Peut-on investir dans le gaz de schiste, produire massivement des plastiques jetables à usage unique, s’opposer à la définition d’objectifs suffisants de réduction de gaz à effet de serre, et, en même temps, prétendre « faire partie de la solution » au défi climatique ?
Certainement ! Investir dans l’économie grise et se présenter en leader de l’économie verte, voilà une ligne de communication qui n’a cessé de prendre de l’ampleur ces dernières années. Et si vous représentez une importante fédération industrielle active dans la pétrochimie en Belgique, et que votre entreprise promet 3 milliards d’investissements à Anvers, vous pourrez même prétendre, devant un parterre d’obligés, que tout cela est rationnel et cohérent.
Ce mardi 22 octobre, Hans Casier, CEO d’INEOS, avait quitté une nouvelle fois son domicile Suisse pour venir en Belgique. En tant que président de la fédération belge Essenscia, il devait participer à la présentation du rapport de développement durable du secteur.
On se réjouira de certains progrès réalisés par Essenscia : le secteur peut s’enorgueillir d’avoir fortement réduit ses émissions de gaz à effet de serre par unité de production depuis 1990. Il y a cependant aussi motif à inquiétude, car Essenscia ne réduit plus ses émissions depuis 2004[1] : tous les gains d’efficacité sont depuis compensés par une augmentation de la production, illustrant la présence d’un effet rebond. Or d’un point de vue climatique, seules les réductions d’émissions comptent.
Depuis 2004, les émissions ne diminuent plus dans l’industrie pétrochimique belge :
tous les gains d’efficacité sont compensés par un effet rebond qui voit la production augmenter.
(Essenscia sustainability report 2019)
Cette inquiétude est renforcée par le fait que les améliorations passées sont dues à l’implémentation des solutions les plus accessibles (« low hanging fruits ») : réduction des oxydes d’azote, substitution des gaz fluorés, passage du pétrole au gaz pour une série d’activités. De futures réductions d’émissions seront cependant nettement plus difficiles à réaliser, comme l’explique le récent mémorandum d’Essenscia : « Il devient techniquement et physiquement de plus en plus difficile et plus cher de produire de manière encore plus écologique ».
Le plus préoccupant, toutefois, est que d’importants membres d’Essenscia continuent d’investir à long terme dans des productions non durables. Le projet d’INEOS et emblématique de cette réalité : la multinationale de la pétrochimie souhaite construire un nouveau craqueur d’éthane et de nouvelles usines dans le port d’Anvers, afin de produire de l’éthylène et du propylène, matières de base pour de nombreux plastiques. Le craqueur fonctionnera au gaz fossile. INEOS investit actuellement dans le gaz de schiste pour assurer son approvisionnement. Ce nouvel outil industriel générera de grandes quantités d’émissions de CO2 pendant des décennies, mettant notre industrie sur une trajectoire incompatible avec la décarbonation nécessaire pour respecter l’accord de Paris et préserver le climat[2].
Pour « verdir » l’industrie, ne serait-il pas logique de baser sa stratégie sur les informations scientifiques concernant les réductions d’émissions nécessaires pour préserver un climat viable ? Ne serait-il pas logique de chercher à sortir des énergies fossiles au lieu d’encore y investir sur le long terme ? Ne serait-il pas logique de faire une distinction entre productions industrielles utiles et productions industrielles superflues, voire néfastes, et de limiter la mise sur le marché de produits fortement impactants (plastiques jetables à usage unique, lubrifiants pour forages fossiles, etc.) ? Peut-on continuer à produire tout et son contraire, où faut-il remettre du sens au cœur de nos projets industriels ?
Ces questions restent les grandes absentes de la communication d’Essenscia.
Essenscia et son président préfèrent parler d’innovation, la seule réponse qu’ils envisagent face aux défis environnementaux. Depuis des années, les portes-voix de l’industrie martèlent que, pour que cette innovation se déploie à la mesure des enjeux, il faut surtout que les pouvoirs publics évitent de brider le secteur avec trop de régulations environnementales. Ils s’opposèrent ainsi à une loi climat, à la définition d’objectifs suffisants de réduction de gaz à effet de serre ou à l’accélération du développement des énergies renouvelables. Mais ils prétendent qu’un « soutien à la compétitivité » dans leur secteur (des subsides accrus pour réduire le prix de l’énergie pour l’industrie, des subsides à l’innovation…) serait le meilleur moyen de faire advenir des innovations salvatrices.
Suivez-vous toujours ? Plutôt que de circonscrire dès maintenant l’incendie, le pyromane pompier réclame du temps libre, et une augmentation salariale. Il prétend avoir la clé de la caserne, et promet de nous sauver. Demain, peut-être, à condition qu’on le laisse jouer avec ses allumettes aujourd’hui…
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[1] Notons par ailleurs que les chiffres d’émission de GES présentés dans le rapport ne comptabilisent pas les émissions liées à la consommation d’électricité du secteur. Cette consommation a augmenté de 42% depuis 1990.
[2] Au niveau belge, les émissions futures totales ne peuvent pas dépasser de l’ordre de 1000 MtCO2 si notre pays souhaite participer de manière équitable à l’effort climatique mondial.
Voir annexe du rapport 2019 du Groupe d’experts pour le climat et le Développement Durable : https://www.klimaatpanel.be/laravel-filemanager/files/shares/klimaatpanel_OK_FR_volledig_spread_LwR2.pdf#page=60
Image : scheepvaartwest
Source: https://www.iew.be/essenscia-ineos-et-le-pompier-pyromane/