Il y a un mois, j'appelais la société civile belge à rejeter la taxe carbone[1].
Ce qui revient dans les réactions de certaines personnes issues du mouvement écologiste m'attriste et m'inquiète un peu. D'une part et à l'instar des industriels et de la ministre libérale compétente, Marie Christine Marghem, on reprend, sans grands fondements, l'allégation que la taxe carbone serait une solution simple et efficace de faire payer les émissions de CO2 et donc de les réduire. D'autre part, les commentateurs paraissent insensibles aux arguments de principes et de faits, qu'ils semblent préférer ignorer. Ce que je reproche à la taxe carbone n'est pourtant pas anodin:
1. La taxe CO2 est un instrument intrinsèquement inadéquat lorsqu'il s'agit d'atteindre un objectif vital bien défini. En effet, il est caractéristique de la taxe CO2 que son montant soit fixé par les décideurs, mais que la quantité des réductions d'émissions éventuelles soit "décidée" par le marché. Qu'il y ait ou non des réductions, ceci découlera du fonctionnement erratique du marché. Autant commencer à croiser les doigts !
Il est fort possible qu'une taxe carbone causera une certaine réduction d'émissions, mais l'absence de garantie qu'elle permette d'atteindre des réductions de l'ordre de 5,1 % (Climact) ou de 8 à 10 % par an (A. Bows-Larkin et Kevin Anderson, Tyndall Centre for Climate Research) exclut d'emblée cet instrument de marché comme choix de politique valable. L'UNEP et le WTO ne s'y trompent pas lorsqu'ils concluent dans le Trade and Climate Change Report 2009:
A carbon tax may therefore be more appropriate than an emission trading scheme, especially when there is no particular risk of passing a critical threshold level for emissions. On the other hand, an emission trading scheme may be preferable (parce que c'est le régulateur qui fixe lui-même les réductions d'émissions) in situations where greater environmental certainty is needed, a typical case being when the concentration of greenhouse gases in the atmosphere in the longer term is in danger of passing a certain threshold beyond which the likelihood of unwanted environmental consequences increases to unacceptable levels. In such a case, stabilization of emissions below this threshold concentration is essential[2].
En effet, la taxe carbone est un impôt pigouvien qui a pour objectif de corriger les défaillances de marché en transmettant aux consommateurs et aux producteurs un signal-prix, afin qu'ils modifient leurs habitudes de consommation et de production. Cependant, le prix n'est qu'un des éléments pris en compte dans la décision d'achat d'un bien ou d'un service. Les consommateurs se laissent aussi guider par des critères tels que la perception de garantie de sécurité (les 4X4) ou d'hygiène d'un produit, le lieu de fabrication (made in Germany, p.ex.), la confiance inspirée par une marque, la présence d'un label de sécurité, le statut conféré par un achat (les produits de luxe et la consommation ostentatoire), le manque d'alternatives ou d'alternatives propres dont les prix sont suffisamment proches des produits "sales". En effet si, malgré l'augmentation du prix d'achat du fait de la taxe carbone, un produit reste significativement moins couteux que son alternative bio ou eco, les petits et moyens revenus ne passeront pas de l'un à l'autre...
Un autre facteur est celui de l'élasticité prix. Certains produits ont une forte élasticité: quand le prix augmente, la demande diminue sensiblement. D'autres ont une élasticité prix rigide: quand les prix augmentent, la demande n'en est que faiblement affectée. C'est tout particulièrement le cas des produits de première nécessité: l'alimentation, les transports, un toit au-dessus de la tête. Et bien, ce sont précisément les produits et services visés par la taxe carbone (non-ETS). Même si les prix augmentent parce que les producteurs répercutent la taxe carbone dans le prix de vente, les gens sont bien obligés de continuer de se nourrir, se loger, se déplacer. Avec un consommateur captif, le producteur n'a quasiment pas besoin d'investir dans de nouvelles technologies propres et les émissions ne baissent pas ou pas autant qu'il faudrait.
Tous ces éléments peuvent neutraliser l'effet d'une augmentation de prix due à la taxe carbone et faire en sorte que les consommateurs continuent à acheter les mêmes produits, fussent-ils plus chers et polluants.
Ensuite, les gens les plus riches sont beaucoup moins, voire pas du tout, sensibles aux augmentations de prix causées par à une taxe carbone. L'effet relatif sur leurs revenus est réduit et ils peuvent donc consommer de façon inchangée. Du coup, les producteurs n'ont pas besoin d'investir dans des technologies plus propres en CO2.
Mais les économistes ont relevé d'autres effets pervers propres au fonctionnement du marché, comme le rebound effect, qui faute de limites strictes, peuvent eux aussi avoir des répercussions négatives sur les réductions d'émissions espérées. Dans ce cas de figure, des économies dégagées suite à un gain d'efficacité énergétique, sont annulées par un changement de comportement. Par exemple: l'argent économisé grâce à une maison passive est consacré à l'achat de tickets d'avion pour l'Espagne. Et au niveau macro-économique les gains d'efficacité génèrent souvent une baisse des prix et une hausse de la demande. Face à tant d'aléas, à quoi bon s'obstiner à vouloir introduire une taxe carbone ?
Certains experts plaident pour une combinaison taxe-carbone/régulation. Il est déjà difficile de mesurer l'effet de la taxe carbone en soi, mais dans un mix avec régulation, l'impact précis de la taxe carbone devient impossible à isoler. Par contre, il en devient d'autant plus aisé de prétendre qu'elle fonctionne...
En résumé, la taxe carbone est un instrument inadéquat pour réagir efficacement au défi auquel nous sommes confrontés. C'est un peu comme si on cherchait à se protéger de la pluie...avec une passoire.
2. Par le biais de l'achat d'un droit à polluer, on privatise l'atmosphère qui est pourtant un bien commun et qui appartient à tous les êtres vivants. Dans le cas de la taxe carbone, le sort de ce bien commun est attribué contre paiement du CO2 émis à des intérêts privés, qui continuent d'en faire une poubelle à carbone.
Un spécialiste climat dans une ONG demande pourquoi le planning et la régulation fonctionneraient et pas le commerce des quotas d'émissions ou une taxe carbone ? Comme l'indiquait le titre de mon appel (la taxe carbone: immorale et dangereusement inefficace), la discussion comporte deux aspects. D'un côté l'efficacité plus que douteuse, de l'autre, et pas des moindres, une question de principes. Et c'est sur ce point-là que les commentateurs sont, hélas, aux abonnés absents.
Viendrait-il à l'idée aux Indiens de Standing Rock de faire appel à une taxe sur chaque tonne de crasse qui aboutit dans le Missouri, dans leur lutte contre les fuites de pétrole? Et cela au prétexte que cette taxe doit inciter la compagnie qui pose le pipe-line à investir dans de meilleures technologies. Si ce raisonnement absurde ne vaut pas pour un fleuve important qui approvisionne des millions de gens en eau, pourquoi vaudrait-il pour l'atmosphère et le climat. Quand quelque chose est sacré, quand quelque chose est infiniment précieux, fragile, et inviolable, comme le sont les grands équilibres de la planète, on ne légalise pas sa dégradation, voire sa destruction, contre paiement. Quoi que l'on pense de l'économie capitaliste globalisée, il y a des choses qui ne sont pas des marchandises. Nous sommes d'accord pour dire que c'est le cas de la personne humaine. Ainsi, il ne nous viendrait pas à l'esprit de lutter contre l'esclavage en imposant des quotas échangeables ou en taxant la traite, fut-ce très lourdement, pour en décourager la pratique. J'ose espérer, qu'au moins au sein du mouvement écologiste, l'absolue valeur de notre « Terre-Mère » soit une évidence et que l'idée de sa marchandisation et appropriation privée, soit tabou.
Chaque tonne de CO2 issue d'énergies fossiles est une tonne de trop. Ce n'est plus la goute qui fait déborder le vase. Il a déjà débordé. Dans ce contexte, le slogan "pollueur-payeur", qui est souvent invoqué par les partisans de la taxe carbone, est complètement déplacé. C'est une chose d'assainir quelques mètres cubes de terre souillée par une ancienne station essence, c'en est une autre de dérégler le climat et tout ce qui en dépend.
Accepter de tarifer les émissions de CO2 c'est envoyer des signaux dangereux:
1. Malgré l'urgence absolue dans laquelle nous vivons, il est tolérable de dérégler l'écosystème mondial, pour peu que l'on paie. Ce faisant, on lui retire indirectement son caractère sacré ou on refuse de le reconnaître.
2. Le marché, l'économie et les entreprises priment encore, malgré toutes les considérations écologiques.
3. C'est enfin ouvrir la porte à d'autres tentatives de privatisation de "l'organisme planétaire" par l'achat "d'indulgences" écologiques.
Car pourquoi tenterait-on encore d'interdire le glyphosate, qui est dangereux pour la santé humaine et environnementale, alors qu'on peut se contenter de lever une taxe dessus. Pareil pour les néonicotinoïdes accusés de décimer les colonies d'abeilles. Et pourquoi pas une taxe Becquerel sur la radioactivité disséminée par les centrales nucléaires ? Histoire de corriger les défaillances du marché. A ce stade, il n'y a plus aucune raison de traiter le CO2 issu des combustibles fossiles différemment de l'amiante, du DDT ou d'autres polluants très dangereux.
Bref, on voit où une solution comme la taxe carbone peut mener. Mais ce n'est pas tout...
3.a. En plus de tout cela, la taxe carbone est socialement injuste, car ce sont les couches les moins favorisées qui sont les plus impactées par la hausse des prix généralisée qui en découle. Bien que certaines études tendraient à rassurer à ce sujet, il est permis d'en douter. Les populations les plus pauvres sont souvent laissées pour compte, du fait de l'absence d'alternatives abordables, du manque de connaissances, d'absence de représentation politique robuste,... Certains partisans argumentent que des mesures de corrections sociales peuvent accompagner l'introduction de la taxe carbone. Vraiment ? Avec un gouvernement qui taille dans tout ce qu'il touche, la taxe carbone a vocation à s'inscrire sur la même liste, que le rehaussement de l'âge de la pension, la chasse aux travailleurs malades, la flexibilisation outrancière du marché du travail,...
Souvenons-nous qu'en 2015, 20,6 % de la population belge indiquait s'en sortir difficilement à très difficilement et 14,9 % des Belges connaissent un risque de pauvreté basé sur le revenu[3]. Par ailleurs, une étude réalisée en 2010 par François Lenglart montre qu'un ouvrier produit 5 tonnes de CO2 par an et un cadre 8,1. Les économistes Lucas Chancel et Thomas Piketty ont publié une étude qui montre que les 10% d'individus les plus polluants au niveau mondial (c'est-à-dire les classes moyennes et supérieures des pays industrialisés et les classes supérieures des pays émergents), émettent 50% des gaz à effet de serre, tandis que les 50% les moins polluants n'en produisent que 10%[4]. Pourquoi choisir un instrument qui touchera de plein fouet les gens qui polluent le moins ?
3.b. De facto la taxe carbone confère un droit aux plus riches de s'approprier une partie de la biocapacité qui revient aux plus pauvres, simplement parce qu'ils en ont les moyens. Ceci est une injustice fondamentale qui devrait faire se cabrer chaque humaniste.
En reprenant le budget d'émission de 800 milliards de tonnes de CO2, que l'humanité ne peut dépasser si nous voulons rester en dessous de 2 °C, on se rend bien compte qu'il doit être utilisé avec extrême sagesse et parcimonie. Le carbone restant à émettre doit servir à réaliser la transition vers un monde où notre empreinte écologique ne dépassera pas une planète. En sur-simplifiant[5] afin de rendre la problématique plus concrète, on pourrait dire qu'il reste à la Belgique 800 milliards de tonnes de CO2[6] divisées par le nombre d'habitants sur la terre et multipliées par la population belge: (800 Mrd tonnes/7,48 Mrd personnes) x 11.267.910 de personnes = 114 tonnes par personne x 11.267.910 = 1.284.541.740 de tonnes de CO2. Sur la base de nos émissions de 2012[7] il nous reste grosso modo assez pour une douzaine d'années.
Ceci n'est bien sûr qu'une ébauche fort imprécise (il existe d'autres gaz à effet de serre, comme le CH4 et le N2O), mais elle illustre néanmoins à quel point le temps des jeux de hasard du type taxe carbone est révolu et celui du rationnement est, hélas, arrivé. Un rationnement qui doit évidemment faire l'objet d'un processus démocratique.
Car une politique où les efforts sont partagés de manière égale par tous est bien plus prompte à recueillir le soutient du plus grand nombre, qu'une politique où les gens aisés et les entreprises tirent à nouveau leurs marrons du feu.
Il est évident qu'il ne reste pas assez de réserves d'émissions pour n'importe quelle activité existante ou envisagée. Certaines activités doivent s'éteindre d'urgence afin de laisser de la marge pour les activités essentielles. Et c'est aux citoyens et non au marché, de décider si le carbone restant doit par exemple servir à construire des maisons passives ou des centres commerciaux excentrés. Des hôpitaux ou des avions de chasse,...Une fois partagé le CO2 restant entre les activités plébiscitées, il incombera aux pouvoirs publics de veiller au respect de ces limites par la régulation et le planning.
Naomi Klein raconte dans son livre, No Time, comment une partie du mouvement écologiste a vendu son âme en soutenant le NAFTA[8] sous Bill Clinton. Un certain sens du pragmatisme ne doit pas nous conduire à répéter ce genre d'erreur en Belgique. Je n'appelle pas à boycotter le Débat National de Marghem, mais plutôt à y exiger le respect des réductions d'émissions nécessaires par la régulation. Les Indiens de Standing Rock nous donnent le courage de dire NON aux destructions sans merci auxquelles nous assistons et d'exiger un programme d'urgence efficace et juste. C'est à la société civile de se mobiliser, comme ils le font, pour imposer un nouveau rapport de force favorable à la planète.
Enfin, et c'est peut-être le juriste en moi qui parle, une autre question s'impose: par qui sont mandatées les quelques personnes qui représentent les ONG invitées au Débat National, pour envisager de se lancer dans la collaboration à la mise en place d'un système de marchandisation de la nature à l'effectivité douteuse et au fondement moral caduc ? Pour ce qui me concerne, je dis haut et fort aux organisations auxquelles je contribue: "la taxe carbone, pas en mon nom !"
Gaëtan Dubois
31 janvier 2017
[1] http://www.lef-online.be/index.php/forum/12785-la-taxe-carbone-immorale-et-dangereusement-inefficace
[2]p.18, https://books.google.be/books?id=mhZrzjZtrX0C&lpg=PR3&dq=WTO-UNEP%20(2009)%2C%20Trade%20and%20climate%20change%2C%20WTO%2C%20Lausanne&lr&hl=nl&pg=PP1#v=onepage&q&f=true
[3] http://www.armoedebestrijding.be/cijfers_aantal_armen.htm
[4] http://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20151125.OBS0152/comment-le-discours-mediatique-sur-l-ecologie-est-devenu-une-morale-de-classe.html
[5] abstraction faite d'éventuelles corrections historiques en faveur des pays du Sud
[6] Prof. Philippe Huybrechts dans G.mag n° 112, hiver 2016, p.16. Le principe de précaution devraient nous imposer de revoir se budget- CO2 très sérieusement à la baisse.
[7] http://statbel.fgov.be/nl/statistieken/cijfers/leefmilieu/lucht/co2/
[8] https://ustr.gov/trade-agreements/free-trade-agreements/north-american-free-trade-agreement-nafta