Un rapport coordonné par le ministère de la Défense préconise d’augmenter les dépenses militaires. Ce texte aux fondements aussi hétéroclites qu’incohérents traduit une dommageable vision militariste du monde.
Ne menons pas notre armée sur une voie conservatrice et dangereuse
© DR
Une carte blanche de Elena Aoun (UCL-Mons) ; Eva Brems (UGent) ; Marlies Casier (UGent) ; Goedele De Keersmaeker (UGent) ; Denis Duez (Saint Louis) ; Anne Lagerwall (ULB) ; Dries Lesage (UGent) ; Yannick Quéau (GRIP) ; Tom Sauer (UAntwerpen) ; Christophe Wasinski (ULB).
Ce mercredi 23 juin, le rapport du comité de douze expert(e) s mandaté par la ministre de la Défense pour rédiger des recommandations sur la Vision stratégique de 2016 a été présenté à la Chambre (voir La Libre du 23 juin NdlR). Ce rapport coordonné par le ministère de la Défense préconise d’augmenter les dépenses militaires. Précisons que le gouvernement précédent avait déjà pris la décision d’augmenter significativement le budget de la Défense (de 0,95 % à 1,30 % du PNB). Il est maintenant suggéré que les dépenses militaires soient augmentées pour atteindre la moyenne de l’Otan, soit 1,7 % du PIB. L’origine de ces fonds, dans un contexte de pandémie qui a mis à rude épreuve les caisses de l’État, est laissée en suspens. Les dépenses militaires doivent faire l’objet de justifications adéquates, basées sur des évaluations précises de leur utilité politique et une prise de conscience des limites et des risques inhérents à l’usage de l’outil. Ces éléments font malheureusement défaut dans le rapport des expert(e) s ou ne sont traités que sous l’angle militaire.
Considération apocalyptiques
Le rapport des douze expert(e)s sur la Vision stratégique comporte des considérations apocalyptiques sur l’environnement sécuritaire et des recommandations en matière d’acquisition de matériel et de développement de capacités. Les éléments sur l’environnement de sécurité constituent pour ainsi dire un catalogue de tout ce qui pourrait aller mal dans l’ordre international dans les années à venir. Le rôle précis que la Défense pourrait jouer lorsqu’il est question de risques liés à la croissance de la population mondiale, aux migrations, aux maladies infectieuses, au développement de l’autoritarisme ou encore au réchauffement climatique n’est cependant pas clair. La tonalité générale donne à penser que les auteur(e)s envisagent la possibilité qu’il faille donner du canon pour faire face aux conséquences de ces phénomènes.
Des angles morts
Le rapport évoque aussi des risques et des menaces liés à l’émergence de nouvelles puissances. De fait, on a assisté ces dernières années à une montée en puissance de la Chine et à une réaffirmation de la Russie sur la scène internationale, pour ne mentionner que ces deux États. Dans ce contexte, les auteur(e)s ne recommandent pour ainsi dire qu’une chose : réarmer. Notre responsabilité dans la détérioration de la situation géopolitique, avec notamment l’extension de l’Otan vers l’Est, alors qu’il avait été promis à la Russie qu’elle n’aurait pas lieu, n’est pas analysée. Les mécanismes qui faciliteraient la cohabitation de puissances dont les intérêts sont divergents ne sont pas non plus abordés. On pourrait pourtant envisager une relance du processus d’Helsinki, initié pendant les années 1970, pour améliorer les relations avec la Russie. En lieu et place, le document nous enjoint d’envisager le retour de la "guerre de haute intensité", tout en faisant un appel du pied à l’industrie de défense qui aurait à fournir la logistique mortifère de celle-ci. Le risque de course aux armements que fait peser ce type de politique n’est pas évoqué. Le rapport passe aussi sous silence le fait que les dépenses militaires des États européens sont très largement supérieures (300 milliards de $) à celles de la Russie (60 milliards de $) et le fait que, sur le plan militaire, la Chine est essentiellement une puissance régionale et non pas mondiale. On ne trouvera pas non plus, dans ce rapport, de critique des armes nucléaires de l’Otan, dont certaines sont basées en Belgique, alors qu’un Traité d’interdiction sur les armes nucléaires est entré en vigueur en 2021. En outre, le document recommande de se préparer à des "opérations expéditionnaires" mais reste silencieux sur le bilan catastrophique des missions menées en Afghanistan, en Irak, en Libye et au Sahel.
Les recommandations qui concernent le traitement du personnel et soulignent la nécessité d’une Défense qui tient compte de la diversité sont les bienvenues. Mais, de façon plus générale, l’un des problèmes du rapport est qu’il articule superficiellement les demandes de matériel à la liste des risques et des menaces de l’environnement décrit. Entre les deux, il manque une réflexion politique sur la hiérarchie des problèmes et des objectifs à atteindre. Le rapport donne l’impression que les forces armées belges ont des responsabilités de l’Arctique à l’Amérique latine en passant par le Caucase. En définitive, la description de l’environnement international semble surtout justifier le développement d’un coûteux arsenal baroque allant d’avions à décollage vertical aux drones armés en passant par des missiles de croisière. Est-ce réellement cela qui va garantir notre sécurité ?
Sous la précédente législature, une politique de défense conservatrice a été mise en œuvre. Avec ce rapport, aux fondements aussi hétéroclites qu’incohérents et traduisant une vision militariste du monde, les experts donnent le feu vert au gouvernement pour continuer sur cette voie dangereuse.
Publié dans la Libre Belgique