L’UE face au conflit israélo-palestinien : un acteur au-dessus de la mêlée ?
Dans le dossier israélo-palestinien, l’UE campe volontiers le rôle de l’« intermédiaire honnête », à équidistance des parties prenantes au « conflit », ce qui lui permettrait de jouer les facilitateurs. Son comportement trahit pourtant un net biais en faveur d’Israël.
Par Gregory Mauzé
Régulièrement fustigée par Israël pour ses condamnations des violations chroniques du droit international dont il fait l’objet de sa part, l’UE est davantage prisée des Palestiniens, qui l’appellent de plus en plus souvent à jouer le rôle de médiateur en chef. De fait, elle tient généralement une position plus équilibrée que les États-Unis, réputés pour être le premier allié de Tel-Aviv. Défendre un équilibre dans une situation asymétrique ne peut toutefois que contribuer à faire pencher la balance en faveur du protagoniste le plus puissant, en l’espèce Israël.
Une asymétrie originelle
Le processus d’Oslo entamé au début des années 1990, qui déboucha sur la création de l’Autorité palestinienne (AP), a abouti à un accord particulièrement déséquilibré. Les Palestiniens reconnurent alors Israël sans obtenir la réciproque de celui-ci, lequel s’est, au contraire, exonéré de toute obligation à rendre possible l’édification d’un État palestinien territorialement viable, notamment en cessant sa politique de colonisation.
L’UE et ses État membres se sont certes engagés dès 1999 dans la défense de la création d’un État palestinien selon les paramètres prévus par le droit international, et érigés en premier bailleur de fonds de l’AP. Au fil des années, la fonction principale de celle-ci semble être devenue d’alléger les coûts de l’occupation pour Israël, au point que nombreux sont aujourd’hui ceux qui interrogent le bien-fondé de son maintien à flot1. Au demeurant, les Européens n’ont guère œuvré à préserver les conditions matérielles de la réalisation d’un État palestinien en n’agissant nullement, autrement que sur le plan déclaratif, pour faire cesser l’occupation et la colonisation.
S’il est certes difficile de mesurer avec précision une différence de traitement entre deux acteurs aux statuts aussi dissemblables, l’attitude que l’UE réserve respectivement à l’un et à l’autre ne permet pas pour autant de déceler la moindre velléité de rééquilibrage. Partenaire privilégié dans les domaines des échanges commerciaux, de la recherche ou du renseignement, Israël fait l’objet d’une mansuétude sans égale sur la question des droits humains. « L’UE n’a pas de sous-comité pour les droits humains avec Israël, bien que de tels organes aient été un élément standard des relations de l’UE avec les pays partenaires méditerranéens, du Maroc au Liban.», relève Martin Konecny, chercheur à l’European Middle East Project. À l’inverse, toute initiative rapprochant la Palestine d’une reconnaissance internationale semble susciter la méfiance sur le Vieux Continent. Depuis la création de l’AP, la Suède est le seul État membre à avoir reconnu la Palestine en 2014. Alors que l’UE encourage à tout-va l’adhésion aux statuts de la Cour pénale internationale (CPI), elle a accueilli par un silence inédit leur ratification par la Palestine2.
Condamnation borgne de la violence
À cela, s’ajoutent des exigences systématiquement biaisées en faveur d’Israël. Le sempiternel rappel de son droit à la légitime défense est rarement étendu aux Palestiniens, alors même que ceux-ci disposent, dans les limites du droit international humanitaire, d’un droit à la résistance à l’occupation. De même, le gouffre béant entre le nombre de victimes civiles des deux camps, qui penche en l’extrême défaveur des Palestiniens, justifierait que l’accent mis sur le « droit à vivre en sécurité » ne concerne pas que les seuls Israéliens.
L’isolement dont a été frappée l’AP lors de la victoire électorale du Hamas en 2006, puis la politique de non-contact poursuivie jusqu’à aujourd’hui contre le groupe islamiste offre une autre illustration de ce deux poids, deux mesures. À l’instar des États-Unis, l’UE exige ainsi de tout gouvernement palestinien qu’il reconnaisse Israël, ratifie les accords antérieurs et renonce à la violence. Israël bafoue pourtant allègrement les accords passés avec les Palestiniens (notamment en empêchant la tenue des élections palestiniennes à Jérusalem-Est), et ses dirigeants successifs s’évertuent à rendre la solution à deux États impraticable et ne s’estiment même plus tenus de faire semblant d’y croire.
De fait, alors que les ministres du Hamas étaient frappés d’ostracisme par les Européens, aucun de leurs homologues israéliens n’a été inquiété, aussi sulfureux soit-il. Ni pour ses déclarations, comme celle de l’ancien Premier ministre Naftali Bennett selon qui « il n’y a aucun problème à tuer des Arabes ». Ni pour ses probables crimes de guerre, tels ceux de l’actuel ministre de la Défense Benny Gantz, artisan de l’opération « Bordure protectrice » de 2014, qui s’était vanté d’avoir « ramené Gaza à l’âge de pierre ». Alors que Benjamin Netanyahou compte ardemment sur les suprématistes religieux héritiers du mouvement terroriste kahaniste pour retrouver le pouvoir, il est peu vraisemblable qu’ils fassent l’objet d’une politique de non-contact en cas de victoire aux élections du 1er novembre.
La saga des livres scolaires
En décembre 2021, Olivér Várhelyi, le très pro-israélien commissaire européen hongrois à l’Élargissement et à la Politique européenne de voisinage, a annoncé vouloir conditionner une partie de l’aide à l’AP à une révision des livres scolaires palestiniens, accusés par les réseaux d’influence de Tel Aviv d’inciter à la violence. Malgré un rapport de l’institut allemand Georg-Eckert, attestant que ces manuels respectent les standards de l’UNESCO, M. Várhelyi est parvenu à imposer le blocage temporaire des fonds, forçant l’AP à tailler dans ses budgets sociaux et à amputer de 20 % les salaires de ses fonctionnaires.
Si les fonds ont finalement été débloqués le 15 juin 2022 lors de la visite de la Présidente de la Commission Ursula Van Der Leyen à Ramallah, le fait qu’un commissaire isolé ait été en mesure de réaliser pareil sabotage pose question. Celui-ci a pu commettre son forfait uniquement parce qu’une majorité ne s’est pas dégagée au sein des délégués d’États à la direction générale à l’Élargissement et à la Politique européenne de voisinage pour s’y opposer. La réaction tardive de Mme Vander Leyen laisse également songeur, de même que l’influence que continue d’exercer sur les institutions européennes le groupe israélien Impact-se, officiellement spécialisé dans l’examen du système éducatif palestinien, mais notoirement connu pour ses biais méthodologiques1.
Surtout, on peut s’étonner de l’absence de la moindre enquête similaire sur les manuels scolaires israéliens. Or, selon une étude de 2020 du professeur Avner Ben-Amos, “la domination des Juifs et le statut inférieur des Palestiniens [y] sont présentés comme des faits naturels, une situation évidente à laquelle il n’est pas besoin de réfléchir.”3 En août 2022, le ministère de l’Éducation a exigé le retrait de 2000 cartes représentant Israël dans ses frontières internationalement reconnues, distribuées par la municipalité de Tel-Aviv. Cette injonction rappelle que les différents gouvernements israéliens considèrent de fait le territoire palestinien comme annexé. L’affaire n’a pourtant pas suscité de réaction des Européens, en principe vigoureusement opposés à toute nouvelle annexion.
Faire le jeu du dominant
La récente reprise annoncée des réunions du conseil d’association UE-Israël et la conclusion d’un partenariat gazier en dépit d’une accélération effrénée de la colonisation, d’une aggravation de la violence de l’occupation et d’une guerre désormais ouverte contre la société civile oblige à ce constat : les relations des Européens avec Israël ne dépendent en aucun cas de sa conduite envers les Palestiniens. «En réalité, la base juridique et politique des relations UE-Israël ne permet pas de reconnaître le rôle d’Israël en tant qu’occupant colonial. », juge le professeur Somdeep Sen3. « Le bloc des 27 n’a aucune intention de changer cela. »
Dans ces conditions, oser prétendre aspirer au statut d’ «honest broker»4 dans le conflit israélo-palestinien tient de l’abus de langage des plus cyniques. Faute de se décider à dépasser le stade incantatoire et à réduire le déséquilibre sur le terrain en exerçant des pressions dignes de ce nom sur Israël, l’UE sera cantonnée à jouer le rôle qui convient parfaitement à ce dernier : celui non pas d’intermédiaire entre les deux acteurs du conflit, mais de facilitateur du régime d’oppression imposé par le dominant au dominé.
1 Pascal Boniface, “Faut-il continuer d’aider l’Autorité palestinienne ?”, www.iris-france.org, 22 octobre 2021
2 Martin Konecny, “Six EU double standards on Israel “, www. euobserver.com, 22 février 2016
3 Somdeep Sen, “The EU is not an honest broker between Israel and Palestine”, www.aljazeera.com , 8 septembre 2022
4 Honest Broker, ou « intermédiaire honnête », désigne en diplomatie un agent reconnu comme impartial par les protagonistes d’un conflit et susceptible de jouer les médiateurs.