françaises vent debout contre la transparence fiscale pays par pays »

[17] "Country-by-country reporting", HMRC, https://www.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/385161/TIIN_2150.pdf

[18] Traduction de l'original anglais "A meaningful interpretation of this complex and aggregated data requires in-depth knowledge of tax law that can only exist within a fiscal administration. A public disclosure could in some circumstances lead to misinterpretations and to unjustified claims and accusations against the companies concerned", Insurance Europe, "Insurance Europe response to the European Commission consultation on further corporate tax transparency », 9 septembre 2015, p. 3, http://www.insuranceeurope.eu/sites/default/files/attachments/Response%20to%20EC%20consultation%20on%20further%20corporate%20tax%20transparency.pdf

 

Bron: http://www.cncd.be/Transparence-fiscale-des