Dans une carte blanche publiée par le journal Le Soir, 41 associations d'horizons divers, dont IEB, prennent la parole à propos du climat délétère qui se développe et s'amplifie à Bruxelles. Si la parole est largement réservée aux élus et experts en tous genres, les acteurs de terrain estiment que les arguments de la société civile bruxelloise doivent aussi être entendus.
La commune de Molenbeek et sa population sont sous les projecteurs depuis bientôt deux ans. Ce « quartier » de Bruxelles serait devenu un « repère du djihadisme islamiste » en Europe. Nous souhaitons, à rebours des opinions et analyses qui soutiennent cette lecture, sortir du stigmate collé à ce lieu et à ses habitants et qui occulte la persistance de problèmes sociétaux très profonds dont les déterminants ne sont pas à chercher, loin de là, dans le périmètre considéré. Si la question du radicalisme nous préoccupe tous, cela ne doit pas nous conduire à confondre un des symptômes avec le fond des problèmes.
Si la sécurité publique a pu, dans certains cas et pour un temps, justifier l'adoption de certaines mesures (pas nécessairement toutes), celles-ci ne peuvent s'inscrire dans la durée. Cependant, même dans ce contexte, les instances gouvernementales se doivent de respecter les finalités professionnelles des travailleurs et acteurs sociaux qui œuvrent auprès des populations en proie à des difficultés de toutes sortes. Ces travailleurs et acteurs sociaux s'adressent à leurs publics à partir de ce qu'ils peuvent devenir et de ce qu'ils peuvent construire avec eux (tenant compte des moyens disponibles) et non à partir d'une approche basée sur le soupçon qui verrait d'abord et avant tout en chacun une menace pour la société.
Amalgames, raccourcis et stigmatisation
Dès à présent, le « Plan Canal-Belfi » établi par les ministres de l'Intérieur et de la Justice atteint sa vitesse de croisière. Ainsi, l'ensemble des ASBL des communes dudit plan – puis de toute la Région bruxelloise et même au-delà [1] – vont être contrôlées par la police, sous couvert de prévention du « radicalisme violent » et du « terrorisme ». L'adoption de ce Plan et sa mise en œuvre constituent un moyen d'intimidation à large spectre qui élève la peur et la stigmatisation en mode de gestion publique. Nous refusons et dénonçons cette dérive. En effet, la mise en œuvre de ces mesures autorise tous les amalgames [2], notamment lorsque le Fédéral s'attaque dans ce sillage à la « fraude sociale ».
Amalgames, raccourcis et stigmatisation, encore : on fait passer les associations, dans leur ensemble, comme acteurs d'un monde échappant au contrôle, qui n'auraient de compte à rendre qu'à eux-mêmes. C'est profondément injuste et erroné. Les ASBL subventionnées par les pouvoirs publics répondent aux préceptes de la législation sur les ASBL d'une part, aux obligations et procédures établies ensuite par les pouvoirs publics que sont les Régions, Communautés et Communes, mais aussi du Fédéral, d'autre part. Si les acteurs de la société civile bruxelloise ont été horrifiés par les attentats terroristes de Paris et Bruxelles, ils rejettent fermement les discours, tenus au plus haut niveau du pays, qui se permettent raccourcis et contre-vérités quant à leur travail lançant, à travers le contrôle des associations, un véritable « grand nettoyage » d'un pan entier de notre société. Cette criminalisation de la société civile doit cesser !
Par ailleurs, ces mesures ne doivent pas être isolées d'autres, votées presque en même temps. Sur sa lancée, le gouvernement, ouvrant la boîte de Pandore, aligne les mesures suivantes :
- Loi du 9 février du Secrétaire d'État à l'asile et la migration Theo Francken, qui permettra d'expulser des étrangers sans procès et en ordre de séjour, pour n'être que soupçonnés de « trouble à l'ordre public » ;
- Propositions de loi débattues le mois dernier en Commission parlementaire quant à « l'abrogation du secret professionnel dans les CPAS et dans les organismes de sécurité sociale au regard de présomption de 'terrorisme' », auxquels seront confrontés notamment les assistants sociaux.
L'État de droit foulé au pied
Liberté et autonomie associative, secret et déontologie professionnels [3], droits des étrangers, présomption d'innocence, procédures judiciaires équitables, respect de la vie privée (suite à la multiplication de la vidéosurveillance dans certains quartiers), autant de principes de l'État de droit foulés aux pieds ! Or, de la somme de ces lois, en aucun cas on ne fait un projet de société !
Nous insistons : il ne s'agit pas ici de l'exercice d'auto-défense d'un secteur. Nous refusons au contraire le jeu cynique dans lequel nos organisations sont placées qui conduira, à terme, à opposer des groupes et des secteurs de la société entre eux comme cela se produit dans plusieurs pays européens. Alors que, dans le même temps, l'argument du « vivre ensemble » et de la « cohésion sociale » est brandi en permanence... Or, les associations sont, depuis des décennies, un des garants de la vitalité démocratique, un contre-pouvoir nécessaire qui permet souvent, au-delà du travail quotidien d'aide ou d'accompagnement social de personnes plus fragiles, d'être (avec d'autres) le porte-voix des aspirations collectives à la justice, l'égalité des droits et (re-)construction de solidarités collectives et de liens sociaux. Autant d'enjeux particulièrement fragilisés en ces temps de crises successives qui produisent angoisses, haine et rejets de tout poil.
Brandir l'éthique associative
À ce climat délétère, auquel participent des responsables gouvernementaux, nous voulons opposer une éthique associative qui donne aux valeurs d'hospitalité, d'égalité, de solidarité, de liberté et aux notions de respect et de dialogue toute la place qui leur revient dans une société démocratique. Réaffirmons la liberté associative, vecteur d'émancipation, en contre-pied des logiques sécuritaires, commerciales [4] et des intérêts égoïstes.
Enfin, nous invitons les citoyens qui, inquiets dans ce climat particulièrement anxiogène, ne connaissent pas suffisamment les associations de leur commune ou quartier, à en franchir les portes pour s'enquérir de leurs projets, mais aussi de leurs difficultés autant que de leur désir de changement pour faire ensemble le pari de la solidarité, tournant le dos aux peurs et aux replis qui menacent.
Associations signataires : Lire et Ecrire Bruxelles, L'Oranger AMO, Maison du Peuple d'Europe, La Rue, MRAX, La Maison du Livre (St-Gilles), Kiosque (CIDJ), Le Foyer, Valérie Servais (Coordination communale de cohésion sociale d'Etterbeek), Myriem Amrani et Alain Willaert (présidente et vice-président de la section « Cohésion sociale » du Conseil consultatif bruxellois francophone de l'aide aux personnes et de la santé – COCOF), Dynamo AMO, Dynamo International, Fédération laïque de l'Aide à la Jeunesse, Traces de rue (Fédération francophone des travailleurs sociaux de rue), PlanJ AMO (Ouest B-W), MagMA, Commission Justice & Paix, BePAX, Collectifs d'écrits, TCC accueil AMO, Zinneke ASBL, La Porte Verte-Snijboontje, Maison de Quartier St-Antoine (Forest), Le SAS Evere (SSM), Formation Insertion Jeunes, D'ici et d'ailleurs (SSM), Service droits des Jeunes de Bruxelles, Le Toucan AMO, Conseil bruxellois de coordination sociopolitique, La Cité des écrits, Espace social Télé-Services, SETIS, Véronique Marissal (coordinatrice de la Coordination des écoles des devoirs de Bruxelles), Union des progressistes Juifs de Belgique, Présence et Action culturelle, Mission locale de Molenbeek, Centre Avec, Centre de formation Cardijn, SHARE-Forum des migrants, Centre bruxellois d'action interculturelle ; Inter-environnement Bruxelles, Smoners et Transit.
Lire la carte blanche sur le site du Soir : « À la peur et au sécuritaire, opposons une éthique de la solidarité et l'hospitalité ! »
Notes
[1] Le Vif qui cite l'Agence Belga : « Molenbeek : le parquet enquête sur les ASBL en lien avec le terrorisme ou le radicalisme » (03.03.2017)
[2] Dans sa réponse à une question parlementaire de février dernier à ce sujet, le ministre de l'Intérieur explique, par exemple, que « 74 associations affichent un lien avec le radicalisme, l'extrémisme et le terrorisme ». Qu'est-ce à dire : si une personne a des fréquentations suspectes, l'ASBL dans laquelle elle se rend est aussi « criminelle » ? Ce genre de raccourcis et d'amalgames parsème le « plan » et le discours qui le justifie.
[3] Lire à ce propos le Manifeste du travail social (2015).
[4] Même si désormais, ne soyons pas naïfs, nos secteurs sont également soumis à des modes de gestion et d'évaluation issus de l'entreprise privée.
Bron: http://www.ieb.be/A-la-peur-et-au-securitaire-opposons-une-ethique-de-la-solidarite-et-l