Publié le 22 janvier 2017 dans Afrique du Sud, Allemagne, Antisémitisme (comme chantage), Apartheid, Censure, Colonialisme, Enseignement/Education, Israël, Justice internationale, Liberté d'expression, Nettoyage ethnique, Occupation, Racisme, Sciences, Sionisme
Au cours de ce semestre, un séminaire intitulé « Le racisme dans le capitalisme » et dirigé par Eleonora Roldán Mendívil, est organisé à l'Université libre de Berlin. Madame Mendivil devait également enseigner durant le semestre suivant mais, depuis que les médias ont déclaré qu'elle était antisémite du fait qu'elle avait qualifié Israël de colonialiste, la chose semble avoir été mise en suspens. Nous avons parlé avec elle de ces accusations, de la différence entre le sionisme et l'antisémitisme et de son point de vue sur le conflit du Moyen-Orient.
Eleonora Roldán Mendívil
Freiheitsliebe (Amour de la liberté). Voici quelques jours, on a annoncé que l'Université libre de Berlin ne prolongerait pas votre contrat. Comment est-ce arrivé ?
Eleonora Roldán Mendívil. Mon contrat ne couvre que la conduite d'un séminaire destiné aux candidatures en sciences politiques et intitulé « Le racisme dans le capitalisme ». Il doit avoir lieu au cours du semestre hivernal 2016-2017. Il se poursuivra jusqu'à la mi-février. Il y a encore cinq sessions de plus. La direction de ce séminaire ne m'a pas été retirée. Toutefois, j'ai également proposé deux séminaires pour le semestre d'été 2017. Voici quelques semaines, j'ai reçu un courriel confirmant que l'OSI [Otto-Suhr-Institut] avait inclus l'un des deux séminaires, une introduction critique à la théorie de l'intersectionnalité, dans le programme du semestre d'été 2017. Toutefois, je n'ai pas encore signé de contrat, puisque la chose se fait habituellement peu avant le début des cours. En général, les conférences représentent un genre d'emploi des plus précaires, bien qu'elles constituent la majorité de l'enseignement dans de nombreuses institutions.
Mardi (17 janvier), la direction de l'OSI, s'appuyant sur un article publié dans un blog au contenu droitier affirmé, a décidé jusqu'à plus ample informé de ne pas m'attribuer de nouveaux cours. Par conséquent, ma proposition de séminaire durant le semestre d'été 2017 a été annulée. Soit dit en passant, l'article sur le blog en question a été reproduit dans le Jüdische Rundschau sans la moindre modification. Ses insinuations ont été adoptées par le « Groupement de l'UL Berlin contre toute forme d'antisémitisme », une association d'étudiants qui, selon moi, ne représente qu'un point de vue pro-israélien dénué de la moindre critique.
Freiheitsliebe. Vous êtes accusée d'antisémitisme par des cercles de droite. Quelle est la signification de ce genre d'accusation ?
Eleonora Roldán Mendívil. Elle révèle la tentative renouvelée d'assimiler le sionisme au judaïsme. C'est bien sûr d'une absurdité absolue. Tous les juifs ne sont pas sionistes. Le sionisme politique dans ses diverses formes est apparu en réponse au racisme anti-juif en Europe. Son but était de créer un État, une nation au sein de laquelle les juifs auraient constitué la majorité et auraient donc connu la fin de leurs persécutions en tant que juifs. Bien des Juifs ont vu là une possibilité d'émancipation en tant que Juifs. Mais nombreux sont ceux qui ne l'ont pas fait. Des critiques virulentes sont venues de la part de nombreux communistes et anarchistes juifs. Emma Goldman, par exemple, une anarchiste russe qui a travaillé comme ouvrière aux États-Unis, était une opposante farouche. Et, même aujourd'hui, il y a divers intellectuels juifs qui sont fermement opposés à cette équation. Des noms bien connus sont Judith Butler, Noam Chomsky, Moshe Zuckermann, Norman Finkelstein et Ella Shohat. En outre, de nombreuses initiatives citoyennes émanant de Juifs et d'Israéliens sont impliquées dans le combat contre les violations massives des droits de l'homme et contre l'occupation. Parmi ces initiatives, par exemple, « Jewish Voice for Peace » (Voix juive pour la paix), « Boycott from Within » (Boycott depuis l'intérieur) ou « Jewish Voice for Just Peace in the Middle East » (Voix juive pour une paix équitable au Moyen-Orient).
Ce besoin d'assimiler le sionisme et, aujourd'hui, l'État d'Israël au judaïsme fait partie du mythe historique sioniste. Cet argument est fréquemment adopté par les cercles de droite – et repris également, malheureusement, par quelques « gauchistes » subjectifs et désemparés – afin de museler toute critique à l'encontre de l'État d'Israël. Ainsi donc, il n'y a rien, dans cette affirmation, parce que, à l'instar de bien d'autres scientifiques critiques, je ne représente que des positions résultant d'une analyse différenciée et critique de l'histoire. En ce sens, d'un point de vue analytique sur le racisme, on peut évoquer bien des choses pour cataloguer Israël comme une puissance coloniale et, du point de vue des lois internationales, comme un État d'apartheid. Cela n'a rien à voir avec la diffamation, mais c'est une évaluation politique et juridique des faits sur le terrain.
Freiheitsliebe. Le groupement d'étudiants « contre l'antisémitisme » écrit à votre propos : « Avec ces comparaisons et expressions, elle ne dédramatise pas seulement les crimes historiques du colonialisme et de l'apartheid, mais place également l'État démocratique constitutionnel d'Israël au même niveau que les régimes s'appuyant sur l'injustice ». Comment réagissez-vous à ce genre de déclaration ?
Eleonora Roldán Mendívil. Après ma conférence de mercredi dernier, j'ai eu une discussion à ce sujet avec quelques étudiants faisant partie de cette initiative de même qu'avec des étudiants de mon séminaire. L'utilisation de concepts analytiques comme le colonialisme et l'apartheid ne constitue par une banalisation du colonialisme historique ou de l'apartheid sud-africain. Israël a commis des crimes historiques contre la population palestinienne.
Selon l'historien Ilan Pappé, des nettoyages ethniques systématiques se sont bel et bien produits ainsi que, outre des achats de terres, des vols de terres et des expulsions systématiques. Le colonialisme, l'occupation et/ou l'apartheid ne sont pas une enjolivure, mais constituent des catégories analytiques, afin de rendre les circonstances réelles accessibles à la science politique. Et, dans le cas d'Israël, nous pouvons parler spécifiquement d'un colonialisme d'implantation, dont le but est de soumettre la population autochtone aux immigrants ou même de la déporter dans sa totalité. Pourquoi devrions-nous recourir pour Israël à des critères différents de ceux dont on se sert dans le cas d'autres analyses politiques ? Les lois discriminatoires, qui établissent une distinction entre juifs et non-juifs en Israël / Palestine, sont l'exemple le plus évident d'un apartheid matériel qui, naturellement, diffère de l'apartheid sud-africain par certains détails mais qui ne lui est en aucun cas inférieur à bien des égards.
Freiheitsliebe. La cause du conflit semble résider dans le fait que vous qualifiez la façon de traiter les Palestiniens de raciste et leur oppression de coloniale. Comment en êtes-vous venue à ce verdict ?
Eleonora Roldán Mendívil. En utilisant le racisme et des approches analytiques coloniales de la même façon, nécessaire également, je pense, qu'on analyse la société allemande. Le problème de l'écrasante majorité des Allemands – et on peut plus ou moins transférer cela vers d'autres contextes aussi – c'est qu'ils veulent considérer Israël / la Palestine uniquement en fonction du contexte allemand. Toutefois, je démarre en Palestine même et je découvre que des tas de choses ont mal tourné ici.
Freiheitsliebe. À votre avis, est-ce qu'Israël est comparable au régime sud-africain ?
Eleonora Roldán Mendívil. Le critère, ici, n'est pas l'Afrique du Sud, mais la Convention contre l'apartheid de 1973, qui manie une définition très détaillée de l'apartheid. Dès que les critères juridiques de l'apartheid selon le droit international sont présents, l'apartheid est impliqué. Pour les hommes et les femmes palestiniens, un grand nombre de conditions de vie discriminatoires existent, selon qu'ils vivent dans les frontières officielles d'Israël, ou à Gaza, ou à Jérusalem-Est occupée, ou dans les diverses zones d'occupation de la Cisjordanie, ou encore selon leur carte d'identité et leur nationalité, mais toutes ces discriminations s'appliquent fondamentalement à leurs dépens. Il y a une façon systématiquement inégale de traiter « Juifs » et « non-Juifs » dans presque tous les domaines de l'existence – dans l'enseignement, dans les lois, sur le marché de l'emploi, dans les conditions de travail, dans l'accès aux ressources naturelles, dans la liberté de mouvement et dans les soins médicaux.
Dans son rapport de 2012 concernant Israël, la Commission des Nations unies concluait que ces pratiques représentaient une ségrégation de facto et qu'elles constituaient par conséquent une violation de l'article 3 de la Convention antiraciste. Et nous ne devrions pas oublier que de nombreux activistes sud-africains contre l'apartheid ont soutenu et soutiennent encore la lutte palestinienne contre l'oppression et pour une paix juste – précisément en raison des nombreux parallèles qui existent.
Freiheitsliebe. Ces positions constituent une critique très dure contre Israël mais pourquoi les traite-t-on d'antisémites ? Comment définissez-vous l'antisémitisme ?
Eleonora Roldán Mendívil. Je m'occupe avant tout de théorie marxiste, de même que des théories et luttes antiracistes et anti-patriarcales. En ce qui me concerne, toutefois, mes activités scientifiques ne se limitent pas à la lecture et à l'écriture. En tant qu'intellectuels, nous avons une mission sociale. Ainsi donc, il s'agit également que nous nous engagions sur le plan pratique pour ces choses que nous avons traitées de façon scientifique, ce qui, à son tour, nous confère la responsabilité et la certitude d'être en mesure d'adopter également des positions politiques. Je ne suis qu'une de ces nombreuses personnes qui, ces dernières années, ont traité de l'oppression des Kurdes et les Palestiniens sous une perspective critique et solidaire, non pas parce qu'il n'existe pas d'autres formes d'oppression coloniale dans le monde, mais parce que ce sont des sujets qui sont d'une pertinence permanente pour de nombreux groupes d'immigrés en Allemagne.
Les critiques que j'ai exprimées sur mon ancien blog ne sont pas particulièrement sévères. Elles s'appuient sur des analyses historiques objectives. Rester silencieux à propos d'une injustice ne peut être un choix, particulièrement avec notre expérience historique (allemande). Qualifier cela d'« antisémite » est une stratégie politique bien connue, qui est dénoncée par Moshe Zuckermann dans son livre « Antisémite ! » comme un instrument de pouvoir fréquemment utilisé. Il s'agit de l'emploi tactique de l'accusation d'antisémitisme afin de perpétuer un certain discours sioniste. La base de ce discours est une définition de l'antisémitisme qui rend impossibles toute une série de critiques à l'égard d'Israël en tant qu'État. J'oppose à cela une définition matérialiste/dialectique : je vois dans l'antisémitisme le concept large de formes spécifiques, historiquement et géographiquement, de racialisation et de discrimination de personnes en raison de leur appartenance à une judéité prétendument homogène – cette différence de traitement étant positive ou négative.
Avec cette méthode, l'accent devrait être placé sur l'application de catégories analytiques nous mettant en mesure de saisir le racisme antijuif dans ses conditions sociales concrètes, afin, de le comprendre, de le combattre et d'en venir à bout.
Freiheitsliebe. En conclusion, croyez-vous qu'il soit difficile en Allemagne d'être présent dans l'espace public avec des positions critiquant Israël ?
Eleonora Roldán Mendívil. Je pense que l'agitation réactionnaire qui m'a frappée en tant que scientifique ces derniers jours, de même que l'approbation affirmative et dénuée de critique de cette campagne par l'Institut Otto Suhr, le prouve à suffisance, précisément. La liberté scientifique garantie par la constitution est remise en question, ici. J'aurais préféré une approche constructive de la chose par l'Institut Otto Suhr. Toutefois, j'espère que cette attaque va déclencher un débat sérieux sur la censure politique des analyses et positions critiques, de même que sur le glissement vers la droite de la société et du monde académique. La pétition lancée par les étudiants de mon séminaire actuel, « Le racisme dans le capitalisme », et les très nombreux courriels et lettres de solidarité venus du monde entier et que j'ai reçus ces derniers jours me montrent que je ne suis pas seule à subir cette attaque. Au contraire, la défense de la science et de la doctrine critiques et la critique décisive de toute injustice restent des composantes importantes d'une conscience critique.
Freiheitsliebe. Nous vous remercions pour cette interview.