La confusion autour de l’Ukraine
Josy Dubié nous rappelle dans son article intitulé « Les tambours de la guerre » (https://uranopole.over-blog.com/2014/09/les-tambours-de-la-guerre.html ) relatif au conflit ukrainien que ce sont les nationalismes exacerbés qui sont la cause première des graves tensions dans la région et que ces nationalismes sont à l’origine de crimes abominables comme le génocide « Holodomor » qui consista à l’époque de Staline à affamer la population ukrainienne et d’autre part, les nationalistes ukrainiens se sont livrés à des massacres d’Ukrainiens russes en 1941 profitant de l’envahisseur nazi. L’histoire a donc pesé dans l’actuelle tension entre la Russie et l’Ukraine, tension exacerbée aussi bien par le Russe Poutine que par l’Américain Biden.
En effet, l’enjeu est géopolitique. Les Occidentaux poussent l’Ukraine à se rapprocher de l’Union européenne et surtout de l’OTAN. Et là aussi, le poids de l’histoire est fondamental. En 1954, le secrétaire général du PC de l’URSS, Nikita Khrouchtchev, lui-même Ukrainien, donna la Crimée à l’Ukraine, ce qui, à l’époque, n’entraîna aucune conséquence puisque l’Ukraine faisait partie de l’URSS, même si elle était représentée à l’ONU comme « Etat indépendant ». La Crimée, c’est Sébastopol, importante base militaire russe qui contrôle la mer Noire et seul grand port commercial qui permet à l’Union Soviétique puis à la Russie d’avoir accès à la Méditerranée via le Bosphore et ainsi de pouvoir échanger des marchandises avec le reste du monde. Poutine, après un référendum controversé en Crimée, mais sans doute juste, l’annexa à la Russie et donc Sébastopol. Les Occidentaux ont fortement condamné l’incorporation de cette région qu’ils considèrent comme une occupation illégale.
Là aussi, nous devons remonter l’histoire, c’est-à-dire à la guerre froide qui a sévi en Europe de 1948 à 1989. Les Etatsuniens ont imposé aux Européens occidentaux le traité de l’Atlantique Nord fondateur de l’OTAN. Ce traité impose à chaque nation adhérente d’être solidaire avec tout autre qui serait agressée. C’est la porte ouverte à la guerre ! Heureusement, elle n’eut pas lieu, mais la brutale chute des démocraties populaires entamées en 1980 en Pologne avec l’aide conjointe du Vatican et des Etats-Unis, les vaines tentatives de réformes de Michail Gorbatchev ayant succédé à la gérontocratie décadente en Union Soviétique et en 1989 l’ouverture des frontières de la Tchécoslovaquie et de la Hongrie, donnèrent le signal des révoltes puis du renversement de la DDR « République Démocratique Allemande » et de la spectaculaire chute du Mur de Berlin. Cela sonna le glas d’un système tyrannique imposé depuis 1945 par Staline à l’ensemble des pays d’Europe centrale occupés par l’Armée Rouge.
Mikhail Gorbatchev a vraiment entamé un processus de démocratisation de l'URSS. Ce fut stoppé de force par les Occidentaux !
Les Occidentaux ont tué dans l'œuf la démocratisation de l'URSS.
Cependant, la fin de la domination soviétique et l’évidente volonté de réformes au sein de l’URSS n’ont en rien contribué à en finir avec la guerre froide. Les Occidentaux voulaient à tout prix imposer leur régime à l’ensemble de l’Europe occidentale et aussi neutraliser ce qu’il subsistait de l’Union Soviétique qu’ils considéraient comme la vaincue de cette confrontation.
Dans son ouvrage « La stratégie du choc » (Actes Sud, 2008), Naomi Klein rapporte la première grande rencontre entre Gorbatchev et les représentants occidentaux qui s’est déroulée en juillet 1991 lors d’un G7 à Lancaster house près de Londres. Au lieu d’être reçu en héros, les Occidentaux ainsi que le FMI et la Banque mondiales lui imposèrent de mener une thérapie de choc avec des mesures drastiques ultralibérales (privatisations, démantèlement de la sécurité sociale, etc.) C’est le modèle de l’école de Chicago qui fut imposé au Chili. D’ailleurs, ces mesures ne pouvaient s’imposer que par la force à tel point que le Washington Post titra en août 1991 « Le Chili de Pinochet pourrait servir de modèle pratique à l’économie soviétique. » ! Au moins, cela a le mérite d’être clair.
Le rêve de Gorbatchev de construire progressivement une social-démocratie à la scandinave s’effondra brusquement. On connaît la suite : Eltsine renversa Gorbatchev et appliqua la thérapie de choc économique par la force tout en mettant fin à l’URSS en la transformant en Communauté d’Etats indépendants, avec plusieurs anciennes « républiques » soviétiques qui acquirent leur indépendance, dont l’Ukraine, la Biélorussie dite Belarus, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, etc. Observons que ces nouveaux Etats disposent chacun d’importantes réserves de matières premières stratégiques. D’autre part, en encourageant sinon en fomentant les révolutions de « couleur », les Etats-Unis œuvrèrent à la réduction de l’influence russe. En définitive, la Russie s’est trouvée amputée de plus de territoires qu’au traité de Brest-Litovsk en 1917. Par après, le « règne » de Eltsine s’acheva dans le désordre et la confusion. Il fut remplacé par Poutine qui remit les choses en place, si on peut parler ainsi, en fondant la Fédération de Russie et qui imposa sa dictature depuis sa prise de pouvoir le 31 décembre 1999. Ainsi, pour mettre en place une politique ultralibérale conforme aux intérêts des grandes banques et des entreprises transnationales, il fallait couper court à la démocratisation de l’ex-URSS. De plus, depuis quelques années, Poutine s’est éloigné de l’Occident et des Etats-Unis en particulier. La guerre froide est de la sorte relancée.
Vladimir Poutine met en garde les Occidentaux contre toute intervention militaire ou sanctions économiques.
Une nouvelle guerre froide
Cette nouvelle guerre froide est voulue par les Etatsuniens qui verraient d’un très mauvais œil un rapprochement entre l’Europe et la Russie et peuvent par là garder leur leadership en Europe. La défense des pays membres de l’OTAN est totalement dépendante des Etats-Unis aussi bien au point de vue du commandement que de l’armement. Les Etats européens non adhérents à l’Alliance atlantique.
Revenons à l’Ukraine : Uranopole a publié le 2 mars 2014 un article « ‘Ukraine ou l’échec du projet européen » (https://uranopole.over-blog.com/2014/03/l-ukraine-ou-l-%C3%A9chec-du-projet-europ%C3%A9en.html ) lors de la première crise ukrainienne qui a conduit à Maidan dont l’origine est un projet de traité de libre-échange entre l’Union européenne et l’Ukraine qui a été refusé par Poutine. Ensuite, il y eut l’annexion de la Crimée par la Russie.
« Le danger réel vient des néoconservateurs étatsuniens qui ont de puissants relais en Europe. L’un d’entre eux, Zbigniew Brzezinski [décédé en 2017], l’ancien conseiller spécial de Jimmy Carter, influent géostratège étasunien, d’origine polonaise a tracé, dans les années 1990, la stratégie étasunienne pour maîtriser l’Eurasie et installer durablement l’hégémonie de son pays, avec l’Ukraine comme maillon essentiel. Pour lui, il y avait des « Balkans mondiaux », d’un côté l’Eurasie, de l’autre le grand Moyen-Orient. Chauvier ajoute : « Cette stratégie a donné ses fruits en Ukraine avec la « révolution orange » de 2004. Elle a installé un réseau tentaculaire de fondations étasuniennes – comme Soros et la reaganienne National Endowment for Democracy (NED) - qui rémunèrent des milliers de gens pour « faire progresser la démocratie ». En 2013-2014, la stratégie est différente. C’est surtout l’Allemagne d’Angela Merkel et l’UE qui sont aux commandes, aidées par des politiciens étasuniens comme le républicain John McCain. On harangue les foules sur Maïdan et ailleurs avec une grande irresponsabilité : pour atteindre facilement leur objectif de faire basculer l’Ukraine dans le camp euro-atlantique, dont l’OTAN, ils s’appuient sur les éléments les plus antidémocratiques de la société ukrainienne. Mais cet objectif est irréalisable sans faire éclater l’Ukraine, entre l’Est et l’Ouest et avec la Crimée qui rejoindra la Russie comme sa population le souhaite. Le parlement de Crimée a déclaré : « Nous ne vivrons jamais sous un régime bandériste (fasciste) ». Et pour Svoboda et les autres fascistes, c’est la revanche de 1945 qu’ils vivent. Je crois malgré tout que la très grande majorité des Ukrainiens ne veut pas de cette nouvelle guerre civile ni de l’éclatement du pays. Mais la société est à reconstruire… »
En finir avec la stratégie suicidaire des néoconservateurs américains !
Il faut en finir avec cette stratégie suicidaire des néoconservateurs américains et de leurs amis européens « atlantistes ». Qu’a-t-elle donné jusqu’à présent ? La partition dramatique de la Yougoslavie en micro-états en proie à toutes les dérives intégristes et mafieuses. Elle risque de faire éclater l’Ukraine en deux régions hostiles dont la première victime sera le peuple ukrainien.
Est-ce là le projet européen ? L’Union européenne qui ne cesse de prétendre qu’elle a garanti la paix en Europe depuis 1945 a de lourdes responsabilités dans la guerre en Yougoslavie et entretient la tension en Ukraine risquant ainsi d’embraser tout l’Est européen. Cette conception de l’organisation du continent mènera inéluctablement à l’échec. Le projet européen tel qu’il est aujourd’hui mené par les Barroso, Merkel, Hollande, Cameron et consorts doit être profondément modifié pour construire une organisation répondant aux aspirations des peuples.
Hélène Carrère d’Encausse a signé dans le Point et le Figaro des éditoriaux recommandant de ne pas se couper de la Russie. La situation ne se résume pas, selon elle, aux aspirations démocratiques d’un pays qui est tiré par la Russie vers son rêve de reconstitution d’un empire déchu. L’UE doit comprendre que la Russie est étroitement liée à l’Ukraine et ne se laissera pas exclure. L’UE doit donc arrêter d’ignorer la Russie, ainsi l’Ukraine pourrait librement faire son choix. Elle a raison !
Rappelons-nous la « maison commune » de Gorbatchev. Pourquoi persister dans cette politique des blocs qui n’a plus de raison d’être ? La Russie est un partenaire indispensable et ne doit pas être isolée dans un glacis qui ne pourrait que rapporter sang et misère. »
A part les noms des protagonistes qui ne sont plus aujourd’hui aux affaires, aucune ligne n’est à retirer de cet article.
Et aujourd’hui ?
Les tensions exacerbées entretenues par les Etats-Unis n’arrangent en rien les choses. Si la Russie a mobilisé quelque 100 000 hommes à la frontière du Donbass – la région russophone de l’Est de l’Ukraine – l’OTAN place des troupes à la frontière russe dans les pays Baltes à la frontière de la Russie. Biden ne cesse de déclarer que la Russie va incessamment procéder à une offensive militaire en Ukraine. D’autre part, les pays de l’OTAN sont invités à vendre des armes au pouvoir ukrainien de Kiev. Ainsi, la Turquie a-t-elle vendu ses fameux drones à l’armée ukrainienne selon le Monde diplomatique (https://uranopole.over-blog.com/2022/01/l-apprenti-sorcier-erdogan-et-les-armes-de-destructions-letales.html ). En plus de ces bruits de bottes, ce sont surtout les sanctions économiques et financières qui constituent une menace pour la Russie. Une menace ? Voire.
Image satellite montrant un important déploiement militaire russe à la frontière orientale de l'Ukraine
Des sanctions inefficaces ?
Toujours selon le Monde diplomatique, la Russie a œuvré depuis 2014 pour assurer son indépendance économique et financière. Par exemple, la part du dollar a été réduite dans les réserves de la Banque centrale russe. Elle a d’ailleurs créé la carte de paiement « Mir » qui est diffusée auprès de 87 % de la population russe. Elle s’est également rendue moins dépendante du système US SWIFT. Ainsi, les transferts financiers entre banques et entreprises russes peuvent être effectués par une messagerie locale. Il est donc clair que la Russie se prépare à limiter considérablement l’effet des éventuelles sanctions occidentales. Les oligarques russes retirent un maximum de leurs avoirs de l’étranger. Même Poutine a fait déplacer son yacht amarré à Hambourg vers l’enclave russe de Kaliningrad !
Y aura-t-il ou non conflit armé ? Nul ne peut le dire en ce moment. De part et d’autre, c’est la stratégie de la tension. Qui tirera le premier ? Ou bien, y aura-t-il quelqu’un qui tirera ? Le président étatsunien Biden se montre bien imprudent en jetant de l’huile sur le feu jusqu’à affirmer que l’offensive russe est imminente, qu’elle aurait même lieu avant la fin des jeux Olympiques de Pékin ! C’est-à-dire dimanche prochain ! Brrr ! Le président russe de son côté se mure dans son silence. On est encore loin de voir un geste d’apaisement de part et d’autre.
Concluons par un autre document d’Uranopole qui date, en effet les événements d’aujourd’hui ne sont en définitive pas nouveaux : les commentaires sur la négociation entre le président US Clinton et Boris Eltsine. (https://uranopole.over-blog.com/2018/11/europe-quelle-adresse-courriel.html )
« À la fin de son mandat en 1999, Eltsine qui sait que Poutine va lui succéder, demande à Clinton que la Russie remplace les Etats-Unis pour protéger l’Europe ! Pourquoi ? Parce que la Russie est « à moitié européenne » … Aussi ahurissante que soit cette proposition, elle prouve une chose : dans l’esprit des deux chefs d’Etat, l’Europe n’existe pas. C’est une entité territoriale abstraite dont il faut s’assurer le contrôle.
D’ailleurs, leurs discussions ont toujours porté sur le « théâtre » européen. Ainsi, en 1995, au Kremlin, Eltsine s’inquiète de l’élargissement de l’OTAN en Europe : « … si vous le faites, je n’y verrai qu’une humiliation de la Russie. Comment crois-tu que nous prenions cela alors que le Pacte de Varsovie a été aboli ? Ce serait une nouvelle forme d’encerclement si un bloc militaire, survivance de la guerre froide, s’étendait jusqu’à la frontière de la Russie. »
En réalité, Eltsine ne voulait pas que l’on reconstitue les blocs. Il faut reconnaître que ses craintes étaient justifiées puisque les troupes de l’OTAN manœuvrent aujourd’hui en Estonie à proximité de la frontière russe. Clinton eut beau répondre que « la Russie ne représente pas une menace pour les pays de l’OTAN », le président russe de l’époque n’est pas rassuré d’autant plus que l’Américain veut accroître la présence de l’OTAN en Europe en l’ouvrant à d’autres pays – sous-entendu les pays d’Europe centrale. Et Clinton propose un marché : l’élargissement de l’OTAN contre une place pour la Russie au G7. Eltsine supplie Clinton de retarder cette expansion invoquant les prochaines élections en Russie et aux USA. Clinton reste intraitable.
Malgré cela, lors d’une entrevue suivante, Eltsine demande à Clinton de s’engager à ne pas étendre l’OTAN aux anciennes républiques soviétiques comme l’Ukraine. Là aussi, le président US reste intraitable.
Résultats : l’Ukraine tout en n’entrant pas dans l’OTAN fut prête à signer un accord de libre-échange avec l’Union européenne qui aurait eu de sérieuses conséquences économiques en Russie, notamment dans le cadre de l’exportation du gaz naturel russe. Cela déclencha le conflit que l’on sait. L’Ukraine est dirigée par un président milliardaire qu’on pourrait comparer à l’Américain Trump et les nazis y font la loi. »
Aujourd’hui, les choses ont évolué : il est question que l’Ukraine entre dans l’OTAN ! Et la question du gaz naturel reste entière.
Il y a bien longtemps, le secrétaire d’Etat US Henry Kissinger fit ce commentaire : « L’Europe ? Quel numéro de téléphone ? »
Manifestement, la ligne n’a toujours pas été installée.
Pierre Verhas
Source: https://uranopole.over-blog.com/2022/02/la-confusion-autour-de-l-ukraine.html