Audition d’Arnaud Zacharie par la Commission des Relations extérieures du Parlement fédéral belge – L’accord de commerce et d’investissement UE-Canada (CETA) est un accord de nouvelle génération qui vise en priorité la convergence réglementaire et la protection des investissements. Malgré les clarifications et les balises apportées avant sa signature, le CETA reste un accord déséquilibré, du fait qu’il garantit les droits des investisseurs, mais pas le respect des normes sociales et environnementales.
Le CETA a été présenté par la Commission européenne comme le « modèle » des nouveaux accords de commerce et d’investissement. Il représente le premier traité dit de « nouvelle génération » signé par l’UE. Après plusieurs décennies de libéralisation des échanges commerciaux, les tarifs douaniers sont devenus marginaux : les tarifs douaniers moyens « NPF » à l’OMC ne représentent que 4,2% au Canada et 5,1% dans l’Union européenne, tandis que les taux effectifs moyens ne sont que d’environ 2%. Les gains espérés d’une baisse accrue des tarifs en termes de croissance et d’emploi est donc au mieux limitée – l’étude de la Tufts University prévoit en réalité une perte nette de 227.000 emplois à l’horizon 2023 (203.000 dans l’UE et 23.000 au Canada) [1]. Les négociations commerciales portent donc désormais essentiellement sur les barrières non tarifaires, à travers la « convergence réglementaire », et sur la protection des investissements, à travers la clause d’arbitrage investisseur/Etat. Les accords comme le CETA abordent ainsi des domaines qui dépassent les compétences commerciales. Le CETA pose dès lors la question de l’équilibre entre la liberté des échanges et le respect des normes d’intérêt général.
La coopération réglementaire
Une première caractéristique du CETA est qu’il s’agit d’un « accord vivant », grâce à l’introduction d’un mécanisme de coopération réglementaire visant à réduire les différences de réglementations qui ne sont pas jugées indispensables par les partenaires commerciaux. La coopération réglementaire permet d’analyser les projets de réglementation en amont du processus législatif et de négocier l’harmonisation des règles existantes. Bien que volontaire, ce mécanisme risque de contribuer à réduire les normes d’intérêt général considérées comme des obstacles au commerce. Ainsi, le premier comité conjoint du CETA sur les mesures sanitaires et phytosanitaires s’est réuni pour la première fois en mars 2018, avec à l’ordre du jour les législations sur la santé des plantes et des animaux, l’autorisation de pesticides ou les différences entre les législations des Etats membres sur le glyphosate [2]. Le fait que le CETA ne garantisse pas le principe de précaution renforce les craintes que ce mécanisme contribue à considérer des normes d’intérêt général comme des obstacles non-tarifaires à éliminer.
Les normes sociales et environnementales
Le CETA comporte trois chapitres qui définissent les normes d’intérêt général à respecter : il s’agit du chapitre 22 sur le développement durable, du chapitre 23 sur les normes du travail et du chapitre 24 sur les normes environnementales. Toutefois, ces normes ne sont pas rendues contraignantes par un mécanisme de plainte et de sanction. Pourtant, le chapitre 29 prévoit un règlement des différends entre les partenaires commerciaux, mais les trois chapitres sur les normes d’intérêt général n’y sont pas liés – l’UE ayant refusé la proposition du Canada d’inclure des sanctions en cas de violations des normes fondamentales du travail [3].
La protection des investissements
Le CETA est le premier accord de commerce signé par l’UE qui comporte une clause d’arbitrage pour la résolution des différends entre investisseurs et Etats (chapitre 8, section D). Initialement créée dans les années 1950 pour garantir des dédommagements aux investisseurs étrangers en cas d’expropriation autoritaire par des régimes dictatoriaux, la clause d’arbitrage a élargi son champ d’application pour considérer comme des atteintes à la protection des investissements les « expropriations indirectes », c’est-à-dire des politiques publiques visant à protéger l’environnement, les droits sociaux ou la santé. Les dérives du système ont été bien résumées par Juan Fernàndez-Armesto, un juge espagnol spécialisé dans l’arbitrage : « Il m’arrive de me réveiller la nuit en y pensant, et je ne comprends toujours pas comment les Etats souverains ont pu accepter le principe même d’un arbitrage en matière d’investissement. (…) Trois personnes privées sont investies du pouvoir d’examiner, sans la moindre restriction ni procédure d’appel, toutes les actions du gouvernement, toutes les décisions des tribunaux, et toutes les lois et règlements qui émanent du Parlement » [4].
Le CETA prévoit une clause d’arbitrage réformée – l’ICS (International Court System) plutôt que l’ISDS (Investor-to-State Dispute Settlement). Or, si l’ICS répond à certains problèmes, il ne résout pas le problème fondamental du biais pro-investisseur. Certes, contrairement à l’ISDS, l’ICS prévoit un tribunal d’appel et la création d’un pool d’arbitres permanents. Toutefois, plusieurs problèmes fondamentaux de l’ISDS subsistent dans l’ICS. D’une part, il n’y a pas d’obligation d’épuiser les voies judiciaires nationales avant de faire appel à l’ICS. La Commission propose une clause « U-turn », empêchant une firme d’utiliser conjointement l’ICS et la voie légale nationale, au lieu d’obliger d’épuiser initialement la voie nationale. L’incorporation d’un tel système parallèle menace l’application effective et uniforme du droit européen, sans démontrer en quoi un tel mécanisme est nécessaire dans un accord entre des partenaires commerciaux disposant de systèmes judiciaires performants.
D’autre part, la définition de la protection des investissements est toujours aussi vague et permet donc d’y inclure l’adoption de législations sociales ou environnementales qui n’existaient pas au moment de l’adoption du traité. L’ICS continue de définir vaguement le principe de « traitement juste et équitable » auquel ont droit les investisseurs – le tribunal devant juger si leurs « attentes légitimes » au moment de la ratification du traité ont été ou non frustrées – et d’interdire les « expropriations indirectes ». L’annexe 8-A du CETA précise que les politiques instaurées au nom de l’intérêt général ne peuvent être considérées comme des expropriations indirectes que dans des « circonstances rares », mais la définition de ces dernières est laissée à l’appréciation des arbitres. Le « droit de réguler » réaffirmé par l’article 8.9 du CETA ne représente qu’une vague orientation pour l’interprétation des arbitres. Le fait de souligner que le simple fait qu’une régulation affecte négativement un investissement ne donne pas automatiquement droit à un dédommagement (article 8.9, para. 2) n’empêche pas une firme de porter plainte si elle estime que ses « attentes légitimes » ont été affectées par cette régulation.
Enfin, le projet de créer une Cour multilatérale sur les investissements ne règle pas ces problèmes, puisque le mandat de négociation de la Commission européenne prévoit de maintenir le principe des « expropriations indirectes » et la définition vague du « traitement juste et équitable ». S’il est légitime de protéger les investisseurs contre les décisions discriminatoires des Etats, rien ne justifie une clause favorisant les intérêts privés au détriment des choix démocratiques des Etats.
La question de la légalité de la clause d’arbitrage
La Belgique a demandé à la Cour européenne de justice (CEJ) de se prononcer sur la compatibilité de la clause d’arbitrage du CETA avec le droit européen. Depuis lors, la CEJ s’est prononcée le 6 mars 2018 sur la clause d’arbitrage du traité entre les Pays-Bas et la Slovaquie et a décrété que cette clause n’est pas compatible avec le droit européen, car elle porte atteinte à l’autonomie du droit de l’Union [5]. En d’autres termes, la CEJ estime que régler des différends susceptibles de concerner le droit européen en-dehors des tribunaux ordinaires de l’UE est contraire aux traités de l’UE, car cela perturbe le dialogue judiciaire entre les tribunaux des Etats membres et la CEJ, que cette dernière considère comme une « pierre angulaire » du système judiciaire de l’UE [6]. Certes, cet arrêt concerne une clause ISDS et un traité entre deux Etats membres de l’UE, et non une clause ICS et un traité entre l’UE et un pays tiers comme dans le cas du CETA, mais si la CEJ confirme son raisonnement, tout indique que la clause d’arbitrage du CETA permettrait à un tribunal arbitral de perturber le dialogue judiciaire entre la CEJ et les Etats membres de l’UE. Par conséquent, la Belgique devrait attendre la réponse de la CEJ à la question qu’elle lui a posée avant d’envisager de ratifier le CETA.
Les listes négatives pour la libéralisation des services
Dans le cadre des règles de l’OMC, la libéralisation des services fonctionne selon une logique de listes positives : seuls les services explicitement engagés par les Etats membres sont soumis à libéralisation. Dans le CETA, la logique se fonde sur des listes négatives : tous les services sont automatiquement libéralisés, sauf ceux qui sont explicitement protégés par les Etats membres – avec un « effet de cliquet » rendant le processus irréversible. En d’autres termes, la libéralisation des services est la norme et la régulation l’exception.
Conclusion : un traité déséquilibré
L’instrument interprétatif du CETA et la déclaration intra-belge ont permis de clarifier certains points et d’introduire plusieurs balises fondamentales. Toutefois, le CETA ne peut représenter un « modèle », car il comporte un déséquilibre fondamental entre, d’une part, les droits contraignants des firmes transnationales garantis par la clause d’arbitrage et, d’autre part, leurs devoirs dénués de mécanisme de sanction en matière de respect des normes sociales et environnementales.
Source: CNCD