Ghalia Djelloul, docteure en sociologie formée à l’Université de Genève et l’UCLouvain, a rejoint BePax le 1er octobre dernier en tant que Secrétaire générale. Succédant à Nicolas Bossut, qui a dirigé l’association pendant plus de dix ans, elle nous parle de son parcours, de sa nouvelle mission au sein de BePax, de sa vision ainsi que des défis qui attendent l’association.
Pauline Washukenyi[1] : Parlez-nous de vous. Quel est votre parcours personnel et professionnel ?
Ghalia Djelloul : Je me définis avant tout comme une sociologue, active ces sept dernières années dans, et à partir, du monde académique. Mes intérêts de recherche ont toujours été générés par mon propre parcours social : ayant grandi en Algérie durant la « guerre contre les civils » des années 1990, j’ai cherché dans le cadre de ma thèse à comprendre comment le lien social s’était reconstruit depuis. Pour cela, j’ai mené une réflexion approfondie sur la violence quotidienne et « ordinaire » qui traverse la vie sous un régime autoritaire, ainsi que les techniques de non-violence par lesquelles la société y résiste.
Avant cela, j’avais mené une enquête sur le féminisme musulman en Belgique, partant à la rencontre de militantes qui défendaient les droits des femmes aussi bien au sein de leurs familles et entourages religieux, que dans la société plus large en résistant à la stigmatisation de leurs communautés. Les thématiques qui m’intéressent ont donc toujours revêtu une dimension politique, étudiant le genre et d’autres rapports sociaux de manière intersectionnelle pour articuler la question du pouvoir et de la violence et des multiples voies que prend le changement social.
Malgré la passion que je mettais dans la recherche et ma soif de comprendre, j’avais pourtant le sentiment de ne pas pouvoir aller au bout de ma propre démarche personnelle, et de sacrifier systématiquement ma part de militance par devoir de réserve. Le fossé qui se creusait entre la chercheuse et la citoyenne devenait de plus en plus frustrant, raison pour laquelle, après la finalisation de ma thèse, j’ai eu besoin de me remettre en mouvement pour agir et de m’impliquer davantage dans la société pour transformer mon indignation en un moteur pour le changement.
À cet égard, je suis convaincue que l’éducation permanente constitue un levier important car elle forme un monde à la frontière entre l’associatif et le militant, qui crée un espace d’action collective par la rencontre, l’échange et l’amplification entre différents types de savoirs (académique, militant ou ancré dans l’expérience quotidienne). Ce croisement rend à mes yeux possible l’ingrédient le plus indispensable pour permettre l’apprentissage individuel et collectif : la réflexivité, c’est-à-dire la capacité de mettre à distance les discours et pratiques liées à nos rôles sociaux pour porter un regard critique sur la société. Cette étape, nécessaire, ne constitue pour autant que le début d’un chemin de transformation dans l’objectif d’agir concrètement sur le réel par l’action collective.
P.W : Avez-vous déjà eu des expériences dans le champ de l’éducation permanente ?
G.D : Oui, j’ai eu la chance de travailler une année au bureau d’études de Vie féminine. J’y ai beaucoup appris en observant et en vivant de l’intérieur la vie de ce mouvement. J’ai également été amenée à « atterrir » dans des lieux mêlant différents publics, d’une variété de milieux et d’âges (bien que toujours en non-mixité de genre). Cette expérience s’est prolongée par la mise en place d’une formation qui a duré plusieurs années au sujet du racisme dans les milieux féministes, et la manière dont il empêche les femmes de nouer des liens de solidarité. Répondant au besoin d’ouvrir des espaces de réflexivité individuelle et collective pour les travailleuses et bénévoles de l’asbl, nous partions de leurs expériences et vécus pour dévoiler l’étendue du système que constitue le racisme, et approfondir ses réalités et ses effets.
De plus, mon souci constant de diffusion des connaissances scientifiques m’a conduite à collaborer étroitement à la conception et l’animation de formations à destination de formateur·trice·s ou d’un public directement bénéficiaire ( avec l’asbl Vie Féminine, l’ONG CISP en Algérie) ou à intervenir ponctuellement au sein de dispositifs déjà existants (avec le CRVI, CRIPEL, CFEP, etc.). Ce lien entretenu avec une variété de milieux associatifs m’a permis d’accroître ma réflexivité quant à mon rôle de chercheuse, et ma capacité d’adaptation à des publics aux configurations différentes.
Enfin, lors des conférences données au grand public, j’ai toujours porté attention à mes postures et pratiques de communication, pour développer les compétences pédagogiques nécessaires à la transmission de connaissances. Mes interventions diverses, à Bruxelles et en Wallonie (BePax, Dakira, Le Space, Forum Renaissance à Bruxelles, Centre Culturel Arabe en Pays de Liège, etc.), m’ont permis d’apprendre d’autres environnements organisationnels et milieux sociaux en Wallonie et à Bruxelles.
P.W : Comment envisagez-vous de mettre ces expériences à profit pour remplir votre mission de Secrétaire générale ?
G.D : Il me semble qu’une des responsabilités principales de la Secrétaire générale est d’impulser de la réflexivité dans les différents lieux de l’association, en pilotant des processus d’apprentissage collectifs qui relient les différentes expériences en jeu. Je compte donc mettre les multiples compétences acquises au fil de ma pratique de sociologue (analyse, réflexivité, médiation, pédagogie, etc.) à profit dans cette nouvelle fonction.
Alliant des capacités d’analyse et d’esprit critique, à un ancrage empirique précédé d’une rigueur méthodologique, j’envisage sa pratique comme une fonction de médiation entre différents types d’acteurs individuels et collectifs. Dans le cas de BePax, association qui s’est rapidement développée et a pris en charge les problématiques liées au racisme et aux discriminations, ce rôle de liant me semble indispensable entre l’équipe et les instances (CA, AG) d’une part, et entre l’association et ses partenaires (des mondes associatif, militant ou politique), d’autre part.
Je me vois donc comme une facilitatrice d’un processus d’éducation permanente qui se traduira en intégrant davantage les différentes parties prenantes aux réflexions et positionnements de l’association, et en prenant le temps de la réflexivité sur ses propres pratiques. Cette étape me semble nécessaire pour faire mûrir le collectif, le faisant gagner en cohérence entre ses discours et ses pratiques pour faire également grandir son pouvoir d’action sur la société.
P.W : Quelle est, jusqu’à présent, votre perception de la place de BePax au sein du champ anti-raciste ?
G.D : La vision de la place que nous devrions occuper est avant tout à construire avec toutes les parties prenantes de BePax, mais on peut déjà noter deux choses. D’une part, l’association est en pleine transition étant donné son recrutement de personnes directement impactées par le racisme, et il faut accompagner ce changement en termes de renouvellement des thématiques et des manières de travailler. D’autre part, en tant qu’association « historiquement blanche », elle a à cœur de déconstruire la norme de blanchité et de mettre en lumière les mécanismes du racisme structurel. Ce positionnement l’a conduite à se mettre à l’écoute des personnes souffrant du racisme, tout en restant vigilante à ne pas prendre leur place, mais à nouer plutôt des alliances dans le but de déconstruire les barrières auditives et visuelles qui empêchent ces voix d’accéder à l’espace public. Pour cela, elle oriente son action vers la création d’espaces de prise de conscience et de déconstruction de positions privilégiées octroyées par ce système, et joue le rôle de relais et de visibilisation des revendications des personnes concernées, en les faisant résonner avec nos thématiques de travail.
P.W : Depuis quelques années, BePax a également développé une activité de plaidoyer politique. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ? Et quels sont les autres défis qui attendent BePax ?
G.D : En plus d’un premier chantier majeur qui consiste à permettre un co-pilotage de l’association entre l’équipe et les instances, afin d’en aligner les visions, mission et valeurs, le projet d’ampleur auquel nous nous attelons concerne la coalition NAPAR, qui réunit 60 associations de l’ensemble du pays réclamant un plan d’action interfédéral contre le racisme. Grâce au soutien de l’UE, nous allons renforcer notre équipe pour mobiliser de larges pans de la société (civile et politique) en vue d’une prise en charge collective de la lutte contre le racisme. Ce dernier étant multidimensionnel, c’est-à-dire à la fois structurel, organisationnel (institutionnel) et interindividuel, le mémorandum défendu par la coalition permet à la fois de visibiliser et de lancer des pistes d’action concrètes sur toutes ces dimensions.
Ce projet entérine la vision politique de l’antiracisme que défend BePax, et donne plus de cohérence aux différents volets de notre action (recherche, animation et formation). Il rappelle l’urgence de s’engager collectivement pour mener un réel changement sociétal, en vue d’enrayer et de démanteler le système raciste.
P.W : À titre personnel, que souhaitez-vous apporter à BePax ?
G.D : Mon expérience du racisme est multiple. En tant que personne traversée par des problématiques aussi bien communes aux personnes ayant migré dans des pays européens (dites « primo-arrivantes ») qu’à leurs descendants (dites « issues de l’immigration »), cet espace à la frontière me permet de me relier à beaucoup de thèmes de travail de BePax. Mon intention est donc de les alimenter et, à plus long terme, d’ouvrir de nouveaux champs de perception et de développer de nouveaux champs d’action contre le racisme, permettant à l’association de rencontrer une plus grande variété de publics et d’innover dans ses dispositifs pédagogiques.
En termes politique, je souhaite m’engager dans un travail de clarification et d’articulation des concepts qui tissent des liens entre les différents termes du débat souvent présentés comme contradictoires. Pour dépasser les visions binaires, il est important de partir de situations vécues car la réalité est infiniment plus complexe que les théories qui essaient de l’expliquer.
Ces obstacles cognitifs constituent à mes yeux de véritables barrières empêchant d'expliciter les effets concrets du racisme à des personnes qui n’en souffrent pas, ni n’entendent ni ne voient les voix et les visages des personnes que ce système œuvre à déshumaniser pour mieux les exploiter. Sans ce sursaut de conscience de l’ensemble de la société, nous ne parviendrons pas à défaire la violence (de basse à haute intensité) qui le maintient en place.
Aussi, je souhaite développer le travail d'accompagnement de BePax en développant davantage des modes d’action collective qui offrent des prises concrètes de déconstruction au niveau individuel, et de démantèlement au niveau collectif. Aujourd’hui, il est urgent et prioritaire de chercher ensemble des solutions concrètes pour alléger le quotidien des personnes impactées par le racisme.
[1] Chargée de communication à BePax.
Source: https://www.bepax.org/actualites/entretien-de-presentation-de-ghalia-djelloul-nouvelle-secretaire-generale-de-bepax.html