Enfin une victoire de la gauche !
Le monde progressiste n’a plus souvent l’occasion de se réjouir. La nette victoire du candidat de la gauche chilienne face à celui de l’extrême-droite est un événement majeur ! Il a force de symbole dans un pays qui a connu l’Unité populaire dirigée par cet homme exceptionnel que fut Salvador Allende qui fut renversé le 11 septembre 1973 par un putsch militaire d’une violence inouïe téléguidé par la CIA. S’en suivit près de vingt ans de dictature et d’instauration par la force d’une société néolibérale avec l’aide de Friedrich Hayek et de Milton Friedman de l’école de Chicago. La victoire de Gabriel Boric effacera-t-elle cette abomination de l’histoire ?
Gabriel Boric peut savourer sa victoire !
On dit que l’histoire ne repasse jamais le même plat. Cependant, restons vigilants. Si Boric l’a nettement emporté avec plus de 55 %, son adversaire Jose Antonio Kast a recueilli plus de 44 % des suffrages. Ce n’est pas rien ! N’oublions pas non plus que Kast devançait son adversaire de gauche de deux points au premier tour. C’est grâce à une forte mobilisation de l’électorat que le candidat de gauche l’a emporté. Cependant, Kast pourra éventuellement compter sur de puissants appuis extérieurs pour se redresser. Gabriel Boric en est sans doute conscient, car dans son discours de victoire, il a tendu la main à son adversaire, tout en promettant un système de sécurité sociale digne de ce nom, de nouveaux droits sociaux, une fiscalité moins favorable aux riches, une défense de l’environnement et la satisfaction des revendications féministes. Et puis, il devra mettre sur pied une nouvelle Constitution afin de garantir la pérennité d’un système et d’institutions démocratiques. C’est beaucoup ! Le danger est que Boric finisse par décevoir, car il va se heurter à de nombreux obstacles qui risquent de ralentir sa marche. Le premier d’entre eux, il ne dispose pas d’une majorité claire au Parlement. Bref, Gabriel Boric a pas mal d’atouts pour réussir, dont sa jeunesse, mais il devra surtout convaincre lorsqu’il gouvernera.
Boric sera-t-il l’électrochoc ?
Cette victoire réveillera-t-elle la gauche en Amérique latine et en Europe ? Pourra-t-elle être l’électrochoc indispensable à son redressement ? Espérons-le, mais le malade n’est pas loin des soins intensifs. On peut en douter.
Commençons par la France. Dans cette pré-campagne présidentielle, la gauche présente une image catastrophique. Les partis de gauche ne sont plus en état de faire partie d’un gouvernement. Le PS n’est plus que l’ombre de lui-même. Anne Hidalgo mène un début de campagne catastrophique, le PCF a perdu sa base ouvrière et son candidat est un parfait inconnu, la France Insoumise est une sorte de conglomérat d’individualités diverses, même si elle peut compter en son sein l’une ou l’autre personnalité à même d’apporter un renouveau comme François Truffin ou Adrien Quatrennens. Quant à Jean-Luc Mélenchon, son ego et sa fébrilité l’ont définitivement compromis. Quand on ne parvient pas à maîtriser ses nerfs, on ne prétend pas à la magistrature suprême ! Quant aux écologistes, ils cachent mal leurs divisions internes et leur candidat, Yannick Jadot, navigue à vue.
La sempiternelle « union de la gauche » tant souhaitée par les différentes formations se réclamant du progressisme n’est qu’une chimère. Anne Hidalgo a souhaité des primaires à gauche pour qu’on en finisse avec cette pléthore de candidats et sans doute pour qu’elle amorce une retraite honorable au terme d’une pré-campagne catastrophique. Pour seule réponse, se pointe la pré-candidature de Christine Taubira qui souhaite aussi des primaires à gauche espérant bien l’emporter. L’ancienne Garde des Sceaux symbolise la gauche « morale », mais elle entre dans l’arène sans programme ni base.
De toute façon, cette mosaïque des gauches françaises est – primaires ou non – dans la totale incapacité de répondre à l’offensive néolibérale d’un Macron qui durant son quinquennat, n’a reculé que sur un point, la réforme des retraites. Cela est dû à la pression efficace des organisations syndicales et particulièrement de la CGT tant décriée. Il ne faut pas oublier aussi le mécontentement populaire que la gauche n’a pas réussi à exploiter qui s’est concrétisé par les gilets jaunes durement réprimés par la police de Macron. Ce mécontentement est toujours là, même si les gilets jaunes semblent être neutralisés et risque de profiter à l’extrême-droite.
Résultats : les élections présidentielles françaises se jouent entre Macron, la droite « républicaine » bourgeoise représentée par Valérie Pécresse et les extrêmes-droites du RN et de Zemmour. L’enjeu est de savoir qui de Pécresse ou de l’extrême-droite se retrouvera au deuxième tour face à un Macron qui compte les points : il n’a pas encore fait acte de candidature.
La gauche en Belgique ne se porte pas beaucoup mieux. En Wallonie, certes, le PS se défend. Il contrôle le gouvernement wallon, mais fait preuve d’un immobilisme devenu coutumier et on ignore s’il arrivera à surmonter les écueils qui sont à l’horizon comme un énorme déficit budgétaire et un plan de relance qu’il n’arrive pas à peaufiner tant il est gangréné par le sous-régionalisme et le localisme. Des scandales l’ont affaibli comme l’affaire Nethys. A Bruxelles, la Fédération socialiste comme le parti Ecolo sont emberlificotés par le communautarisme. Au gouvernement fédéral, le PS est manifestement sur la défensive tant sur les dossiers socio-économiques que sur la crise sanitaire. Bref, le Parti socialiste n’est plus une force proposition. Il n’a plus de projet progressiste. Et ses engagements aussi bien sociaux que sociétaux sont flous. Quant à Ecolo, il passe de l’écologie punitive par des interdictions de toutes sortes à des projets politiques confus. Bref, le peuple (quel vilain mot !) ne se reconnaît plus en la gauche socialiste comme écologiste.
Aussi, il est clair qu’un électrochoc ne suffira pas. Ce sont les fondements de la gauche qui doivent être repensés. Que s’est-il donc passé ?
Le tournant libéral
Tout a commencé dans les années 1980-90. Ce fut ce qu’on a appelé le tournant libéral pris par plusieurs partis socialistes et sociaux-démocrates en Europe sous l’impulsion du tandem Reagan-Thatcher. Mitterrand en 1983, les socialistes belges à peu près au même moment. Cela a contribué à renforcer la droite et a divisé la gauche en une aile « libérale sociale » et un courant radical essentiellement représenté par les syndicats.
Pour exister, la gauche est passée du social au sociétal. Si certains combats « sociétaux » étaient indispensables comme l’égalité hommes-femmes, la dépénalisation de l’avortement puis de l’euthanasie en Belgique, le statut des minorités sexuelles, celui des immigrés et leur représentation politique, la lutte contre le racisme ; le sociétal a abouti à plusieurs dérives qui portent un sévère préjudice au monde progressiste.
Par exemple, la gauche a renoncé à la laïcité au nom de la tolérance à l’égard de la religion, particulièrement la religion musulmane, au point d’en accepter certaines pratiques comme l’égorgement des animaux destinés à l’abattoir, ou la non-mixité à l’école, des réactions molles aux crimes des islamistes, etc. Résultat : c’est l’extrême-droite qui récupère la laïcité, ce qui est un comble, car elle se sert de la laïcité pour justifier ses thèses racistes ! Il y a là un manque évident de réflexion sur la vie en société de la part de la gauche.
Un autre aspect, la gauche n’est plus internationaliste. Elle s’est adaptée à la mondialisation ultralibérale. Un exemple fameux a été donné au début de la décennie 1990-2000 par Jacques Delors qui a œuvré pour le marché unique européen ayant eu l’illusion qu’en échange, on créerait l’Europe sociale !
La raison ne tonne plus en son cratère…
Stéphane Foucart dans « le Monde » du 9 décembre écrit fort justement : « La raison, la rationalité, la science, les Lumières d’un côté ; l’obscurantisme, l’irrationalité, les extrémismes et la déraison de l’autre. Inutile d’être un exégète très attentif de la conversation publique pour comprendre qu’il se joue là l’un des enjeux de la campagne présidentielle en cours. (…) La gauche se voit ainsi un peu plus dépouillée de son héritage. Comme la défense de la laïcité a quitté son giron pour être revendiquée par la droite – y compris extrême –, celle de la raison ne fait plus partie de ses prérogatives. C’est aujourd’hui la droite libérale, bien plus que la gauche, qui s’en prétend la gardienne et qui cherche à apparaître dans l’espace public comme dépositaire du rationalisme et de ses valeurs. »
Et il pose plus loin une question fondamentale : « Doit-on considérer la mondialisation et la financiarisation de l’économie comme une donnée intangible et ne recourir à la raison que pour en rationaliser le fonctionnement et en minimiser, par le marché et l’innovation technique, les dégâts sanitaires et environnementaux ? La raison doit-elle, plutôt, être prioritairement l’instrument d’une remise en cause du capitalisme et/ou de ses excès ? »
Et Foucart constate : « Si ces deux usages de la raison ne sont en théorie pas exclusifs l’un de l’autre, la montée en puissance de la question environnementale a conduit, ces dernières années, à les opposer. Après avoir conduit à des tiraillements dans le camp historique de la raison, cette polysémie a lentement fracturé la gauche, offrant à la droite libérale d’opérer une sorte de hold-up, et de récupérer à son profit le prestige et l’autorité du rationalisme. »
On a l’impression que la gauche d’aujourd’hui combat tout ce que la gauche d’hier adorait. Aussi, se trouve-t-elle en porte-à-faux et risque de perdre son rôle d’alternative à l’ultralibéralisme et de perdre définitivement sa crédibilité.
Ce n’est heureusement pas la gauche de Gabriel Boric qui a réussi à mener avec habileté la gauche au pouvoir au Chili. C’est sans doute du Sud que le monde du progrès se retrouvera.
Pierre Verhas
Bron: https://uranopole.over-blog.com/2021/12/enfin-une-victoire-de-la-gauche.html