Morceaux d’humeur du 4 septembre 2022
Règlements de comptes à OK Berlaymont (1)
Le Président du Conseil européen, l’ancien Premier ministre belge Charles Michel, voudrait-il la peau de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen ? On pourrait le penser à la lecture de l’interview qu’il a donné au quotidien bruxellois « Le Soir » de ce week-end.
Il faut bien dire qu’il y a de quoi. Depuis le début de la guerre en Ukraine, Ursula s’est déchaînée. Elle a même outrepassé ses compétences en décrétant l’interdiction des organes de presse russes, la radio Russia Today et l’agence Sputnik, en faisant pression pour un embargo total sur le gaz russe, en prenant une série de décisions sans consulter le Conseil et les Etats-membres. Depuis qu’ils sont aux affaires européennes, Charles Michel et Ursula von der Leyen s’étripent à qui mieux mieux. Il n’y a pas eu que le fameux « Sofagate » où Erdogan a humilié la présidente de la Commission en présence de Charles Michel qui s’est laissé berner comme un bleu (qu’il est politiquement…) ! Pour reprendre une vieille expression : tous deux sont d’accord pour dire qu’ils ne sont d’accord sur rien !
Aujourd’hui, concernant l’énergie, le quotidien bruxellois relate :
« Concrètement, Charles Michel n’apprécie guère l’intention, que l’on prête à la présidente de la Commission européenne, de réserver les scénarios pour contrer la flambée des prix pour le 14 septembre, lorsqu’elle prononcera son discours sur l’état de l’Union devant le Parlement européen, à Strasbourg : « On ne peut pas attendre jusque-là. » Pas plus qu’il ne goûte les fuites de documents de travail circulant au sein de l’exécutif communautaire, qu’il refuse d’ailleurs de commenter. « Pour l’instant, la Commission ne propose rien sur le sujet. Ce que je souhaiterais, c’est qu’il y ait, le plus vite possible, des propositions transparentes exprimées par la Commission. C’est le principe de la transparence démocratique que l’Union européenne doit incarner. Et, pour rappel, il y a une réunion des ministres de l’Energie le 9 septembre. »
Assez piquant qu’un libéral pur jus critique une politique libérale… Mais ce n’est pas tout :
« C’est une situation qu’on ne découvre pas aujourd’hui, elle date même d’avant la guerre en Ukraine », insiste le président du Conseil européen. Egrenant les conclusions des Sommets de mars, mai et juin, au cours desquels l’énergie était au cœur des débats entre chefs d’Etat et de gouvernement. La preuve par les conclusions. « De manière unanime, nous avons invité la Commission à faire des propositions sur les trois sujets clés en matière énergétique. Pour la consommation, il était très judicieux que la Commission émette, en juillet, des recommandations pour réduire de 15 % la consommation de gaz. Mais je pense qu’on doit aller plus loin et qu’il serait utile que la Commission fasse aussi rapidement des recommandations pour réduire la consommation d’électricité. »
Enfin :
« Reste le troisième élément du débat, le plus criant en cette rentrée : la flambée des prix. « Là je suis très ferme. Depuis de très nombreux mois, les chefs d’Etat et de gouvernement ont invité la Commission à travailler sur cette question. Pour être clair, sur le plafonnement des prix et sur le probable nécessité de réformer le marché de l’électricité. Il est certain qu’il n’y avait pas de consensus sur le type de décision qu’on devait prendre, mais il y avait un consensus pour inviter la Commission à venir avec des propositions précises. » Une critique en règle ? « Ce n’est pas une critique, c’est un appel ! Pas de Charles Michel mais des chefs d’Etat et de gouvernement. Il y a une impression que la Commission a perdu du temps, et c’est regrettable. (…) Un retard imputable, peut-être, à la technicité et la difficulté (au risque, disent certains) d’une réforme du marché de l’électricité ? « Les difficultés techniques c’est le quotidien de l’Union européenne, balaie le président du Conseil européen. Je ne peux pas accepter que ce soit un frein. Aujourd’hui, avec des prix du gaz multipliés par dix ou douze, le système déraille. Les prix de l’électricité augmentent. Et des entreprises ont des profits démesurés. Avant l’été, dans une certaine bureaucratie bruxelloise, vivait l’idée que, finalement ce n’était pas si mal que cela. Parce que ces entreprises allaient probablement réinvestir massivement dans la transition énergétique. Un état d’esprit déconnecté des réalités politiques, démocratiques. Je pense qu’en septembre, les ministres doivent ramener la dynamique démocratique politique dans tous les esprits. »
Et Charles Michel tire le signal d’alarme.
« Les Etats sont en train de s’appauvrir : 280 milliards d’euros ont été mobilisés, selon le think thank Bruegel, par les Etats, pour atténuer les effets de la crise énergétique sur les entreprises et sur les citoyens. Les citoyens souffrent, les entreprises souffrent, les Etats souffrent et quelques entreprises qui produisent de l’énergie font des superprofits. Je ne nie pas que le sujet est complexe. Mais il est inacceptable de rester les bras ballants. Et c’est difficile à expliquer que, depuis mars, il n’y a pas eu de propositions opérationnelles un peu sérieuses sur la table. »
Un plaidoyer dicté, aussi, par la crainte de tensions sociales ? « Oui, c’est pour ça que je plaide pour que l’on prenne rapidement des décisions. On doit tout faire pour garantir la cohésion de nos sociétés. Nous sommes dans un cercle vicieux qu’il faut briser. Les prix de l’énergie, bien plus élevés en Europe que partout ailleurs dans le monde, alimentent l’inflation, qui alimente la pauvreté, réduit la croissance et menace l’emploi. » Sans compter les menaces pour la démocratie. « Les autocraties, la Russie en premier lieu, mais pas seulement, sont obsédées par cette idée de faire la démonstration que le modèle démocratique ne peut pas produire du succès, du bien-être. L’un de leurs objectifs stratégiques, c’est d’essayer de créer des tensions sociales majeure. »
Autrement dit c’est la panique ! On dit que la peur est mauvaise conseillère. Ici, c’est plutôt l’inverse. Les craintes exprimées par le Président Michel sont tout à fait justifiées. Et il pointe du doigt les énormes défauts des institutions européennes.
Jean-Pierre Hansen ancien patron d'Electrabel absorbé par Engies
La technocratie européenne vit depuis des années dans sa tour d’ivoire et se refuse à voir la réalité. Tout est dicté par l’idéologie du « tout au marché ». Comme l’a dit au « Soir » de ce jour Jean-Pierre Hansen, ancien patron d’Electrabel absorbé depuis par Engies : « L’Europe regarde l’électricité comme elle regarde un tube de dentifrice ». Donc quel que soit le produit ou le service, il doit répondre à la même loi absolue qui s’applique à tout ! Dès lors, il n’y a plus d’esprit démocratique au sein des institutions de Bruxelles. Elles sont au service des lobbies – dont les lobbies énergétiques – qui gangrènent les institutions dont la caractéristique est l’opacité la plus complète. Les décisions prises par la Commission consistent en des diktats assortis de sanctions à l’égard des Etats-membres. Par exemple, il est assez piquant de voir les pressions exercées sur la Pologne et la Hongrie pour « illibéralisme », alors que la Commission elle-même n’a aucun respect pour les règles démocratiques les plus élémentaires.
Cette intransigeance de Bruxelles cache mal une inquiétante faiblesse. Charles Michel le dénonce en reprochant à la Commission sa passivité dans cette grave crise énergétique qui aura sous peu des conséquences dramatiques si on ne prend pas des décisions fermes de réforme du marché de l’énergie – gaz comme électricité – de plafonnement des prix.
Il est aussi indispensable de négocier sérieusement une stabilisation des prix avec les fournisseurs d’énergie ainsi qu’une sécurité d’approvisionnement, y compris avec la Russie de Poutine, d’autant plus que Gazprom vient de couper toutes ses fournitures de gaz à l’Europe ! On négocie bien avec Mohammed Ben Salman mis jusqu’il y a peu au ban de la « communauté » internationale pour l’assassinat d’un journaliste ! Cela implique une autre attitude géopolitique que l’alignement systématique sur celle des Etats-Unis. Si, déjà, l’Europe donne des signes d’indépendance à l’égard de la puissance étatsunienne, elle sera plus forte. Mais, cela tient du wishfull thinking.
En plus de l’énergie, ne perdons pas de vue le danger d’une crise alimentaire mondiale due à la guerre en Ukraine qui bloque l’exportation de céréales et d’autres produits agricoles comme l’huile de tournesol vers des pays, comme ceux du Maghreb, qui en ont un besoin vital et qui a déjà des conséquences en Europe par l’inflation galopante résultant de cette guerre et de la passivité des autorités européennes nationales comme européennes.
À propos de passivité, l’économiste belge Bruno Colmant, lui aussi, lance un signal d’alarme pas plus tard qu’aujourd’hui via Twitter :
Bruno Colmant se montre très inquiet, à juste titre, pour l'avenir proche. (cliché l'Echo)
« Si 20 % des Belges rencontrent un des trois critères de pauvreté, ce pourcentage passera à 35-40 %. Les banques alimentaires voient une augmentation de 15 % des demandes, les CPAS vont imploser. Mais il y a autre chose de plus profond, et dont le sentiment et l’intuition m’avaient traversé en 2020 lors des premiers lock-downs liés au Covid. C’est la perte de lien d’obéissance (je sais le terme mal choisi et je devrais plutôt parler de coopération). Il y a, de plus en plus, une rupture du respect à l’État, à l‘employeur, à la citoyenneté, etc. Si cette intuition se confirme, alors un mouvement de rébellion silencieuse pourrait apparaître qui conduit les ménages à ne plus payer, par impossibilité financière, mais aussi par affront, leurs impôts et leurs factures énergétiques. Si cette réalité, que j’espère voir éviter, se concrétise, alors ce seront les distributeurs d’énergies, et ensuite les banques et l’État qui en seront les victimes. Je crois que la paix et l’ordre sociaux sont infiniment plus fragiles qu’on ne le postule.
L’humaniste français de la Renaissance François Rabelais (1494-1553) écrivait que : « La moitié du monde ne sait comment l’autre vit ». En 2023, il ajouterait aujourd’hui qu’un tiers de la population est devenue invisible. Mais cela ne va pas durer. »
Charles Michel comme Bruno Colmant ont raison de tirer le signal d’alarme, mais les dirigeants européens sont-ils capables de définir une politique cohérente et forte pour sortir de cette crise majeure pour l’ensemble du continent européen, avant que la poudrière n’éclate ? Wait and see.
PV
- Le Berlaymont est le siège bruxellois de la Commission européenne.
Exit Mikhail Gorbatchev
Le dernier Grand du XXe siècle vient de disparaître à Moscou à l’âge de 91 ans. Il n’est pas reconnu par ses successeurs, il n’a même pas eu droit à des funérailles nationales. Il est vrai que l’actuel président russe n’a guère l’envergure de celui qui réforma fondamentalement l’Europe et la Russie qui était encore l’URSS, qui arrêta la folle course aux armements, qui libéra tous les prisonniers politiques, qui chercha à installer une social-démocratie à la scandinave dans son immense pays.
Dès son accession au pouvoir en 1985, Gorbatchev savait que la situation de son pays continent était catastrophique. C’est la raison pour laquelle il lança la fameuse perestroïka – restructuration – qui consista à libéraliser l’économie soviétique paralysée par la nomenklatura. Il est vrai que cela n’alla pas tout seul et que cette réforme était mal préparée, ce qui ouvrit le chemin aux oligarques – beaucoup d’entre eux faisant partie de la nomenklatura – et provoqua de sérieux trouble sociaux. Il lança également la glasnost ; réforme politique destinée à favoriser le passage vers un régime démocratique. Il fit également libérer les prisonniers politiques qui croupissaient dans le Goulag.
Mikhail Gorbatchev, le dernier Grand du XXe siècle
Sur le plan international, il négocia pour arrêter la folle course aux armements dont les conséquences étaient dramatiques pour l’économie soviétique et consistaient en un danger majeur pour le monde. Ce changement fondamental de politique eut un grand retentissement dans le glacis de l’Europe centrale. C’est la Tchécoslovaquie qui lança le mouvement en ouvrant sa frontière avec l’Autriche. Ainsi, les Trabans – ces petites voitures à moteur deux temps fabriquées en Allemagne de l’Est – déferlèrent sur l’Europe occidentale. Le mouvement était dès lors irréversible. La ville de Leipzig connut un soulèvement populaire qui s’étendit à toute la RDA et particulièrement à Berlin Est. Le 9 novembre 1989, le Mur tomba. La réunification allemande était désormais irréversible. Suivit la Roumanie de Ceausescu et tous les autres pays d’Europe centrale. Et Gorbatchev ne fit rien pour entraver ce mouvement. Ce fut un bouleversement considérable : à l’époque, il était inimaginable que le bloc de l’Est comme on l’appelait, puisse s’effondrer aussi rapidement et quasi pacifiquement.
Mikhail Gorbatchev souhaitait un rapprochement entre l’URSS et l’Europe. Il parlait de « maison commune ». Mais il se heurta à un silence poli de la part des Occidentaux. Les USA étaient farouchement opposés à un rapprochement entre l’Europe et la Russie. Ils le sont d’ailleurs toujours. C’est une des causes de l’actuelle guerre en Ukraine.
Le secrétaire général soviétique fut invité au G7 à Londres. Il espérait une aide des Occidentaux pour mener à bien son projet de démocratisation. Au contraire, il reçut une volée de bois vert. Il était exigé qu’il mène une politique ultralibérale de privatisation, d’ouverture des frontières au libre-échange, de démantèlement des mesures sociales. Gorbatchev fut contraint de s’incliner. C’est sans doute à partir de ce moment là que les relations entre la Russie et l’Occident se détériorèrent définitivement.
On connaît la suite. Un putsch militaire tenta de renverser le secrétaire général. Le maire de Moscou de l’époque, Boris Eltsine, s’imposa. Gorbatchev était définitivement affaibli. Il démissionna en 1991. Eltsine dissout l’Union Soviétique, accorda l’indépendance à l’Ukraine, à la Géorgie et à la Biélorussie. La guerre se déclencha en Tchétchénie. Bref, l’empire était disloqué. Ses restes revinrent aux mains des oligarques. Eltsine miné par l’alcool et sans aucun appui dut s’en aller. Ce fut le tour de Poutine, ancien agent du KGB et représentant une partie de l’oligarchie.
Aujourd’hui, trop tard comme toujours, on se rend à l’évidence : on aurait dû écouter Mikhail Gorbatchev.
Pierre Verhas
Bron: https://uranopole.over-blog.com/2022/09/morceaux-d-humeur-du-4-septembre-2022.html