Ce week-end, les pays du G20 ont avalisé à Venise les grandes lignes d’une réforme de la fiscalité internationale portée par 132 pays sous l’égide de l’OCDE. Le but de celle-ci ? Mettre fin à l’évasion fiscale et aux paradis fiscaux. Pour certains, l’événement est historique. Mais attention, crier victoire maintenant est prématuré. La réforme qui se dessine reste largement insuffisante et empreinte de profondes inégalités.
Une opinion de Julien Desiderio, chargé de plaidoyer en justice fiscale au sein d'Oxfam.
Pour comprendre où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient. Dans les années 90, le taux théorique de taxation des multinationales tournait autour de 40%. Aujourd’hui, au sein de l’Union Européenne, le taux réel de taxation s’est effondré autour de 14%. Cela s’explique notamment par le transfert des bénéfices des multinationales vers des paradis fiscaux ainsi que par les pratiques de certains Etats encourageant l’optimisation fiscale. L’économiste Gabriel Zucman nous rappelle en parallèle que, dans de nombreux pays riches, le contribuable est aujourd’hui taxé à plus de 40% sur ses revenus !
Le statu quo génère une perte de revenu importante pour les Etats, estimée à plusieurs centaines de milliards de dollars par an à travers le monde. En pleine pandémie de covid-19, alors que les plus riches sont les grands gagnants de la crise et qu’en parallèle des millions de personnes basculent dans la pauvreté, ces ressources pourraient être mobilisées pour lutter contre l’explosion de la précarité et des inégalités. Rappelons qu’en Belgique, on estime la perte de revenu engendrée par l’évasion fiscale à près de 10% du budget des soins de santé !
Un grand pas pour l’humanité mais un tout petit pas pour la justice fiscale.
Le pilier 1 vise à redistribuer les droits à taxer via la taxation unitaire d’une fraction des profits de certaines multinationales. Les pays de marché (ceux où les ventes sont opérées) auraient donc le droit de taxer les multinationales. En théorie, la Belgique pourrait donc taxer Facebook. Cette mesure est absolument nécessaire pour répondre aux défis de la digitalisation de l’économie et, en ce sens, le principe est un grand pas en avant.
Cependant, la réalité nous appelle à ménager notre optimisme. Les règles qui entourent le pilier 1 sont d’une faiblesse affligeante. En effet, la mesure ne concernera qu’une toute petite partie des bénéfices de 78 multinationales et le secteur de la finance sera de facto exclu du champ d’application (réduisant de moitié les bénéfices à redistribuer). Des pays comme la République Démocratique du Congo pourraient même être considérés comme trop "riches" pour pouvoir obtenir le droit de taxer certaines entreprises. Une aberration. Alors que certains craignent que des sociétés comme Amazon ne sortent du cadre d’application de la mesure (même si ce n’est pas la volonté recherchée), on conditionne l’accès au pilier 1 à l’abandon pur et simple de toutes les taxes nationales sur les services numériques. Difficile, dans ces conditions, de se réjouir. On ne luttera pas contre l’évasion fiscale avec un pansement sur une jambe de bois mais avec des mesures ambitieuses et solides.
Le pilier 2 est encore plus emblématique. Il vise à taxer les profits des multinationales sur base d’un impôt minimum mondial. A ce propos, des économistes comme Stiglitz, Piketty et Zucman appellent à fixer un taux d’au moins 25%. L’administration Biden, quant à elle, plaidait pour un taux de 21%. Malgré tout, lorsque les Etats-Unis entrent dans la bataille pour taxer les multinationales, on comprend qu’il y a un véritable momentum politique à saisir !
Finalement, c’est un taux d’à peine 15% qui a été retenu. La réaction de Piketty à ce sujet laisse peu de place à l’interprétation : "il s’agit ni plus ni moins de l’officialisation d’un véritable permis de frauder pour les acteurs les plus puissants". En effet, ce taux est quasiment égal à celui pratiqué dans des paradis fiscaux tels que l’Irlande ou Singapour. Il risque donc d’intensifier la course vers le bas en devenant la norme ! En plus, un certain nombre d’exceptions ont été pensées de sorte que le taux réel pourrait en réalité être encore plus faible. Le manque d’ambition n’est pas le seul élément néfaste du pilier 2, la répartition des recettes est aussi extrêmement inégalitaire. Les pays riches empocheront plus de 65% de l’argent tandis que les pays les plus pauvres du monde, qui abritent plus d’un tiers de la population mondiale, récupéreront moins de 3 %.
Suivre les recommandations des pays en voie de développement.
Même s’ils soutiennent l’accord du bout des lèvres, l’Argentine et l’Inde ont déjà émis des réserves sur la portée de celui-ci. Le Nigéria et le Kenya, deux poids lourds du continent africain, refusent toujours d’approuver la réforme telle que formulée aujourd’hui. Pour corriger le tir, il faut d’urgence écouter les suggestions que les pays émergents ou ceux dits “en développement” ont mises en avant tout au long des négociations.
Pour que le pilier 1 ne soit pas un vœu pieu, il faut élargir sa portée à toutes les multinationales, sur une plus large portion des profits et sur base d’une répartition plus équitable qui ne désavantage pas les pays les moins nantis.
Quant au pilier 2, il faut limiter au maximum les exceptions et instaurer un taux minimum de 25%. Cela rapporterait près de 17 milliards de dollars de plus par an aux 38 pays les plus pauvres, suffisamment pour vacciner 80 % de leur population (1).
Au passage, rappelons que le taux de 15% reste un taux minimum. Chaque pays pourra augmenter son taux de manière unilatérale. En Belgique, l’observatoire européen de la fiscalité estime qu’un taux d’imposition de 15% rapporterait 10,5 milliards d’euros par an. Mais un taux de 21% comme défendu par les Etats-Unis rapporterait 15,5 Milliards d’euros, soit 50% de recettes supplémentaires pour aider les secteurs impactés par la crise !
>>> (1) Ce chiffre est obtenu en utilisant l'estimation de l'OMS selon laquelle il en coûte 7 dollars pour acheter et administrer une dose de vaccin à une personne vivant dans un pays à faible revenu.