11 septembre 1973 : un rêve brisé, cinquante ans et toujours un impact sur le monde
6 septembre par Virginie de Romanet
Augusto Pinochet et Henry Kissinger, « kissinger w pinochet from the movie ’Condor’ » by naturalflow is licensed under CC BY-SA 2.0.
11 septembre 1973 : le coup d’État de Pinochet, préparé et soutenu par la bourgeoisie chilienne, le gouvernement américain et la CIA qui avaient mené une guerre incessante (en investissant des millions de dollars pour déstabiliser l’économie et la politique chiliennes) contre le Chili de Salvador Allende, inaugure dans un bain de sang la rupture fondamentale avec les politiques keynésiennes de l’après-guerre.
Sommaire
- Ailleurs sur la planète…
- L’intervention du FMI et les plans d’ajustement structurel
- La dette et les accords de libre-échange
- Les flux financiers illicites et les paradis fiscaux
- Les mesures de sauvetage bancaire
Si ce moment incarne le rêve brisé de la transformation socialiste de la société de manière graduelle, l’impact catastrophique du coup d’État l’aura été non seulement pour le Chili et l’Amérique latine, mais pour le monde dans son ensemble, ce qui est l’objet de cet article.
En dehors des atteintes terrifiantes à l’intégrité physique des personnes (assassinats, tortures, enlèvements, intimidations, mise en place du Plan Condor avec les autres dictatures de la région pour éliminer les militants politiques de gauche dans tous les pays d’Amérique du Sud, des milliers de personnes contraintes à prendre le chemin de l’exil), la dictature a eu un impact encore bien plus large sur une grande partie de la société chilienne par l’anéantissement des acquis sociaux mis en place par le gouvernement de Salvador Allende grâce aux nationalisations, en particulier du secteur du cuivre et de la réforme agraire.
L’Amérique latine a ainsi été le laboratoire des politiques néolibérales qui allaient ensuite se généraliser
Sur le front de l’emploi et des salaires, ceux-ci ont connu une baisse très rapide après le coup d’État passant de 52% à 34% du PIB en seulement 2 ans, entrainant une augmentation de la pauvreté. Le système des pensions a lui été entièrement privatisé en 1980 et les salarié·es étaient obligé·es de verser 13% (dont 2% prélevés pour frais de gestion) de leur salaire pendant au moins 240 mois pour obtenir une pension minimale. Ces fonds de pension privés n’ayant que des frais de fonctionnement très limités ont accumulé des bénéfices de plusieurs milliards de dollars. La dette passe, en 10 ans, de 3,5 à 18 milliards de dollars et en 1982, la dictature intervient massivement pour sauver des banques privées en faillite, augmentant encore d’autant la dette. Pour les banques privées, la dictature fait entorse à son idéologie ultralibérale !
Avec la généralisation des dictatures latino-américaines et à côté des violations massives des droits humains, la situation socioéconomique de la région n’a cessé de se dégrader (pertes de recettes fiscales, endettement forcé non justifié par des besoins [1], privatisations …). L’Amérique latine a ainsi été le laboratoire des politiques néolibérales qui allaient ensuite se généraliser.
Ailleurs sur la planète…
À partir du début des années 80 avec l’élection de Thatcher puis Reagan, on a assisté à la généralisation des mesures néolibérales calquées sur le Chili de Pinochet
Un mois après le Coup d’État de Pinochet, les pays producteurs de pétrole ont décidé au sein de l’OPEP de diminuer la production pour faire grimper le prix du baril. Celui-ci est ainsi passé de 3 à 18 dollars (une multiplication par 6 donc en quelques semaines). Selon l’économiste libanais George Corm, si les recettes pétrolières étaient passées de 10 à 20 milliards de dollars entre 1960 et 1970, elles avaient atteint 133 milliards de dollars en 1974. Forte de cette hausse des produits pétroliers, et dans une moindre mesure d’autres matières premières, les pays en développement ont utilisé cette augmentation de recettes d’exportation pour augmenter le volume des emprunts contractés pour financer leur développement. Les emprunts auprès des banques occidentales étaient passés entre 1970 et 1980 de 3,8 milliards à 128 milliards et la dette totale de 64 à 427 milliards de dollars [2].
Pour contrer l’inflation, en octobre 1979, la Réserve fédérale des États-Unis a alors décidé de l’augmentation drastique des taux d’intérêt dans le but d’attirer des capitaux et de relancer l’économie américaine. Les taux d’intérêt quadruplent, voire quintuplent, passant d’environ 4 à 16% et même 20% en 1980 au plus fort de la crise. Pour rembourser, les pays endettés devaient exporter plus de matières premières dont les prix se sont alors effondrés par manque de demande suffisante pour absorber cette suroffre. Le piège se referme alors sur eux. En aout 1982, le Mexique se déclare en cessation de paiement.
À partir du début des années 80 avec l’élection de Thatcher puis Reagan, on a assisté à la généralisation des mesures néolibérales calquées sur le Chili de Pinochet.
L’intervention du FMI et les plans d’ajustement structurel
Avec la mise sous tutelle du FMI et la généralisation des plans d’ajustement structurel (austérité budgétaire, privatisations, dévaluations …) les pays des Suds (au pluriel pour rendre compte des différentes catégories de pays selon le PIB) ont depuis lors remboursé la somme astronomique de plus de 4 000 milliards de dollars (partant de 427 milliards en 1979, l’année suivante la dette se montait à 540 milliards et dépassait les 1000 milliards de dollars en 1986) et en doivent toujours aujourd’hui plus de 3 000 milliards de dollars, avec des remboursements annuels représentant plus de 300 milliards de dollars.
La volonté du FMI, de la Banque mondiale, du gouvernement américain et autres gouvernements des pays développés n’était pas seulement que les pays remboursent leur dette (qu’ils ont payée de nombreuses fois via ces taux d’intérêt si élevés), mais aussi de profiter de leur situation pour leur imposer des mesures qu’ils n’auraient jamais prises autrement.
La dette et les accords de libre-échange
C’est ainsi qu’ils ont pu imposer la signature d’accords de libre-échange qui ont permis aux multinationales des pays du Nord dans un premier temps, mais également plus tard du Sud, de s’approprier des matières premières nécessaires à la domination technologique occidentale pour empêcher que ces États ne mettent en place leurs propres filières technologique. Cela aurait certainement pu se faire moyennant un développement de l’éducation supérieure et des moyens consacrés à l’industrialisation sur place. Via les tribunaux d’arbitrage comme le CIRDI (Centre international de règlement des différends liés à l’investissement) faisant partie du groupe Banque mondiale, les multinationales sont à l’initiative pour attaquer les États (du Sud, mais également du Nord) qui adoptent des règlementations visant à protéger leur population ou à défendre l’environnement. On peut donner l’exemple de l’Amérique latine qui compte 282 plaintes devant les tribunaux d’arbitrages pour 470 accords de libre-échange signés par les seuls pays d’Amérique latine pour un montant de 31 milliards de dollars. Ou encore des condamnations qui pourraient se monter à plus de 40 milliards [3].
Les flux financiers illicites et les paradis fiscaux
Par ailleurs, les flux financiers illicites (matières premières non payées, évasion fiscale, fuite de capitaux, argent lié au narcotrafic et trafic d’êtres humains …) représentaient selon le Global Finance Inegrity entre 438 et 600 milliards de dollars par an, soit environ 20% du total de la dette publique externe du Sud global et donc autant de recettes perdues pour les États. Cela a bien sûr un impact sur les dépenses publiques, tous ces montants qui devraient rentrer dans les caisses des États via l’impôt.
Selon le rapport « Justice Fiscale, États des lieux 2021 », élaboré sur base des chiffres fournis par l’OCDE, les pertes de recettes causées par les abus des multinationales et des particuliers représentent plus de 1000 milliards de dollars par an. Les multinationales transfèreraient en effet 1190 milliards de dollars par an dans les paradis fiscaux où le taux d’imposition est inférieur à 10% générant des pertes fiscales nettes de 312 milliards d’euros par an en tablant sur un taux d’imposition d’environ 30%. Et il ne s’agit là que des pertes directes, car même le FMI estime que les pertes indirectes seraient encore 3 fois plus importantes […] avec les membres de l’OCDE et leurs dépendances représentant sept dollars sur dix perdus. Quant à l’évasion fiscale des particuliers nantis, elle représenterait 171 milliards de dollars perdus en impôts avec neuf dollars sur dix par des résidents de pays membres de l’OCDE et leurs dépendances [4].
À côté de cela les montants placés dans les paradis fiscaux qui se sont principalement développés à partir des années 1980 représenteraient selon les estimations environ 25.000 milliards de dollars. Avec tous ces milliards qui manquent aux États, ceux-ci poursuivent leurs mesures d’austérité que ce soit de leur propre initiative ou sous pression de l’Union européenne, du FMI, de la Banque mondiale et autres bailleurs de fonds.
Les mesures de sauvetage bancaire
Alors que suite à la crise financière de 2008, les mesures de relance destinées aux populations ont représenté 200 milliards d’euros, celles prises pour sauver le secteur financier ont été plus de 20 fois plus élevées – à hauteur de 4500 milliards d’euros. Quant au ratio baisse des dépenses/augmentation des impôts, il est à 85% ciblé sur la baisse des dépenses (suppression de postes dans la santé, l’éducation, logement, chômage …) qui impacte plus fortement les couches défavorisées et les classes moyennes [5].
Après le COVID, la guerre en Ukraine et la décision de la Réserve fédérale des Etats-Unis d’augmenter très nettement les taux d’intérêt qui ont maintenant dépassé les 5% (en partant des 0% appliqués pendant des années pour relancer l’économie suite à la grande crise de 2008) dans sa lutte contre l’inflation, la perspective d’une nouvelle crise de la dette est de plus en plus présente.
Incendie de livres, de magazines et de journaux politiques après le coup d’État militaire.
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Derrière le Coup d’État au Chili, il y avait également les Chicago Boys, ces membres de l’Ecole économique de Chicago qui depuis les années 1950 cherchaient à mettre fin au modèle de capitalisme régulé de l’après-guerre pour en revenir au capitalisme ultralibéral qui avait conduit le monde au bord de l’effondrement lors de la crise de 1929 aux États-Unis et la grande dépression qui s’en était suivie. Ils ont fait du Chili leur laboratoire des mesures néolibérales qui ont organisé un gigantesque transfert des richesses vers les plus riches, modèle que les autres pays ont plus ou moins rapidement adopté et qui a fait perdre des dizaines de milliers de milliards de dollars/euros pour réduire fondamentalement les inégalités, augmenter les salaires, permettre la réalisation pleine et entière de tous les besoins humains, mettre fin à la pauvreté, respecter l’environnement pour éviter les catastrophes liées au dérèglement climatique que l’on constate aujourd’hui partout sur la planète et qui affecte avant tout les pays et les populations les plus fragiles [6].
Au Chili, il n’y avait eu sur le front économique et social, aucune vraie amélioration depuis la fin de la dictature en 1990, ce qui a donné lieu à de très importantes manifestations étudiantes en 2006 et en 2011 contre le cout prohibitif des études et les bas salaires. En 2018 également de grandes manifestations féministes, en particulier suite à des agressions sexuelles de la part d’enseignants universitaires, mais aussi contre la société autoritaire et hyperpatriarcale, secouèrent le pays.
L’énorme mobilisation sociale qui a eu lieu en octobre 2019 avec comme détonateur l’augmentation du prix du ticket de métro a porté sur une large contestation des mesures néolibérales a été violemment réprimée y compris avec des morts et des centaines de blessé·es, des personnes éborgnées, ce qui n’a fait que renforcer la colère et la détermination des manifestant·es. Si le nouveau gouvernement de Gabriel Boric avait promis que le Chili qui était le berceau du néolibéralisme en deviendrait son tombeau, on en est encore loin. S’il y a des avancées en matière de santé, maintenant gratuite, celle-ci est insuffisamment financée –il n’est pour l’instant pas question de nationalisation du cuivre, ni d’autres secteurs pour récupérer des recettes pour des avancées importantes, pas plus que de contestation de la dette. Avec comme ministre des Finances, l’ancien président de la Banque centrale, à supposer qu’il veuille entreprendre des mesures plus profondes, le président Boric se trouve limité également par le fait que sa coalition n’est pas majoritaire et qu’il doive négocier avec des partis de droite. De plus, avec le fait que le projet de nouvelle Constitution qui présentait des avancées progressistes et féministes n’ait pas été approuvé, le changement tant attendu et espéré semble dès lors très restreint !
Notes
[1] On peut ainsi donner l’exemple de l’entreprise pétrolière argentine YPF dont l’endettement est passé sans nécessité de moins de 400 millions de dollars avant le coup d’Etat de mars 1976 à plus de 6 milliards à la fin de la dictature. Quant à celle du pays elle était passée de 8 à 45 milliards.
[2] Eric Toussaint, Banque mondiale, le Coup d’Etat permanent, CADTM-Syllepse, 2006
[3] Sergio Ferrari Ni la pandemia le da respiro a America latina http://www.cadtm.org/Ni-la-pandemia-le-da-respiro-a-America-Latina
[4] https://obs-justice-fiscale.attac.org/actualites/article/justice-fiscale-etat-des-lieux-2021
[5] https://www.oxfam.org/fr/communiques-presse/la-poursuite-de-lausterite-risque-de-creer-jusqua-25-millions-de-nouveaux
[6] Sur les 20 pays les plus affectés par le dérèglement climatique, 17 se trouvent en Afrique Sub-saharienne. A la veille du sommet au Kenya portant sur le dérèglement climatique en Afrique, il a été signalé que la région d’Afrique de l’Est ne reçoit que 2,5 milliards de dollars pour lutter contre le dérèglement climatique alors que ce sont au moins 60 milliards qui seraient nécessaires.
Bron: http://www.cadtm.org/11-septembre-1973-un-reve-brise-cinquante-ans-et-toujours-un-impact-sur-le