Le Dangereux Clivage
La guerre en Ukraine a réveillé un ancien clivage : internationalistes contre atlantistes.
L’Union européenne s’est rangée à l’exception d’un ou deux pays ouvertement derrière la position belliciste étatsunienne. Les différents Etats-membres ont livré des armes à l’Ukraine au point que des chefs d’état-major tirent la sonnette d’alarme : leurs stocks s’épuisent et ils ne disposent pas de la capacité de renouvellement, ce qui affaiblit encore plus les armées européennes qui n’avaient pas besoin de ça.
Des sanctions ont été décrétées contre la Russie sous la pression de la Commission européenne, sanctions qui sont à l’origine de la grave crise énergétique que nous subissons et qui rendent l’ensemble des Etats-membres de l’Union européenne encore plus dépendants des monarchies pétrolières et des Etats-Unis qui vont nous vendre au prix fort leur GNL issu du très polluant gaz de schiste.
La guerre s’est intensifiée. L’armée russe s’est rapidement trouvée dans l’incapacité d’atteindre ses objectifs. Poutine a été obligé de décider d’une nouvelle mobilisation, ce qui a provoqué des troubles au sein de la Russie même. Si l’Ukraine a pu opposer une telle résistance à l’offensive russe, c’est grâce à l’appui massif de l’UE et de l’OTAN en armes et en « conseillers » - on s’est retrouvé aux pires moments de la guerre du Vietnam, il y a plus de cinquante ans ! – et avec des pressions sur Moscou qui entravent tout dialogue. Aujourd’hui, le pouvoir de Poutine semble ébranlé, mais il ne faut guère se faire d’illusions : au cas où il serait renversé, ce serait une clique plus extrémiste que lui qui prendrait le pouvoir à Moscou.
D’autre part, et c’est l’avis de l’Amiral chef d’état-major de l’armée belge (voir « Le Soir » du 25 novembre), l’objectif de l’Ukraine est de reconquérir la Crimée, ce qu’évidemment la Russie n’accepterait en aucun cas. Cela signifie que la guerre pourrait encore s’intensifier. La Russie a déjà commencé en se livrant à des bombardements sur des villes d’Ukraine et aussi visant des centrales électriques afin que les Ukrainiens n’aient plus de courant pendant l’hiver qui s’annonce.
Les Etatsuniens, Joe Biden en tête, poussent à la guerre à outrance. Rappelons-nous les déclarations de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qui s’oppose à tout cessez-le-feu et voici que le Premier ministre belge, le libéral thatchérien Alexander De Croo s’y met aussi. Il vient de se rendre en Ukraine accompagné de la nouvelle ministre des Affaires étrangères, la tout aussi libérale Hadja Lahbib pour soutenir Zelensky, apporter des générateurs électriques et des drones.
Ils furent accueillis chaleureusement par le président ukrainien et De Croo revêtit l’uniforme ukrainien pour afficher son soutien ! Il est plutôt surprenant qu’un Premier ministre étranger revêtisse l’uniforme de l’armée du pays qu’il visite… Mais, ce n’est pas tout. Il a déclaré que seule la guerre apportera la solution à ce conflit.
Quand on sait – et De Croo s’en est aperçu sur place – les horreurs provoquées par la guerre dans les deux camps, quand on lit l’histoire de toutes les guerres depuis la Seconde guerre mondiale, nulle n’a jamais apporté une solution acceptable pour les parties. Non, Monsieur le Premier ministre, la guerre n’est pas une solution.
Pierre Galand, ancien Sénateur, figure emblématique du Mouvement de la Paix, ancien Président d’OXFAM Belgique, altermondialiste, internationaliste jusqu’au bout des ongles, a réagi aux déclarations d’Alexander de Croo et à sa prise de position en Ukraine dans une lettre ouverte datée du 29 novembre 2022.
Monsieur le Premier ministre,
Vous vous êtes rendu à Kiev avec Mme Hadja Lahbib et vous aviez raison d’entreprendre cette démarche.
Il était de votre devoir de plaider, comme vous l’avez fait, pour le respect des droits du peuple ukrainien à son intégrité territoriale et aux protections indispensables des populations, de condamner l’invasion armée russe et d’exiger le retrait des troupes russes.
Par contre, vous y avez revêtu des vêtements, ceux des combattants, et vous y avez tenu un discours belliciste, va-t-en-guerre, qui est décevant.
Membre actif des Nations Unies et de l’OSCE, notre pays se doit de tout entreprendre pour contribuer à la fin des hostilités et obtenir un cessez-le-feu. Pour ce faire, il doit se mobiliser en vue d’obtenir les négociations pour une paix juste et durable, respectueuse des frontières ukrainiennes, des droits des minorités russophones et des besoins sécuritaires russes, en ce compris l’accès de la Russie aux mers chaudes.
C’est la seule manière d’aboutir à une nouvelle coexistence et à la sécurité des peuples européens, en ce compris le peuple russe. Or, tant l’OTAN que les USA ne réfléchissent actuellement qu’en terme de rapport de forces, ce qui est leur seul storyboard.
Vous devez savoir que nos populations sont majoritairement pour l’arrêt de cette guerre.
Vous-même et Mme Hadja Lahbib sortiriez grandis aux yeux de l’histoire en faisant oeuvre de paix. Cela consiste à ouvrir des pistes pour que cesse cet horrible et dangereux conflit, pour que des négociations s’engagent sous les hospices du S.G. des N.U. et de l’OSCE car c’est la seule issue honorable, mettant fin aux souffrances du peuple ukrainien. Ce sera un renouveau pour les Nations Unies dont nous avons tant besoin en ces temps de grandes turbulences. Ce sera aussi une occasion pour l’Europe d’accueillir l’Ukraine et de témoigner de sa vocation de construire la Paix.
Croyez, Monsieur le Premier ministre, en l’assurance de ma parfaite considération. >Pierre Galand Ancien Sénateur, militant de la paix C’est donc dans un esprit véritablement internationaliste que Pierre Galand s’adresse à Alexander De Croo, en proposant une négociation dans le cadre de l’ONU sous la direction de son Secrétaire Général et de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe) qui a été bien négligée pendant cette guerre, alors que les dirigeants de l’UE et de ses Etats-membres raisonnent en atlantistes en se basant sur l’OTAN.
Le véritable clivage en matière de relations internationales est donc là : l’internationalisme contre l’atlantisme ou autrement dit, l’association de toutes les nations pour négocier une paix durable contre l’affrontement entre les blocs.
Dans le numéro de décembre 2022 du « Monde diplomatique », Serge Halimi dénonce aussi dans son éditorial la fausse naïveté de la « gauche atlantiste » à l’égard du bellicisme US.
« La coexistence d’un Sénat contrôlé par les démocrates et d’une Chambre des représentants où les républicains seront majoritaires ne bouleversera pas la politique étrangère des États-Unis. Elle pourrait même révéler à ceux qui l’ignorent une convergence entre le militarisme néoconservateur de la plupart des élus républicains et le néo-impérialisme moral d’un nombre croissant de démocrates. (…)
La présence d’un démocrate à la Maison Blanche tend à faciliter le maquillage de l’hégémonisme impérial en combat pour la démocratie. Même face à un adversaire aussi rebutant que le président Vladimir Poutine, la gauche atlantiste eût sans doute rechigné si elle avait dû mobiliser ses ouailles derrière Richard Nixon ou MM. George W. Bush et Donald Trump. En son temps, la colonisation française avait également été présentée comme l’accomplissement d’une mission civilisatrice inspirée par les Lumières, ce qui lui valut le soutien d’une partie de l’intelligentsia progressiste. Dorénavant, le combat contre l’autoritarisme russe, iranien, chinois permet de réarmer moralement l’Occident.
Le 24 octobre dernier, une lettre de trente parlementaires démocrates a salué la politique ukrainienne du président Joseph Biden tout en réclamant que des négociations concluent la guerre. Ce plaidoyer assez banal déclencha un tel hourvari belliciste sur Twitter que la plupart des courageux signataires se rétractèrent sur-le-champ. L’un d’eux, M. Jamie Raskin, démontra sa virtuosité dans l’exercice d’aplatissement général qui caractérise les périodes d’intimidation intellectuelle : «Moscou est le centre mondial de la haine antiféministe, antigay, antitrans, et le refuge de la théorie du “grand remplacement”. En soutenant l’Ukraine, nous nous opposons à ces conceptions fascistes» Bien qu’il y manque encore la lutte contre le réchauffement climatique, une redéfinition aussi trompeuse des buts de guerre américains constitue le cousu-main de la gauche impérialiste qui vient. »
Tout cela montre une fois de plus l’urgence d’une remise en question et d’une analyse claire et sans complaisance dans la mouvance du progrès si elle ne veut se faire absorber par la droite la plus réactionnaire avec les conséquences tragiques dont on perçoit déjà les signes avant-coureurs : appauvrissement, climat de guerre, laissés pour compte de plus en plus nombreux comme les réfugiés sans abris, luttes sociales de plus en plus dures, etc.
>Réveillons-nous !
Pierre Verhas
Bron: <a href="https://uranopole.over-blog.com/2022/12/le-dangereux-clivage.html"