Le nouveau jeu à la mode : « Pokemon go ». Il s’agit via un smartphone de trouver et d’éliminer un maximum de « pokemon », c’est-à-dire de petits personnages fictifs qui peuvent se trouver virtuellement en n’importe quel endroit réel. Par une belle opération de marketing, les promoteurs de ce jeu entraînent des milliers d’usagers à se livrer à une sorte de chasse en se déplaçant avec leur smartphone dans tous les endroits possibles et imaginables où parfois au péril de leur vie, ils échappent à tout contact avec le monde tangible. On peut trouver des « pokemon » jusque dans le site du camp d’Auschwitz, ce qui prouve que pour les transnationales du Big Data il n’y a ni frontière ni valeur morale, seule la valeur financière compte.
Un groupe de "chasseurs" de "Pokemon" : plongés dans le virtuels ils se trouvent déjà hors du monde réel.
Cela inquiète à juste titre les autorités qui ignorent comment lutter contre ce phénomène. Mais leur inquiétude porte sur la sécurité des usagers et non sur les nuisances provoquées par la conception de ce jeu. Dans un Etat digne de ce nom, « Pokemon go » serait purement et simplement interdit.
Mais « Pokemon go » rapporte gros à ses promoteurs, les puissantes entreprises transnationales de l’informatique. Et – c’est le plus dangereux – l’application « Pokemon go » met ses usagers en condition pour l’avenir que nous préparent ces entreprises, c’est-à-dire une vie dans un monde où l’on ne pourra plus séparer l’illusion virtuelle du monde tangible. On vivra désormais dans une caverne de Platon high tech. Comment cela ?
C’est expliqué dans un ouvrage récent intitulé L’homme nu,la dictature invisible du numérique par le romancier et ancien chef d’entreprise Marc Dugain et le journaliste spécialiste de l’informatique à l’hebdomadaire « Le Point », Christophe Labbé.
Christophe Labbé et Marc Dugain : deux lanceurs d'alerte
Cette dictature du numérique s’appelle le Big Data. Elle procède à la collecte et au traitement de données de tout type et sur tous les individus peuplant la Terre. Le Big Data est l’invention et l’instrument des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) auxquelles il faut ajouter Uber et ses avatars comme Airbnb, etc.
Jamais, d’après Dugain et Labbé, on n’a pu disposer d’un tel nombre d’informations. C’est « Une révolution comparable à celle que provoqua le pétrole dans le domaine de l’énergie au début du XXe siècle. »
Pour les auteurs, en évoquant les transnationales de l’information, ils affirment en paraphrasant les mots de Churchill après la bataille d’Angleterre : « Jamais dans l’histoire de l’humanité, un aussi petit nombre d’individus aura concentré autant de pouvoirs et de richesses. (…) Et, contrairement au pétrole, elle jaillit en permanence des pipelines numériques, 90 % de la masse des data disponibles a été créée ces dernières années. »
Les entrepreneurs du big data n’ont absolument aucune éthique. Il y a une règle qui est appliquée, on lui a donné le nom de règle de Gabor :
« Tout ce qui est techniquement faisable doit être réalisé, que cette réalisation soit jugée moralement bonne ou condamnable. »
L’ennemi : l’Etat
Un autre aspect assez étonnant : la finalité de la collecte des données n’est pas nécessairement connue au moment où elle se fait et l’usage qui en sera fait n’est pas nécessairement celui qui avait été initialement prévu. Il est donc clair que l’objectif est de collecter un maximum de données qui constitueront une sorte de trésor dans lequel ont puisera un jour ou l’autre pour asseoir définitivement le pouvoir de ces entreprises transnationales sur le plus grand nombre d’êtres humains. Les Big Datas construisent leur puissance absolue au détriment des individus qu’ils prétendent vouloir défendre et épanouir.
Et cette prétendue défense de l’individu se fait contre l’Etat. On se trouve dans une démarche typiquement libertarienne.
« Le voilà l’ennemi : la puissance étatique. Pour la plupart des entrepreneurs de la Silicon Valley, l’Etat dans sa forme actuelle est l’obstacle à abattre. Leur crainte, ce n’est pas Big Brother, mais Big Father. » Pourquoi ?
L’Etat est inefficace et la démocratie est inadaptée. Remarquons d’ailleurs que la démocratie tant vénérée il y a peu, presque comme un dieu de l’Olympe, est aujourd’hui critiquée, vilipendée pour toutes sortes de raisons plus ou moins pertinentes. Au sein des institutions européennes, par exemple, la démocratie est considérée comme une entrave à la réalisation des projets et des plans. Certains, même, veulent transformer la démocratie en une espèce d’agora antique où les représentants seraient tirés au sort.
En réalité, ce n’est pas la démocratie qu’il faut abattre, mais la politique.
Ces entrepreneurs des GAFA rêvent de « villes nations flottantes échappant à la souveraineté des Etats ». Cette idée a germé dans l’esprit de Patri Friedman, le petit fils du fondateur du monétarisme et de l’école de Chicago, Milton Friedman. Bon sang saurait mentir !
Ainsi, installeront-ils leur pouvoir absolu. Et une de leurs armes est le monde virtuel. Et les top managers des GAFA le savent. Ainsi, comme l’expliquent les auteurs, Mark Zuckerberg, le patron de Facebook et les autres grands pontes du Net, interdisent à leurs enfants de posséder tablettes et smartphones. Ils sont éduqués dans des écoles privées huppées où on pratique un enseignement traditionnel de qualité.
Fais ce que je dis…
La caverne de Platon
L’allégorie de la caverne de Platon s’applique parfaitement au monde virtuel créé par les médias dans lequel on plonge un maximum d’êtres humains.
« Le reflet de la réalité est devenu, dans nos têtes, plus important que la réalité elle-même. » démontrent Dugain et Labbé. « Le présent ne prend de sens que sous forme d’un souvenir pixellisé ». Et ils constatent :
« Lorsque l’on s’en rend compte, la numérisation du monde a déclenché, elle, une extraction du réel. »
Il y a plusieurs méthodes pour trafiquer la réalité et présenter au public la représentation du monde telle qu’il doit avaler. La première : museler la presse.
La presse muselée
Les journalistes, par exemple, sont de plus en plus dans l’impossibilité de présenter les événements tels qu’ils les ont appréhendés. Ils doivent les décrire comme le souhaitent les actionnaires des grands organes de la presse écrite ou audiovisuelle. Serge Halimi et Pierre Rimbert dans le « Monde diplomatique » du mois de juillet 2016 rapportent ce qu’il se passe au niveau du monde du journalisme et particulièrement à l’hebdomadaire de « gauche » « l’Obs ».
« Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les journalistes disposent de pouvoirs étendus sur les principaux titres de presse. Organisés en sociétés de rédacteurs, ils se disent « désormais décidés à remettre en cause les structures qui ne garantissent plus au public des informations à la fois sûres et complètes ». Leur détermination à ne plus voir « prévaloir dans la presse les intérêts privés sur l’intérêt général » faiblit à partir de la décennie 1980, sous l’effet des transformations du secteur de la communication : amenuisement du lectorat, baisse des recettes publicitaires, essor du numérique, concentrations industrielles. À l’image iconique, véhiculée par le cinéma, de l’individu libre exerçant un contre-pouvoir s’oppose la morne réalité du tâcheron multimédia condamné à usiner du « contenu » en fonction des mots-clés qui buzzent sur les réseaux sociaux. »
« … faiblit à partir de la décennie 1980 », c’est-à-dire à partir du moment où la révolution néolibérale a commencé. Et ce n’est pas fortuit. Halimi et Rimbert ajoutent :
« Cette cascade de rebuffades [de la part des sociétés de journalistes] vite balayées a enhardi les propriétaires de journaux, qui, logiquement, poussent plus loin leur avantage. Au Figaro, le sénateur de droite Serge Dassault s’était déjà assuré que ses démêlés avec la justice soient traités avec discrétion (voire pas du tout), que la signature de ses contrats d’armements soit saluée avec émotion et que les États acheteurs de Rafale soient ménagés — « Nous n’avons plus le droit de parler en mal des pays dans lesquels Dassault fait du business », avouait un journaliste. Dorénavant, sans que la société des rédacteurs y trouve (apparemment) à redire, il a aussi obtenu que son journal se métamorphose avec une régularité de métronome en serviteur des industriels milliardaires amis de l’avionneur et gros annonceurs du Figaro. »
Et le rédacteur en chef du « Diplo » et son confrère en tirent la leçon :
« Nu, brutal et le plus souvent tu, ce pouvoir n’a nul besoin de parler. On devance ses désirs ; on le redoute d’autant plus qu’on ne comprend pas toujours ses raisons et qu’il n’est tenu d’en fournir aucune ».
Quant à l’Obs, l’ancien « Nouvel Observateur », l’hebdo de la gauche « caviar » toujours proche du pouvoir lorsque le PS est aux affaires, il décline depuis des années. Il y a deux ans, l’Obs s’est résolument rangé derrière Valls et Macron.
Et Halimi et Rimbert nous décrivent les curieuses filiations parmi les propriétaires et les dirigeants de l’organe de la gauche libérale.
« C’est peu dire que le choix d’accrocher L’Obs à la remorque d’un pouvoir aux abois n’a pas été couronné d’une « pleine réussite ». En décembre 2015, le fléchissement des ventes s’accélère. Les actionnaires donnent alors un mois au directeur du journal pour leur présenter un projet de relance éditoriale. Délai très court, ordre de mission aléatoire tant le crédit de l’hebdomadaire est entamé : chacun imagine que les jours de Croissandeau à la tête de L’Obs sont comptés. Or c’est tout le contraire qui se produit. Courageusement, le directeur se défausse en limogeant mi-mai ses deux adjoints, dont l’une, Aude Lancelin, plus à gauche que lui, qu’il licencie sur-le-champ — une première dans l’histoire de cette publication. Le 11 mai 2016, 80 % des journalistes du magazine désavouent Croissandeau. Mais, là encore, les actionnaires — MM. Xavier Niel (compagnon de Mme Delphine Arnault, fille de M. Bernard Arnault), Pierre Bergé, Matthieu Pigasse et Claude Perdriel — lui renouvellent aussitôt leur « absolue confiance ». »
Aude Lancelin, la journaliste virée de l'Obs. Elle est la compagne de l'économiste Frédéric Lordon qui a joué un rôle important dans le mouvement "Nuit debout". Ceci explique sans doute cela !
Aude Lancelin est l’OVNI de la bande ! Elle est réellement de gauche. Elle est proche de « Nuit debout », son compagnon Frédéric Lordon en fut le principal animateur, et aurait donc transgressé la « ligne social-démocrate » de « l’Obs ». Elle est donc virée. Croissandeau a voulu faire croire à une décision managériale, mais l’actionnaire Perdriel proclame haut et fort qu’il s’agit d’une décision politique. En clair, on ne met plus de gants ! Aude Lancelin est accusée d’avoir publié des textes « antidémocratiques » dont les auteurs sont Alain Badiou, Jacques Rancière, Emmanuel Todd et Yanis Varoufakis ! De là à les traiter de « djihadistes », il n’y a qu’un pas !
En réalité, c’est le pouvoir qui souhaite que l’Obs combatte la gauche radicale et bien entendu, dans cette perspective, une Aude Lancelin fait désordre ! Alors, la porte est là ! Et, tant pis pour les sociétés de rédacteurs qui peuvent toujours hurler. On leur montre qu’elles n’ont plus rien à dire. Encore, une garantie démocratique qui s’effondre. Serge Halimi et Pierre Rimbert concluent :
« Le fonds commun républicain d’une presse défendant les droits démocratiques et les libertés publiques a cessé d’être un sanctuaire. Dorénavant, le journalisme encourage la dérive autoritaire du pouvoir, et le fait d’autant plus volontiers que se resserre autour de son cou le cercle de fer des industriels qui le possèdent. »
Et les services secrets ?
Après le musèlement de la presse d’opinion, voici les services secrets qui entrent en scène.
Revenons à « l’Homme nu ». Depuis la chute du Mur :
« Les services secrets ont troqué un ennemi clairement identifié, en l’occurrence l’Union Soviétique, contre une menace permanente avec laquelle vous ne pouvez conclure une trêve, voire signer une paix. »
Services de renseignements et Big Data ont un objectif commun comme celui de former la coalition la plus influente de ce siècle en matière de collecte de données et de traitement de l’information mondiale. « La partie la plus puissante de l’Etat américain est ainsi hybridée. »
En clair, les auteurs ne le précisent pas : il y a connivence entre l’Etat profond américain avec sans doute l’Etat profond d’autres nations occidentales et les transnationales du Big Data instaurant ainsi une gouvernance mondiale dominant, voire éliminant les Etats. C’est en gros ce que dénonçait un Edward Snowden et ce que les documents révélés par Wikileaks prouvent.
Snowden a expliqué que des services secrets ont pu siphonner les données de pays étrangers parce qu’elles étaient hébergées sur des serveurs d’entreprises privées américaines. Et pas seulement américaines : rappelons-nous l’affaire Belgacom – aujourd’hui Proximus – sous le gouvernement Di Rupo. Le serveur de cette société mi-publique mi-privée héberge les données des institutions européennes et l’on sait qu’elles ont été « hackées ». Cette affaire a été vite étouffée. On ignore si les institutions européennes et Belgacom ont résolu ce problème. En cela, c’est révélateur de la faiblesse des Etats occidentaux et de leurs dirigeants.
« La fusion des services de renseignements avec des entreprises commerciales du Big Data augure une forme de gouvernement mondial non élu. » Gouvernement mondial qui est le rêve de certains intellectuels comme Jacques Attali, Alain Minc, BHL et consorts.
Le contrôle des individus
Il ne s’agit pas seulement pour ce nouveau pouvoir de contrôler les Etats, mais aussi d’assurer le contrôle des individus notamment de leurs comportements. Ainsi, la gestion des comptes en banque, des paiements, etc. La vente de ce type de données à des opérateurs peut rapporter très gros. Il est ainsi possible de tirer des conclusions sur les profils de chaque individu.
« Chaque individu doit être précisément identifié comme consommateur afin que l’univers commercial puisse venir au plus près de ses habitudes et de ses envies. »
Nous vivons donc dans un monde qui s’est transformé en buvard.
« L’effroyable buvard boit, absorbe toutes les traces que nous laissons dans le monde numérique. »
Ainsi, par exemple :
« Les utilisateurs de Facebook – 1,4 milliards de terriens – ont implicitement accepté de céder à la firme de Mark Zuckenberg la liste de leurs amis, leur situation amoureuse, leur date anniversaire, leurs photos personnelles et leurs centres d’intérêt. Ce faisant, ils se dépouillent d’une part de leur intimité. Des données cédées en échange d’un service gratuit, avec lesquelles le n° 2 mondial de la pub fait son miel. »
Les livres numériques sont aussi mouchardés. Les liseuses électroniques enregistrent les types de livres choisis, les habitudes de lecture, etc.
On peut multiplier à l’infini les objets désormais « connectés » et donc susceptibles d’alimenter le Big Data. Des exemples foisonnent dans l’ouvrage de Dugain et Labbé.
De Big Brother au Big Data
Les auteurs considèrent que George Orwell n’aurait pu prévoir un tel système de contrôle de l’ensemble des êtres humains. Ils se trompent. Certes, Orwell n’aurait pu imaginer la technologie qui sous-tend au Big Data, cependant, dans son allégorie « 1984 », l’auteur anglais a imaginé un monde soumis à la surveillance générale au profit d’une élite qui tient en main le « Parti ». Les « télécrans », sorte de TV interactives qu’il a imaginée, destinés à surveiller l’ensemble des habitants d’Oceania, hormis les laissés pour compte qu’il appelle les « prolétaires », ne sont que les outils de la surveillance générale comme le sont les innombrables détecteurs – bien réels ceux-là – qui assurent aujourd’hui notre surveillance , non plus au profit d’un « Parti » mais à celui des entreprises transnationales qui assurent de plus en plus leur domination sur l’ensemble de la planète.
Eric Schmidt, le patron de Google, se réjouit :
« Quand on considère l’avenir, avec ses promesses et avec ses défis, on voit s’annoncer le meilleur des mondes. » Ou le pire des cauchemars ! En effet, car Schmidt ajoute :
« Il sera de plus en plus difficile pour nous de garantir la vie privée. La raison en est que, dans un monde de menaces asymétriques, le vrai anonymat est trop dangereux. »
Menaces de qui ? De Daesh ou des entreprises transnationales du Big Data ?
Prométhée à nouveau enchaîné ?
Prométhée et l’hubris – le destin, l’antique affrontement. Prométhée, l’homme dieu qui défie le destin et les dieux en leur volant le feu est condamné à être enchaîné à jamais et à subir les pires tourments. C’est ce défi que dénoncent Dugain et Labbé. Les entrepreneurs du numérique joueraient au Prométhée d’après eux et se moquent de l’hubris, du destin. Autrement dit, pour les auteurs, il n’y a plus équilibre entre le progrès technologique et l’intérêt de la société.
C’est mal aborder le problème. Ces géants de la « toile » n’inventent rien. Ils exploitent une technologie déjà relativement ancienne. Tous les ordinateurs digitaux fonctionnent sur les mêmes principes depuis leur invention durant la Seconde guerre mondiale. Il n’y a pas eu de réelles inventions en ce domaine depuis. Mais la technique des ordinateurs s’est adaptée à la formidable révolution technologique issue de la crise pétrolière des années 1970-80 où les quatre pôles technologiques – le matériau, l’énergie, le rapport au vivant, le temps – se sont animés : le matériau nouveau, ce sont les polymères ; l’énergie c’est le renouvelable ; le rapport au vivant, c’est la microbiologie et les manipulations génétiques ; le temps, on est passé de la seconde à la nanoseconde.
Il y a dans la démarche de Marc Dugain et de Christophe Labbé un refus du progrès, ce qui est très en vogue aujourd’hui. C’est dommage.
Il n’empêche. La maîtrise de cette technologique permettra à quelques-uns de disposer d’un pouvoir quasi absolu sur le monde. Mais, ils ne l’ont pas encore. Et de toute façon, comme tout pouvoir absolu, il s’effondrera un jour ou l’autre et l’homme sera à nouveau maître de son destin.
Pierre Verhas - 26 juillet 2016