« Se débarrasser du capitalisme est une question de survie. » n’est pas le mot d’ordre d’un archéo-marxiste ou le slogan d’un groupuscule gauchiste quelconque. Il s’agit du titre d’une interview donnée Paul Jorion à la revue « Sciences critiques », le 7 octobre 2016.
Uranopole a souvent évoqué l’anthropologue, sociologue et économiste belge Paul Jorion qui a le mérite de transmettre des idées qui sortent du carcan de la pensée unique.
Son dernier ouvrage paru au début de l’année 2016 intitulé « Le dernier qui s’en va éteint la lumière – essai sur l’extinction de l’humanité » (Librairie Arthème Fayard, Paris, 2016) qui prédit la disparition de l’espèce humaine d’ici trois générations tout au plus si on continue ainsi.
Mazette ! Rien que ça !
Il y dénonce la marchandisation de la société qui n’est que le reflet de l’égoïsme de l’homme. Elle provoque le soliton « la vague scélérate déferlant sur nous et dont les trois composantes sont dorénavant imbriquées formant un véritable nœud gordien : cris environnementale, crise la complexité, système économique et financier fragilisé par la machine à concentrer la richesse qui en constitue le cœur, et que notre tolérance coupable envers la spéculation fragilise encore davantage. »
Paul Jorion évoque tout d’abord la catastrophe environnementale qui, pour lui, est multiforme : pollutions diverses, réchauffement climatique dû pour lui essentiellement à l’activité humaine et à la déforestation, l’utilisation excessive d’engrais, acidification des océans, etc.
Paul Jorion : le secoueur d'idées
La complexification de l’environnement humain n’est pas maîtrisée : surpopulation, conflits dus à des « définitions culturelles inconciliables du « vivre ensemble » », machinisme excessif qui prend à sa charge toutes les tâches confiées auparavant à l’homme, sources d’emplois, mais aussi un nombre croissant de nos décisions allant du trading à haute fréquence sur les marchés boursiers au Big Data pour notre consommation. « Cette délégation du savoir et de la décision à la machine, qu’il s’agisse d’un logiciel ou d’un robot, s’accompagne du déclassement de la réflexion humaine qui les détenait ou les exerçait autrefois, et qui lui est désormais subordonnée, provoquant une déclassification généralisée. »
Et enfin : « Notre situation économique et financière est à ce point désespérée que c’est la survie de l’espèce qui est dorénavant en cause, car nous nous sommes enferrés sur une voie de garage pour ce qui touche à la relation entre notre espèce et la planète qui l’accueille, et nous persistons à chercher des solutions à l’intérieur d’un cadre devenu parfaitement inapproprié. »
La tentation totalitaire du néolibéralisme
L’auteur dénonce ensuite la tentation totalitaire du néolibéralisme. Il rappelle que Hayek et Friedman ont concrètement soutenu la dictature Pinochet au Chili pour en faire un laboratoire des « solutions » ultralibérales. Ajoutons qu’on peut penser l’équivalent au sujet de la Grèce : la fameuse Troïka l’a transformée en laboratoire de l’ultralibéralisme par ses mesures drastiques d’austérité qui ont démoli le tissu social du pays des Hellènes.
L’ensemble de l’ouvrage de Jorion consiste à développer ces propos. Et il se montre assez pessimiste : nous ne sommes pas outillés pour faire face à un danger comme celui de la destruction de notre espèce, écrit-il.
Jorion laisse une porte ouverte, ou plutôt entrouverte à la survie de l’espèce, mais cela implique des changements fondamentaux, voire radicaux, non pas dans les technologies, mais dans les mentalités et de régime. Il plaide pour que nous sortions de notre égoïsme… Vaste programme !
Mais, il faut bien commencer par quelque-chose. Aussi, s’attaque-t-il au plus gros morceau dès le départ : le capitalisme. C’est ce qu’il explique dans son interview à « Sciences critiques ».
Si Paul Jorion considère la technique de manière positive :
« La technique est consubstantielle à l’homme. Selon l’ethnologue André Leroi-Gourhan, le développement du cerveau est concomitant à l’utilisation de l’outil. Nous utilisons ce dernier, mais nous le développons aussi. Nous cherchons constamment la façon dont nous pouvons l’améliorer. Cela fait partie de notre nature. L’être humain tire une certaine jouissance dans l’affrontement au monde. »,
il observe cependant :
« Nous vivons aujourd’hui dans un système politique extrêmement inégal, qui engendre la concentration de la richesse par quelques-uns. (…). Dans ce contexte, le progrès technologique qui permet la diminution du travail est confisqué par certains, aux dépens de tous les autres. Autrement dit, le problème n’est pas que nos inventions soient mauvaises en soi, mais nous tolérons un système politique qui les détourne de leurs capacités à faire du bien. Et ce système politique, c’est le capitalisme. Le capitalisme est un système qui crée un aveuglement concernant son caractère absolument abominable. »
Un millions d’emplois supplémentaires, mais 100 millions vont disparaître…
Dans le système capitaliste, les technologies, en apparence, créent des emplois, mais en réalité en font perdre bien plus !
« En janvier dernier, des chercheurs d’Oxford ont affirmé que la robotisation créera à l’horizon 2022 un million d’emplois aux États-Unis. C’est une augmentation de 18%, ce qui est considérable. Cette année-là, quatre millions de personnes travailleront dans l’informatique, à fabriquer des logiciels, des robots, à développer l’Internet des objets, les Big Data, etc. Or, quatre millions sur 160 millions de travailleurs, ce n’est que 2,7% de l’emploi. Ce n’est rien ! En réalité, il y aura peut-être un million de travailleurs supplémentaires, mais 100 millions d’emplois vont disparaître dans le même temps… »
En plus,
« Celui qui veut vendre sa force de travail [est pénalisé] : le prolétaire d’autrefois, le salarié d’aujourd’hui. Le phénomène ne touche plus uniquement les ouvriers. Ceux qui calculent combien d’emplois vont disparaître dans les années qui viennent sont naïfs, parce qu’ils considèrent que seul l’emploi manuel sera remplacé. Or, le système financier actuel conduit aussi à remplacer le travail qui coûte cher, même, et surtout, le travail intellectuel. Et on le fait ! Le cas des traders remplacés par des algorithmes en est une illustration. »
Les travailleiurs "intellectuels" d'ING et d'AXA manifestent : le travail intellectuel est menacé de disparution après le travail ouvrier.
L’actualité le démontre, par ailleurs : on est passé de restructurations avec pertes d’emplois dans le secteur industriel (comme Caterpillar et autrefois la sidérurgie) à celles dans le secteur des services comme ING. Désormais, ce sont les travailleurs dits « intellectuels » qui sont touchés. Et ce n’est qu’un début. Le travail est en voie de disparition !
La Sécurité sociale menacée
Le développement de la technologie dans le secteur soins de santé pose aussi de sérieux problèmes qui pourraient compromettre sérieusement l’avenir de la Sécurité sociale.
« Il y a aujourd’hui des machines qui établissent des diagnostics médicaux très précis. Elles font moins de 1% d’erreurs, là où un médecin fait en moyenne 10% d’erreurs… Entre les deux, il y a une déperdition de vies humaines, il y a des gens qui meurent. La question est la suivante : dans combien de temps la Sécurité sociale fera-t-elle pression en avançant que le diagnostic médical établi par une machine coûte moins cher et qu’il permet d’épargner des vies humaines ? »
Donc, le progrès technologique consiste en des avancées considérables en des domaines essentiels comme la médecine, mais la façon dont le capitalisme développe la technologie mène, au contraire, à une régression sans précédent, car qui va pouvoir bénéficier des bienfaits de ces machines très coûteuses, si la Sécurité sociale ne prend pas cela en main ? C’est un fameux défi pour les associations et les organisations sociales.
La rareté du travail
Paul Jorion montre comment la technique détruit les postes de travail et les postes de travail restants sont précarisés, ce qui amène à ce qu’on appelle « l’ubérisation » de l’emploi.
« De manière générale, à partir du moment où une invention technique détruit plus d’emplois qu’elle n’en crée, il y a un problème social, parce que le rapport de force entre les salariés et les détenteurs de capital est lié à une certaine rareté du travail. Une rareté qui oblige à ce que celui qui produit son travail soit payé. Si cette rareté diminue, s’il y a un poste pour 500 candidats, le salaire va forcément baisser. Or, il n’y a pas de limite absolue à la baisse, sauf peut-être si l’État en décide autrement. Et ce que l’on voit maintenant avec l’« ubérisation » de l’économie, c’est que les salaires tombent en-deçà du salaire de subsistance, en mettant en concurrence tous ceux qui peuvent faire quelque chose. Dans un monde où le nombre de boulots tend à disparaître, les salaires tomberont nécessairement un jour sous le salaire de subsistance. »
Voilà un défi posé à la fameuse idée de l’allocation universelle. Pourra-t-elle garantir la subsistance ? Rien n’est moins sûr. D’autre part, l’ambition de l’homme se limitera-t-elle à survivre ? Est-ce cela qu’on appelle le progrès ?
La technologie : est-ce réellement le progrès ?
On dit souvent que la technologie, c’est le progrès. Oui, disposer d’appareils qui permettent de mieux soigner, par exemple, c’est un progrès, mais à quel prix ? Au détriment de l’égalité de tous devant la santé, car il faut prendre en compte le coût énorme de ces progrès techniques. En définitive, tout cela ne reste ouvert qu’à une infime minorité.
Alors, la croyance quasi dogmatique au progrès apporté par les technologies est à rejeter !
« Parce que nous avons une très grande naïveté. Quand j’étais enfant dans les années 1950, on nous disait que, dans les années 2000, on travaillerait moins, qu’il y aurait beaucoup plus de loisirs, qu’on passerait plus de temps avec ses enfants, à faire des activités créatrices, etc. Mais c’était d’une naïveté confondante ! C’est oublier que nous sommes dans un système capitaliste, où les gains générés par la mécanisation sont confisqués par certains, aux dépens des autres. »
Quelles sont les conséquences de la digitalisation du travail. Pour Paul Jorion, se référant au philosophe Bernard Stiegler, c’est la « prolétarisation ».
Bernard Stiegler : un personnage hors du commun
Un personnage, Bernard Stiegler ! Issu d’une famille ouvrière, il entame des études artistiques à la fin des années 1960. Il participe à mai 68 et puis adhère au Parti communiste français. En 1976, il attaque une banque à main armée. Suivront trois autres braquages, dont le quatrième s'achève par son arrestation en flagrant délit par une patrouille de police. Il est condamné à cinq ans de prison, Entre1978 et 1983, il est incarcéré à la prison Saint-Michel de Toulouse, puis au centre de détention de Muret. Pendant son séjour carcéral, il suit par correspondance des études de philosophie à l'université Toulouse II-Le Mirail. Il aide aussi des codétenus à passer le baccalauréat.
Il entame alors une carrière de consultant en haute technologie et de professeur d’université. Il se spécialisera dans la problématique de la numérisation de la société et sera nommé au Conseil national du numérique.
Selon Stiegler, la technique doit être appréhendée comme une constituante anthropologique. La technicité participe originairement à la constitution de l'homme. C'est pourquoi l'homme n'a d'essence que par accident : « L'homme est cet accident d'automobilité que provoque une panne d'essence ». L'homme est ce vivant qui n'a de qualités que dans un ajout originaire d'artificialité. Son essence est faite d’artefacts. Sa nature est originairement secondaire. Si l'essence de l'homme est « artéfactuelle », elle est toujours un sujet de débat, de controverse, de polémique et même de guerre : les hommes ne peuvent que se disputer sur leurs qualités. La technicité de l'homme contient toujours le risque du combat, amical ou belliqueux. Ce risque est sans fin.
C'est ainsi que la constitution technique de l'homme fait la nature politique de l'homme : la technicité, c'est la question de l'essence de l'homme, ainsi que la question politique.
Sur le plan politique – et cela rejoint Jorion - pour Bernard Stiegler, la question politique fondamentale est celle-ci : La mondialisation et le phénomène d'uniformisation des comportements et des modes de vie s'attaquent à la singularité des individus et des cultures. C'est par le biais de la technique numérique, de l'américanisation du monde, des monopoles et du contrôle de la distribution, que le capitalisme nous détruit en éliminant le concept de singularité, et la vocation combative des cultures.
La disruption
Il a d’ailleurs déclaré au journal « Libération » du 1er juillet 2016 parlant de « disruption », un néologisme qui signifie la brusque rupture avec les règles établies. Ainsi, l’innovation par la connexion généralisée bouleverse tout, comme c’est le cas de Google à Uber :
« La disruption commence en 1993 avec la réticulation - la structuration en réseau - numérique et la connexion généralisée. Cela arrive à pas de colombe, et plutôt comme quelque chose d’enchanteur, avec ses promesses de changer de monde - un changement auquel je crois toujours. Avec la réticulation par les algorithmes, on assiste à une accélération inouïe de l’innovation, qui s’était déjà très fortement accentuée après la Seconde Guerre mondiale. Mais à présent, la technique réticulaire court-circuite systématiquement tout ce qui contribue à l’élaboration de la civilisation. Ce qui nous arrive de la Silicon Valley vient liquider l’état de droit en tant qu’état délibératif fondé sur des légitimités réfléchies. En France, «l’accélérateur de start-up» TheFamily, qui s’inspire de la Silicon Valley, se présente sous cette formule : «Les barbares attaquent.» Il s’agirait pour ces néo barbares de semer le chaos dans tous les secteurs - logement social, transports, éducation, immobilier, environnement… Pendant la terrible année 2015, nous avons rencontré la barbarie de Daech. A côté de cette barbarie horrifique, il existe une autre forme de barbarie, plus «soft», une barbarie technologique qui nourrit la barbarie terroriste. »
Et il ajoute :
« Une technologie est un pharmakon : ce terme grec désigne ce qui est à la fois poison et remède. Le pharmakon technologique est porteur de promesses, mais il commence toujours par provoquer mille problèmes, parce qu’il commence par détruire les cadres constitués. Après cette phase de destruction apparaît ce que Rimbaud appelle «le nouveau», qui fait du pharmakon une remédiation : un autre mode de vie, une autre époque. C’est ce qui ne nous arrive plus : le processus disruptif systématiquement cultivé par les chevaliers d’industrie prend de vitesse toute socialisation. Or ce n’est pas soutenable. Cette fuite en avant produit une accélération colossale de l’anthropocène, cette ère dans laquelle l’humain est devenu un facteur géologique majeur, ce qui engendre la mélancolie collective et des formes diverses de désespérance. »
Non seulement, le travail est dévalorisé. De nombreuses études universitaires sont désormais inutiles et il suffira de main d’œuvre peu qualifiée pour pousser sur « les boutons ».
Et l’homme est devenu un opérateur. Il se transforme conformément au rêve néolibéral en une machine rationnelle destinée à produire et à consommer en optimisant ces deux fonctions.
Atelier de construction des Iphones à l'entreprise Foxconn en Chine. Ces esclaves seront bientôt remplacées par des robots.
Se débarrasser du capitalisme : une question de survie
Paul Jorion appelle au soulèvement populaire.
« Si on continue comme ça, c’est l’extinction de l’espèce humaine. Ou l’on change le système, ou dans trois générations, c’est terminé. Certains disent que le destin de l’être humain est d’être remplacé par des machines, que nous sommes finalement, nous, êtres humains, des machines beaucoup trop fragiles pour fonctionner sur la longue durée, puisque nous avons besoin d’oxygène toutes les cinq secondes, de boire de l’eau toutes les heures, etc. Autrement dit, que nous ne sommes pas viables depuis le début. Il faudrait donc que nous nous réconcilions avec l’idée que les machines sont beaucoup plus efficaces que nous, qu’elles constituent un progrès sur nous. Par conséquent, soyons très fiers, puisque c’est nous qui les avons inventées… »
Le moment est venu.
« Pour ma part, je dis au contraire que le moment est venu : s’il n’y a pas de prise de conscience générale, pas de rébellion dans les cinq années qui viennent, c’est cuit pour l’espèce humaine. Le tournant, c’est maintenant. Il faut sortir du capitalisme ! Se débarrasser du capitalisme était une question de justice au XIXème siècle, maintenant c’est une question de survie.
Il y aura une concurrence toujours plus grande entre les gens qui ne gagnent leur vie que par le salariat. Cela veut dire que les salaires vont continuer à baisser. Le patronat et les milieux d’affaires proposeront alors une allocation universelle, qui sera simplement un moyen de faire taire les contestations. D’autres propositions seront faites, comme généraliser le statut d’intermittent du spectacle ou celui de fonctionnaire à l’ensemble de la population. Mais, je crains que ce ne soit que des palliatifs pour gérer la misère. Comme l’emploi va diminuer, la misère ne va pas arrêter de monter. Et, parallèlement, le poids des salariés dans le rapport de force économique ne va pas arrêter de baisser, quel que soit l’emploi. Un emploi manuel sera remplacé par un robot et un emploi intellectuel par un logiciel. »
Nous secouer
Paul Jorion est un secoueur d’idées. Dans ses livres, dans ses interviews, lors de ses conférences, il ne cesse d’attirer l’attention du public et des décideurs qu’ils rencontrent sur les bouleversements que nous vivons et sur le développement d’un monstre qui, à terme, menace l’humanité tout entière.
Trop pessimiste ? Regardez autour de vous.
Et Jorion nous invite à réagir.
Ne pensez-vous pas qu’il est plus que temps ?
Pierre Verhas - 10 octobre 2016