Un an de confinement, un an de crise… À cette occasion, Alter Échos dresse avec diverses personnalités rencontrées il y a un an un premier bilan après le coronavirus. Ce vendredi, c’est au tour de Christine Mahy, secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté.
Alter Échos : Il y a un an, vous nous disiez qu’avec cette crise du coronavirus, on découvrait à quel point tous les services sociaux étaient des services paratonnerres par rapport à la pauvreté, des services qui permettaient à la société de tenir malgré des inégalités fortes. Vous ajoutiez qu’il fallait être soit sourd, ou aveugle, pour ne pas voir que la vulnérabilité était intense dans notre pays. J’imagine qu’aujourd’hui, un an après, il reste encore des « aveugles »… (Lire son interview dans l’AÉ 483, avril 2020).
Christine Mahy : Il y en a qui ont ouvert les yeux au sujet de ces inégalités, c’est vrai, mais qui ont aussi commencé à les refermer. Je le disais il y a un an, et c’est toujours le cas : cette crise a été un révélateur, en montrant à quel point les services sociaux, le monde associatif comme les services publics, sont de fameux paratonnerres. On le voit singulièrement à travers la sécurité sociale qui a agi fortement pour limiter les dégâts que ce soit pour des salariés, des indépendants, etc. Même si ce n’est pas encore assez car le gouvernement fédéral, au lieu de recourir systématiquement à la sécu, a renvoyé de nombreux ménages vers les CPAS. J’ai une réelle inquiétude sur ce rôle résiduaire des CPAS par rapport à la sécurité sociale. Car pour bénéficier du CPAS, il faut faire des démarches, et dès lors, le non-recours peut être opérant au maximum.
AÉ : À vous entendre, si des mesures ont été prises et heureusement, certaines contenaient des éléments de discrimination ?
CM : En effet. J’en veux pour preuve les aides accordées aux personnes en chômage temporaire et qui n’ont pas été accordées aux autres chômeurs comme si ces derniers étaient moins vertueux parce qu’ils précédaient la crise. Dans le même genre, le Réseau belge de lutte contre la pauvreté a dû batailler ferme pour obtenir une aide financière à tous ceux qui perdaient de l’argent à cause de la crise. On est arrivé à arracher quelque chose, de tout à fait insatisfaisant, à savoir ces fameux 50 euros, mais là encore, les chômeurs d’avant la crise ne reçoivent rien, les personnes en maladie invalidité, rien ! Un an après le début de la crise sanitaire, si certaines choses ont pu être boostées grâce à la sécurité sociale, il y a, si pas des oubliés, des non-choisis dans l’aide que les autorités proposent… Par ailleurs, ce côté plus éclairé qu’il y a eu au début de la crise, où tout le monde s’interrogeait sur notre modèle de société, est en train de fondre comme neige au soleil. Le temps passant, je pense que les bonnes questions ne sont toujours pas posées.
« Un an après le début de la crise sanitaire, si certaines choses ont pu être boostées grâce à la sécurité sociale, il y a, si pas des oubliés, des non-choisis dans l’aide que les autorités proposent… »
AÉ : Lesquelles, par exemple ?
CM : Les médias comme les politiques évoquent beaucoup la santé mentale en ce moment. Dans un sens, c’est positif car tout ce champ de la santé mentale était complètement oublié. Mais aujourd’hui, j’ai le sentiment que toutes les mesures prises se font sous ce seul prisme, sans qu’il y ait une large prise de conscience de la réalité de nombreux ménages. Qu’on ne s’y méprenne pas : loin de moi l’idée que la crise n’atteint pas les gens, leur moral, et il est normal qu’il y ait un réel besoin d’un soutien, et donc de recourir à du soin de santé mentale… Par contre, il y a des tas de personnes pour qui « faire santé mentale » si je puis dire, c’est de savoir comment ils vont s’en sortir à la fin du mois… Dans les appels que nous recevons au 1718, le numéro vert pour les urgences sociales, on voit que les personnes ne sont pas bien parce qu’elles subissent les conséquences de la crise, et elles nous contactent surtout pour voir comment régler leurs problèmes d’endettement ou de chômage temporaire… Dire qu’il suffit d’aller parler à un psy pour que tout aille mieux, comme c’est un peu la rengaine en ce moment, c’est se foutre de leur tête, de leur réalité. J’ai tendance à penser, et je ne fais pas de procès d’intention à personne, que cette réponse à tout va, à travers le prisme de la santé mentale, est un cache sexe qui montre les difficultés qu’ont les autorités pour considérer comme il se doit les familles, les travailleurs salariés, les indépendants ou les étudiants en difficulté. Je ne sais si c’est de l’aveuglement ou de la crainte d’affronter la réalité des problèmes qui conduit à ce genre de raisonnement.
« J’ai tendance à penser, et je ne fais pas de procès d’intention à personne, que cette réponse à tout va, à travers le prisme de la santé mentale, est un cache sexe qui montre les difficultés qu’ont les autorités pour considérer comme il se doit les familles, les travailleurs salariés, les indépendants ou les étudiants en difficulté. »
AÉ : Selon vous, c’est le signe que rien n’a vraiment changé ?
CM : Ceux qui connaissaient déjà la grande vulnérabilité des citoyens doivent rester extrêmement vigilants. Ils savent mieux que d’autres ce qui a été pris en considération pendant la crise et les éléments qu’il ne faudrait pas oublier dès lors que la crise sanitaire sera passée. Je pense aux sans-abri, aux sans-papiers, aux migrants en transit, aux personnes âgées seules à domicile, aux étudiants pauvres, aux travailleuses du sexe… Puisqu’il y a eu une attention vis-à-vis de ces populations pour des raisons sanitaires, il serait dramatique de refermer la boîte une fois la crise terminée. Pourtant, mon sentiment est qu’on risque bel et bien de continuer comme avant… Avec le risque que les dépenses qui sont là devant débouchent sur une austérité assassine. Si c’est le cas, on intègrerait la pauvreté, l’appauvrissement comme une normalité dans notre société. On parle d’un plan de relance, et c’est tant mieux, même s’il y a beaucoup de briques et peu d’humains à mon goût, mais il ne faut pas que cette relance soit univoque, strictement économique, en n’ayant dans le viseur que le PIB. Raison pour laquelle j’appelle chacun à la plus grande vigilance ! Par ailleurs, la crise évoluant, il y a un certain lien, loin d’être suffisant évidemment, qui se construit entre économie et climat, tandis que le social est devenu une sorte de pièce rapportée. Que ce soit en Belgique ou en Europe, le social n’est plus une évidence et doit s’imposer, sans quoi il risque de passer à la trappe. Tous ces éléments me font quand même craindre qu’on ne reparte dans un modèle tout à fait conventionnel, centré sur le PIB, en faisant souffler l’idée qu’il faudra bien tôt ou tard que tout le monde paie, sans jamais situer la réflexion dans une volonté de réduction des inégalités.
« On parle d’un plan de relance, et c’est tant mieux, même s’il y a beaucoup de briques et peu d’humains à mon goût, mais il ne faut pas que cette relance soit univoque, strictement économique, en n’ayant dans le viseur que le PIB. »
AÉ : Pourtant, il y a un an, la Wallonie lançait une task force sociale (Lire « Task forces’ story », AÉ 485, juillet 2020). Vous en faisiez partie. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
CM : La task force s’est focalisée sur la sortie de la pauvreté, avec la volonté de passer de l’urgence au durable, à travers la mise en place d’un plan de lutte contre la pauvreté qui soit fort, plan basé sur une note d’orientation née de cette task force. Cette note n’est pas une mauvaise note, même si elle ne reprend pas toutes nos propositions. Là où c’est plus flou, c’est sur l’articulation entre cette note et le dispositif participatif, « Get Up Wallonia ! ». Il devrait venir l’alimenter, mais on n’en sait pas plus en tant qu’acteur de terrain. Indépendamment de la task force, et le constat est le même en Wallonie ou au fédéral, on entend maintenant les autorités dire qu’elles ont beaucoup dépensé. Du coup, on retrouve ce sempiternel rapport de force où dès qu’on vient avec des questions sociales et les moyens afférents à celles-ci, l’argument est toujours le même : cela coûte trop cher par rapport à l’investissement économique. Il y a toujours un a priori de confiance, d’évidence pour les acteurs de l’économie, et plutôt un a priori de défiance dès lors qu’on vient du social. En faisant cela, les autorités renoncent à un calcul simple : en mettant en amont les investissements nécessaires, là où il le faut, en prévenant la pauvreté, cela leur coûtera beaucoup moins cher que de gérer la précarité dans l’urgence comme on le fait depuis des décennies.