L’apprenti sorcier Erdogan et les armes de destructions létales
Les bruits de botte se font entendre ces derniers temps. L’Ukraine, le Yémen, Taiwan. Nous avons raison de craindre qu’une guerre majeure ne se déclenche incessamment tant les tensions entre les Etats-Unis, la Russie et la Chine sont exacerbées.
Cependant, il y a aussi des guerres « oubliées » ou volontairement passées sous silence qui utilisent des armes jusqu’ici « méconnues » et d’une efficacité inégalée. Ces guerres se déroulent au Proche Orient et en Afrique. Elles ont un point commun. Il y a un pays, ou plutôt le régime quasi totalitaire de ce pays qui est au centre de tous ces conflits : la Turquie de Recip Tayyip Erdogan.
En 2020, les Turcs ont utilisé en Libye des drones de leur fabrication. On les appelle des drones tueurs ou des drones kamikazes. L'armée turque a en effet utilisé en 2020 des essaims de drones kamikazes autonomes en Libye pour cibler des combattants de l'armée de la HAF (l'armée anti-gouvernementale du général Haftar), selon un rapport de l'ONU au Conseil de Sécurité daté du 8 mars 2021 rendu public parla revue en ligne New Scientist. Il traite de l’ensemble du conflit libyen, mais révèle un élément inconnu jusqu’alors : ces drones peuvent attaquer et frapper sans intervention humaine. On les appelle « kamikaze » parce qu’ils se « sacrifient » en tombant sur leur cible.
Le drone tueur ou kamikaze fabriqué en Turquie est sans doute l'arme contemporaine la plus redoutable.
Ces « robots rôdeurs » rappellent furieusement leurs ancêtres nazis : les bombes volantes V1 et V2 qui semèrent la terreur entre autres à Londres, Anvers et Liège et parmi les troupes alliées. Mais elles étaient loin d’avoir la précision et l’efficacité des drones kamikazes d’aujourd’hui.
Le drone kamikaze, arme imparable
Ces drones sont des engins automatiques légers – 7 kilos – portant une charge explosive destinée à éliminer des combattants et des unités ennemies. Ils sont dotés d’une caméra avec reconnaissance visuelle autoguidés grâce à un programme d’intelligence artificielle. Ils volent en essaim et agissent sans intervention humaine. Le rapport de l’ONU (556 pages !) dévoile, photos à l’appui prises sur le terrain, que c’est l’entreprise turque STM (Savunma Teknolojileri Mühendislik) qui développe ce type d’engin. STM ne s’en cache d’ailleurs pas et fait de la publicité pour son « produit » appelé Kargu-2. Ainsi, des vidéos Youtube font la démonstration de l’efficacité de ces drones dotés de l’intelligence artificielle. Elles sont spectaculaires et interpellent !
Sur cette vidéo, la redoutable efficacité du drone kamikaze Kargu de STM
Selon le rapport du GRIP (L’ONG belge Groupe de Recherche et d’Information sur la Paix et la Sécurité) 2021/6, p. 20, lors du Forum diplomatique à Antalya en 2021, le PDG de STM a déclaré : « Il n’est pas possible pour la Kargu-2 de choisir sa cible et d’attaquer à moins que l’opérateur n’appuie sur le bouton. L’opérateur doit identifier la cible avec la caméra pour confirmer la cible en personne. Cependant, après que l’opérateur a identifié sa cible et donné l’ordre d’attaquer, la Kargu peut attaquer. L’opérateur a la possibilité d’annuler l’attaque à tout moment jusqu’à ce que le drone atteigne sa cible. »
En dépit de cette dénégation peu crédible, il est clairement établi que la Kargu-2 peut attaquer en essaim sans intervention humaine. Le rapport de l’ONU est clair à ce sujet. Il indique que des combattants en Libye ont été « traqués et engagés à distance par des drones de combat ou des systèmes d'armes autonomes létaux tels que le STM Kargu-2 et d'autres munitions rôdeuses ».
Interrogé à l'occasion de la publication du rapport de l'ONU, Bruno Martins, spécialiste des technologies militaires émergentes au Peace Research Institute d'Oslo, expliquait à France 24 que ce type de drone est capable de « voler en escadrille sans être dirigé à distance », puis d'identifier une cible « en fonction de sa signature électronique ou thermique ».
Ce n’est pas la première fois qu’une arme de ce type est utilisée dans un conflit armé, mais il y a toujours eu une intervention humaine. Des drones bourrés d’algorithmes et d’intelligence artificielle capables de tuer sur commande ne sont, en effet, pas une nouveauté. « C’est ce que l’on appelle des drones kamikazes et ils sont utilisés sur le champ de bataille depuis un certain temps », explique Ulrike Franke, spécialiste des drones et des technologies militaires au Conseil européen des relations internationales, à France 24.
Les drones sont d’usage courant dans les conflits armés actuels.
Les Israéliens ont été les premiers à en fabriquer dans les années 1980 et « leur utilisation s’est étendue lors du conflit dans le Haut-Karabakh en 2016 », rappelle cette experte. Les affrontements qui ont éclaté entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan en juillet 2020 « ont même été surnommés la guerre des drones à cause du recours à ces engins kamikazes », souligne le site de l’ONG Drone Wars UK. Des drones en essaim ont été lancés par l’armée israélienne sur Gaza, lors des heurts avec le Hamas en janvier 2021.
Mais même ces engins sont déjà trop autonomes au goût de certains. « Ils sont capables de voler en escadrille sans être dirigés à distance, et peuvent traquer leur cible dans un périmètre donné et l’identifier en fonction de sa signature électronique ou thermique. » explique Bruno Martins. En d’autres termes, ils peuvent trouver tout seul un signal radar, un camion de munitions ou des troupes au sol selon les indications qui ont été inscrites dans leur programme. Une fois que le drone kamikaze a acquis sa cible, il attend généralement que l’opérateur humain lui donne le feu vert pour s’abattre sur lui comme un missile. C’est ce qui se passait avant l’opération turque contre l’armée de la HAF en Libye. Depuis, l’opérateur humain est inutile !
À l’inverse, si le drone devait agir « sans intervention humaine, cela impliquerait des questions éthiques d’un autre ordre comme de savoir si une intelligence artificielle peut déterminer ce qui représente une cible légitime », souligne David Dunn, de l’université de Birmingham. C’est le cas en Libye ! C’est la première fois que l’on a la preuve de l’existence et de l’utilisation de cette arme.
La guerre sans hommes
Comment cela fonctionne-t-il ?
Le système s’appelle « Fire and forget », « Tirer et oublier » qui « désigne un engin dont le guidage après lancement ne requiert plus l'intervention de la part de la plateforme de tir. Ce sont donc des missiles ou drones à vol autonome. Généralement, les informations relatives à la cible sont programmées avant le lancement : il peut s'agir de coordonnées ou de mesures radar (vitesse comprise) ou infra-rouge de la cible. Dans le cas d'essaims de drones à reconnaissance visuelle comme dans le cas de Kargu-2, les uniformes, visages, vêtements, types d'armes peuvent être programmés pour devenir des cibles sans qu'aucune intervention humaine en soit requise ensuite. D’où le terme "oublier", puisque les lanceurs de drones oublient les drones après leur tir et les laissent agir seuls et enfin "trouver", puisque les drones trouvent leurs cibles seuls. » (TV5 Monde, Pascal Hérard, 2 juin 2021)
Donc, le Kargu-2 est un drone qui utilise la classification d'objets basée sur l'apprentissage automatique pour sélectionner et engager des cibles, avec des capacités d'essaimage en cours de développement permettant à 20 drones de travailler ensemble. Le rapport de l'ONU qualifie le Kargu-2 d'arme autonome létale.
La seule riposte possible est un système de brouillage électronique qui disperse les essaims, mais qui, en tombant, peuvent provoquer des dégâts considérables. Et toutes les armées n’en sont pas équipées. Cependant, comme l’explique Éric Martel, chercheur au CNAM en France : « Un essaim fonctionne selon la théorie des systèmes, ce sont des acteurs qui sont unitairement bêtes mais intelligents en groupe et ont comme logique, justement, de faire émerger une stratégie qui leur est propre. En interaction avec d’autres essaims, ils deviennent quasiment incontrôlables. Ils constituent d'ailleurs l'un des problèmes les plus aigus des systèmes d'armes autonomes. » Il n’existe donc à ce jour aucune parade contre ces armes abominables. Cependant, STM a mis au point une technologie pour des outils de navigation basés sur l’étude des images en vol et en temps réel afin de proposer des vols autonomes en l’absence de couverture GPS ou en cas de brouillage.
Les drones Kargu en essaim et en pilotage autonome.
Erdogan attaque tous azimuts !
Le pouvoir de destruction des drones kamikazes est redoutable. Ces essaims de drones sont capables d’éliminer en deux ou trois attaques des unités entières de chars d’assaut, des centaines d’hommes de troupes, et toutes sortes d’engins terrestres. Cette arme est donc stratégique : elle permet à son utilisateur d’avoir ainsi la maîtrise des airs, ce qui est un atout fondamental dans une guerre. Les drones kamikazes peuvent également s’attaquer à des objectifs civils et provoquer un nombre important de victimes et des dégâts considérables. C’est ce qu’il s’est passé en Arménie où les attaques de drones ont provoqué des dégâts considérables. En Ethiopie, également, les drones turcs ont arrêté et fait reculer les rebelles qui allaient s’emparer de la capitale, Addis-Abeba. En Syrie et dans le Kurdistan irakien, la Turquie cherche à éliminer avec ses drones les partisans du Partis des travailleurs kurdes, le PKK considéré comme terroriste, et ce, depuis 2018. Le journal « The Intercept » - journal en ligne fondé par Glenn Greenwald après l’affaire Snowden qui diffuse des informations non publiées dans la presse mainstream – révèle : « Selon des sources officielles, entre janvier et avril 2018, les TB2 équipés de bombes téléguidées de fabrication turque ont causé la mort de 449 personnes dans le nord-ouest de la Syrie. En Turquie, dans le Sud-Est, à majorité kurde, au moins 400 personnes auraient été tuées dans des attaques de drones depuis 2016. »
En février 2020, les Turcs ont lancé une contre-offensive contre l’armée syrienne de Bachar El Assad qui voulaient reconquérir avec l’aide des Russes, la province d’Idleb située au Nord-Ouest de la Syrie, afin de protéger les opposants islamistes qui y étaient réfugiés. C’est la première fois que l’armée turque a utilisé les drones kamikazes pour faire reculer les Syriens. Et le résultat est sans appel : la puissante offensive russo-syrienne a été clouée sur place par les drones !
C’est ainsi qu’Erdogan a réussi à asseoir sa puissance. On observe que ses offensives de drones se déroulent dans les régions où le régime actuel de la Turquie veut s’imposer. Il y a là une manifeste ambition expansionniste qui peut s’avérer dangereuse par la suite. Le président turc se trouve affaibli à l’intérieur de son pays : son régime est menacé d’effondrement aux prochaines élections. Dès lors, il joue la carte nationaliste pour être incontournable et l’on peut s’attendre à d’autres attaques de drones kamikazes dans la région. Par cette arme nouvelle, la Turquie du « Reis » peut se transformer en une grande puissance au Moyen-Orient et à la porte de l’Europe. Ce serait un bouleversement géopolitique majeur et les Etats-Unis se trouvent dès lors dans une position délicate : la Turquie reste un membre important de l’OTAN et ils comptent bien sur elle pour être un contrepoids à la Russie dans la région. Voilà le résultat de l’unilatéralisme US ! Et les Européens suivent jusqu’à se faire humilier publiquement par le « Reis » en personne !
Cette carte montre où les drones turcs ont frappé dans les zones périphériques de la Turquie visant les Arméniens et les Kurdes.
Le drone kamikaze, arme illégale ?
Enfin, sur les plans du droit international et du droit de la guerre, il n’existe aucune réglementation. Il y a une résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU (1970/2011) qui en son point 9 décrète un embargo sur la livraison d’armes en Libye. Donc, la Turquie est en infraction, mais il s’agit ici d’une règle concernant tous les types d’armes importées dans un conflit spécifique et qui, il faut l’admettre, n’a pas été appliquée sur le terrain ! Autrement dit, les Etats-membres de l’ONU - 125 pays, dont la Belgique, en ont débattu du sujet entre le 13 et le 17 décembre derniers, à Genève – et des ONG comme Amnesty International ou Human Right Watch ont très peu de chance d’obtenir gain de cause d’autant plus que ces armes commencent à proliférer dans plusieurs pays.
L’inquiétante prolifération des drones
Et cela est particulièrement inquiétant : le Maroc vient de commander des drones kamikazes à la Turquie. Selon le média en ligne, Africa Intelligence, « les Forces armées royales marocaines ont récemment passé une commande de drones armés turcs. Une commande, qui intervient alors que certains faits d'actualité laissent penser à une hausse des tensions dans la région du Sahara occidental. Mais le Maroc veut aussi répondre à des obligations opérationnelles, notamment liées à l'accroissement de sa coopération avec les puissances occidentales. » La belle affaire lorsque l’on observe que les tensions entre le royaume chérifien et l’Algérie sont exacerbées ! En même temps, le Maroc a acheté aux Israéliens pour 22,5 millions de dollars un système anti-drones appelé « Dôme de fer » et des drones fabriqués en Israël ! Rappelons qu’un avion de combat style Rafale, F16 ou F 35 coûte quelques milliards de dollars. La différence est frappante.
Une arme bon marché
Jamais une arme aussi efficace, à même de changer le cours d’un conflit n’a été aussi bon marché. C’est une autre caractéristique des drones kamikazes. Et cela pose d’autres questions : en plus d’armées de pays pauvres, ce système pourrait être acheté par des organisations terroristes ou des cartels de la drogue !
Il est inutile d’imaginer les conséquences.
L’incendie est près de s’allumer partout. Erdogan se dit au service de l’Islam, voulant rétablir le califat, mais il n’est nullement au service de l’humanité. D’autres nations vont suivre. On en devine les conséquences.
Quant aux Occidentaux, Etats-Uniens comme Européens, ils payeront très cher leur aveuglement. En attendant, les drones kamikazes ont un bel avenir meurtrier devant eux.
Pierre Verhas avec Josy Dubié