Des douzaines d’adolescents israéliens ont signé une lettre ouverte pour s’opposer au service militaire en raison la politique israélienne d’apartheid, de néolibéralisme et de négation de la Nakba.
Oren Ziv, 6 janvier 2021
Mardi matin, soixante adolescents israéliens ont publié une lettre ouverte adressée aux hauts responsables israéliens, lettre dans laquelle ils déclaraient leur refus de servir dans l’armée en guise de protestation contre la politique israélienne d’occupation et d’apartheid.
Ce qu’on a appelé la « lettre des shministim » (lettre des refuzniks – une initiative portant le surnom hébreu donné aux élèves de dernière année de l’enseignement secondaire) critique vertement le contrôle militaire exercé par Israël sur les Palestiniens des territoires occupés en qualifiant le régime imposé à la Cisjordanie, à la bande de Gaza et à Jérusalem-Est de système d’« apartheid » se traduisant par « deux systèmes de lois différents, l’un pour les Palestiniens et l’autre pour les Juifs ».
« Il est de notre devoir de nous opposer à cette réalité destructrice en unissant nos luttes et en refusant de servir ces systèmes violents, dont le tout premier est l’armée », dit la lettre, qui a été adressée au ministre de la Défense Benny Gantz, au ministre de l’Éducation Yoav Galant et au chef d’état-major des FDI Aviv Kochavi.
« Notre refus de nous enrôler dans l’armée n’est pas un acte consistant à tourner le dos à la société israélienne », poursuit la lettre.
« Au contraire, notre refus est un acte consistant à prendre nos responsabilités dans nos actions et leurs répercussions. S’enrôler, tout autant que refuser de le faire, est un acte politique. Quel sens cela a-t-il qu’afin de protester contre la violence et le racisme systémiques, nous devons tout d’abord faire partie de ce système d’oppression même que nous critiquons ? »
La lettre ouverte des refuzniks est la première de ce genre à aller au-delà de l’occupation et à faire référence à l’expulsion des Palestiniens au cours de la guerre de 1948 :
« On nous ordonne d’enfiler l’uniforme militaire couvert de sang et de sauvegarder l’héritage de la Nakba et de l’occupation. La société israélienne s’est construite sur ces racines pourries et la chose est apparente dans toutes les facettes de la vie : dans le racisme, les discours politiques haineux, les brutalités policières, et bien d’autres choses encore. »
La lettre insiste en outre sur la connexion entre la politique néolibérale d’Israël et celle de son armée :
« Alors que les citoyens des Territoires palestiniens occupés ont été réduits à l’état de pauvreté, les élites nanties s’enrichissent encore à leurs dépens. Les travailleurs palestiniens sont systématiquement exploités et l’industrie de l’armement utilise les Territoires palestiniens occupés comme un banc d’essai et une vitrine pour faire grimper ses ventes. Quand le gouvernement choisit de poursuivre l’occupation, il agit contre notre intérêt en tant que citoyens – des parts importantes de l’argent des contribuables financent l’industrie de la ”sécurité” et le développement de colonies en lieu et place du bien-être, de l’enseignement et de la santé. »
On s’attend à ce que certains des signataires comparaissent devant la commission des objecteurs de conscience des FDI et qu’ils soivent envoyés dans des prisons militaires, alors que d’autres auront trouvé des moyens d’éviter le service militaire. Au nombre des signataires figure Hallel Rabin, qui a été libérée de prison en novembre 2020 et qui a passé 56 jours derrière les barreaux. En juin dernier, un certain nombre de signataires ont également signé une autre lettre ouverte exigeant qu’Israël mette un terme à l’annexion de la Cisjordanie.
« Qui protégeons-nous, en fait ? »
Des Israéliens ont publié un certain nombre de lettres de refus dès le moment où Israël a pris le contrôle des territoires occupés, en 1967. Alors que, pendant des décennies, les lettres ont surtout fait référence au refus de servir spécifiquement dans les territoires occupés, les deux dernières lettres des shministim, publiées respectivement en 2001 et 2005, incluaient des signataires qui refusaient également de servir dans l’armée purement et simplement.
« La réalité, c’est que l’armée commet des crimes de guerre sur base quotidienne – c’est une réalité que je ne puis tolérer et je sens que je dois crier aussi fort que je le peux que l’occupation ne s’est jamais justifiée », déclare Neve Shabtai Levin, 16 ans, de Hod Hasharon. Levin, qui est aujourd’hui en 11e année, prévoit de refuser le service militaire après l’obtention de son diplôme, même si cela signifie pour lui un séjour en prison.
« Le désir de ne pas m’enrôler dans les FDI est une chose à laquelle je réfléchis depuis l’âge de huit ans », poursuit Levin. « Je ne savais pas avant l’an dernier qu’il existait une possibilité de refus, jusqu’au moment où j’ai dit à des gens que je ne voulais pas m’engager, et ils m’ont demandé si je me préparais à ce refus. Je me suis lancé dans quelques recherches et c’est ainsi que j’en suis venu à la lettre. »
Levin ajoute avoir signé la lettre « parce que je crois que je peux bien faire et que j’espère pouvoir toucher des adolescents qui, comme moi, ne veulent pas s’engager mais ne connaissent pas cette option, ou qui se poseront des questions à ce propos. »
Shahar Peretz, 18 ans, de Kfar Yona, a l’intention d’annoncer son refus cet été.
« Pour moi, la lettre est adressée aux adolescents, à ceux qui vont s’engager d’ici une autre année ou à ceux qui se sont déjà engagés », dit-elle. « La chose importante est de toucher ceux qui portent des uniformes aujourd’hui et qui se trouvent actuellement sur le terrain en occupant une population civile, et de leur procurer un miroir qui les amènera à se poser des questions telles que ”Qui suis-je occupé à servir ? Quel est le résultat de la décision de s’engager ? Quels sont les intérêts que je sers ? Qui protégeons-nous, en fait, quand nous portons des uniformes, manipulons des armes et arrêtons des Palestiniens aux check-points, faisons irruption dans des maisons ou arrêtons des enfants ?” »
Peretz rappelle ses propres expériences qui ont modifié sa façon de voir les choses à propos de l’engagement dans l’armée :
« Ma rencontre avec des Palestiniens dans des camps d’été a été la première fois où j’ai été personnellement et humainement au contact de l’occupation. Après les avoir rencontrés, j’ai compris que l’armée était une partie importante de cette équation, dans son influence sur les existences des Palestiniens sous domination israélienne. Cela m’a amenée à comprendre que je n’étais pas préparée à participer, ni directement ni indirectement, à l’occupation de millions de personnes. »
Yael Amber, 19 ans, de Hod Hasharon, est bien consciente des difficultés que ses semblables vont rencontrer en prenant une telle décision.
« La lettre n’est pas une critique personnelle contre les garçons et les filles de 18 ans qui s’engagent. Refuser de s’engager est très compliqué et, à de nombreux égards, il s’agit d’un privilège. La lettre est un appel à l’action adressé aux jeunes avant qu’ils s’engagent, mais c’est surtout une demande [aux jeunes] d’avoir un regard critique sur un système qui exige que nous participions à des actes immoraux à l’égard d’un autre peuple. »
Amber, qui a été réformée de l’armée pour des raisons médicales, vit actuellement à Jérusalem et elle fait du volontariat dans un service civil.
« J’ai quelques amis qui s’opposent à l’occupation, qui se définissent comme étant de gauche et qui, pourtant, servent dans l’armée. Ce n’est pas une critique contre des personnes, mais contre un système qui place des jeunes de 18 ans dans une telle situation, laquelle ne leur laisse pas trop de choix. »
Alors que, historiquement, l’objection de conscience a été comprise comme une décision d’aller en prison, les signataires insistent en disant qu’il existe diverses méthodes de refus et que trouver des moyens d’éluder le service militaire peut en soi être considéré comme une sorte de refus.
« Nous comprenons qu’aller en prison est un prix que tout le monde n’a pas le privilège de payer, que ce soit au niveau matériel, au niveau du temps, et au niveau des critiques émanant de son propre entourage », poursuit Yael Amber.
« Une partie de l’héritage de la Nakba »
Les signataires font remarquer qu’ils espèrent que l’atmosphère politique créée ces tout derniers mois par les protestations contre Netanyahou organisées à l’échelle de la nation – qu’on a surnommées les « protestations Balfour » en raison de l’interpellation depuis la rue face à la résidence du Premier ministre à Jérusalem – leur premettra de parler de l’occupation.
« C’est le moment idéal », explique Yael Amber. « Nous avons l’infrastructure de Balfour, le commencement du changement, et cette génération est en train de prouver son potentiel politique. Nous y avons beaucoup pensé dans la lettre — il y a un groupe qui est tès intéressé par la politique, mais comment arriver à les faire réfléchir à l’occupation ? »
Levin lui aussi croit qu’il est possible de toucher les jeunes Israéliens, particulièrement ceux qui participent aux protestations contre Bibi (Netanyahou).
« Avec tout ce qui se dit sur la corruption et sur la stgructure sociale du pays, nous ne devons pas oublier que les fondations ici sont pourries. Beaucoup disent que l’armée est un processus important à subir pour les Israéliens, que cela vous fera comprendre que vous faites partie du pays et que vous y contribuez. Mais ce n’est vraiment pas cela du tout. L’armée force des jeunes de 18 ans à commettre des crimes de guerre. L’arme oblige les gens à percevoir les Palestiniens comme des ennemis, comme une cible à laquelle il convient de faire du mal. »
Comme les étudiants le mettent en exergue dans la lettre, l’acte du refus sert à affirmer leur responsabilité vis-à-vis de leurs homologues israéliens plutôt qu’à se désengager vis-à-vis d’eux.
« Il est bien plus facile de ne pas penser à l’occupation et aux Palestriniens », explique Yael Amber. « Mais écrire la lettre et rendre ce genre de discours accessible est un service que je rends à ma société. Si je voulais être différente ou si je n’y attachais aucune importance, je ne choisirais pas de me placer dans une position publique qui se voit adresser un tas de critiques. Nous payons tous un certain prix parce que nous nous préoccupons de ce qui se passe. »
« C’est une forme d’activisme qui émane d’un lieu de solidarité », poursuit Daniel Paldi, 18 ans, qui prévoit de comparaître devant la commission des objecteurs de conscience.
« Bien que la lettre soit d’abord et surtout un acte de protestation contre l’occupation, le racisme et le militarisme, elle est accessible. Nous voulons rendre le refus moins tabou. »
Paldi fait remarquer que, si la commission rejette sa demande, il a l’intention d’aller en prison. « Nous avons essayé de ne diaboliser aucun des deux camps, y compris les soldats qui, dans toute cette absurdité, sont nos amis ou des gens de notre âge », fait-il remarquer. « Nous croyons que le premier pas dans tout processus est la reconnaissance des questions qui ne sont pas discutées au sein de la société israélienne. »
Les signataires de la dernière lettre des shministim différaient de ceux des versions précédentes en ce sens qu’ils mettaient le doigt sur l’un des sujets les plus sensibles de l’histoire israélienne : l’expulsion et la fuite des Palestiniens durant la Nakba en 1948.
« Le message de la lettre est de prendre ses responsbilités pour les injustices que nous avons commises, et de parler de la Nakba et de la fin de l’occupation », déclare Shabtai Levy. « C’est un discours qui a disparu de la sphère publique et qui doit y réapparaître. »
« Il est impossible de parler d’un accord de paix sans comprendre que tout ceci est une résultante directe de 1948 », poursuit Levy. « L’occupation de 1967 fait partie de l’héritage de la Nakba. Tout cela fait partie des mêmes manifestations de l’occupation, ce ne sont pas des choses différentes. »
En guise de complément à cette remarque, Paldi conclut : « Aussi longtemps que nous serons le camp occupant, nous ne devrons pas déterminer la définition de ce qui constitue ou pas l’occupation ni si elle a commencé en 1967. En Israël, le langage est politique. L’interdiction de prononcer le mot « Nakba » ne fait pas référence au mot même, mais plutôt à l’effaçage de l’histoire, au deuil et à la douleur. »
Source : charleroi-pourlapalestine.be