Radical est un qualificatif qui n'a pas bonne presse de nos jours. Les jeunes gens attirés par les Djihad sont dits « radicalisés » et l'objectif des autorités est de les « déradicaliser ». Des formations politiques remettant en cause le système politique actuel sont considérées comme « radicales », c'est-à-dire extrémistes et donc à combattre, voire à éliminer. Contre elles, l'offensive médiatique est lancée en discréditant leurs militants et leurs idées. Un certain Karl Marx avait dit : être radical, c'est aller aux racines des choses... Est-ce donc désormais interdit ?
Depuis la chute du Mur de Berlin, toute forme de critique du capitalisme est rejetée. On use à l'égard de leurs auteurs des méthodes similaires à celles de la pire époque du stalinisme. Un autre ennemi de l'Ordre issu de la chute de l'Union Soviétique est l'Etat social démonétisé par une propagande insidieuse de culpabilisation des travailleurs et des allocataires sociaux.
La chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989, marqua la fin d'un totalitarisme et l'expansion d'un autre, en dépit de l'espoir que cet évément suscita.
Et cela va encore plus loin : une pensée unique est diffusée par les médias et même enseignée dans les universités. Cet Ordre ne peut tenir sans une surveillance générale qui a été rendue possible grâce au progrès technologique et à la complicité des autorités.
Cependant, en dépit de sa redoutable efficacité et de sa puissance colossale, l'Ordre présente des signes d'essoufflement. Il vacille sur ses bases, même s'il est encore très solide.
On le pressent. Nous sommes à la fin d'un cycle, sans doute comme en 1770. Si on veut que la société de demain éradique cet Ordre qui menace l'humanité, comme les dénonce un homme comme Paul Jorion et qu'elle soit éclairée par les Lumières, il faudra un changement radical tout d'abord des mentalités, et ensuite des rapports de forces économiques et politiques.
C'est donc à un moment particulièrement opportun que paraît en français la traduction d'un ouvrage de Jonathan Israel, professeur à l'Institute of Advanced Studies de Princeton et spécialiste des Lumières du XVIIe au XVIIIe siècle. Cette traduction a été effectuée par Matthieu Dumont et Jean-Jacques Rosat.
Jean-Jacques Rosat est un philosophe des Lumières radicales.
Ce livre intitulé « La révolution des esprits Les Lumières radicales et les origines intellectuelles de la démocratie moderne » vient de paraître aux éditions marseillaises Agone et est préfacé par Jean-Jacques Rosat.
Jean-Jacques Rosat est philosophe, maître de conférence au Collège de France et aussi éditeur. Il est directeur de collection chez Agone et est surtout un spécialiste de l'œuvre de George Orwell. Il est aussi le correspondant en France du linguiste et militant américain Noam Chomsky.
Jonathan Israel a rédigé une histoire idées des Lumières en Europe et dans le monde. Cette histoire monumentale, œuvre d'érudition, a été éditée en quatre volumes et n'a pas été traduite en français, sauf pour le premier volume : Les Lumières radicales parue en 2006. Le livre présenté ici n'en est pas un résumé, mais raconte et analyse l'évolution des idées des Lumières depuis 1770 sur la base de conférences prononcées par l'auteur.
Jonathan Israel est le spécaliste des Lumières radicales.
Le tournant de 1770
Pourquoi 1770 ? C'est l'année de parution de l'Histoire philosophique des deux Indes de l'abbé Raynal, un ami de Diderot et où sont émises les idées les plus radicales et du Système de la nature d'Holbach publié sous un pseudonyme, ouvertement matérialiste et athée. Cela provoqua un choc des idées où furent marqués deux camps que Jonathan Israel appelle les Lumières radicales, d'une part et les Lumières modérées, d'autre part.
Les Lumières modérées « s'efforcent de concilier l'autorité de la raison avec celle de la religion, les avancées dans les sciences de la nature avec la reconnaissance d'un ordre divin providentiel, l'affirmation des droits de l'individu avec les principes monarchiques et aristocratiques. », écrit Jean-Jacques Rosat dans la préface. Il n'est pas question d'épanouir le peuple. Le savoir n'est réservé qu'à une élite. Bref, les Lumières ne sont réservées qu'à la classe dirigeante. Elles sont nées en Angleterre avec Locke et Newton, en Allemagne avec Leibniz et se sont répandues en France dès 1730 grâce à Voltaire. Notons que Montesquieu n'est pas mentionné dans cette préface, puisque dès 1720, venant d'Angleterre, il contribua à promouvoir une réforme fondamentale du droit, mais encore une fois réservée à la seule élite.
Les Lumières radicales, elles, n'admettent aucune autorité au-dessus de la raison « qui est en chaque être humain », ni aucune force « au-dessus de celles de la nature dont les humains font partie ». Aussi, elles inclinent vers l'abolition des privilèges et l'instauration d'une société d'égaux gouvernée selon les principes de la démocratie représentative. Les Lumières radicales sont nées en 1660 en Europe avec l'œuvre de Spinoza. Elles sont restées clandestines jusqu'à l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert en 1750.
Jonathan Israel raconte donc l'émergence des Lumières radicales qui sont une remise en question des pouvoirs établis au XVIIIe siècle, qui ont présidé aux révolutions américaine et française et qui ont eu très difficile à s'imposer. Même aujourd'hui, dans l'éducation et dans nos lois, les principes édictés y sont appliqués avec réticences.
C'est en cela que le livre Une révolution des esprits est passionnant et surtout interpellant, car s'il retrace l'histoire des idées depuis le XVIIe siècle, il est étonnamment actuel. Ainsi, Jonathan Israel écrit dans son introduction :
« Les Lumières radicales sont le système d'idées qui, historiquement, a principalement façonné les valeurs sociales et culturelles les plus fondamentales du monde occidental à l'époque postchrétienne. (...) Mais cette manière de penser est également devenue – dans de nombreux pays d'Asie et d'Afrique et dans la Russie contemporaine notamment – la principale source d'espoir et d'inspiration pour tous les humanistes assaillis et harcelés, pour tous les défenseurs de l'égalité et des droits de l'homme qui, contre des forces bien souvent écrasantes, luttent héroïquement pour les libertés humaines fondamentales et pour la dignité, y compris des femmes, des minorités, des homosexuels et des apostats, face à la résurgence de toutes les formes de bigoterie, d'oppression et de préjugés qui, dans une grande partie du monde actuel, paraissent étendre inexorablement leur empire. »
L'auteur observe que les idées des Lumières radicales conservent toute leur actualité, car dans la plupart des pays décolonisés, les idées démocratiques et laïques ne se sont guère imposées et même en Occident, elles ne furent réellement admises que tout récemment et ce du bout des lèvres par la classe dirigeante.
« Qui ira douter que l'ignorance et la crédulité (...) demeurent encore aujourd'hui les pires ennemis de la démocratie, de l'égalité et de la liberté individuelle ? Qui ira douter qu'une aristocratie officieuse – comme celle qui est née aux Etats-Unis, où elle a fini par engendrer une immense inégalité des richesses – est capable de mettre en péril l'égalité et la liberté individuelle tout aussi efficacement que n'importe quelle noblesse officielle fondée sur l'hérédité, sur le rang et sur les privilèges étayés par le droit ? »
Le même phénomène sévit en Europe où la crédulité et le fanatisme religieux sévissent parfois jusque dans les plus hautes sphères de la société et où une oligarchie politico-financière règne en maître sur toutes les institutions et les rouages de l'économie.
Le multiculturalisme : un danger mortel
Jonathan Israel attire l'attention sur un autre danger majeur pour les principes fondamentaux d'égalité, de liberté et de droits de l'homme : le multiculturalisme.
« Plus récemment, une puissante remise en cause des principes des Lumières radicales particulièrement menaçante pour la société moderne, est apparue avec ce multiculturalisme à la mode, imprégné de postmodernisme qui, dans les années 1980-1990, a envahi les universités occidentales et les instances politico administratives. »
Sa caractéristique est de considérer que toute tradition et tout système de valeur sont à peu près égaux, remettant ainsi en cause le principe d'un système de valeurs universelles. En effet, selon ses zélateurs, imposer un système universel reviendrait à se replier sur l'eurocentrisme et manquer de respect envers « l'autre ».
Remarquons cependant que depuis deux ou trois décennies, avec la crise économique et sociale et avec les tensions internationales essentiellement dictées par des visées impérialistes, la cohabitation entre les différentes communautés est très difficile et que les motifs officiels de ces guerres parfaitement injustes et perverses sont basés sur le système de valeurs universelles. Rappelons-nous : la guerre en Irak a été déclenchée par les « forces du bien » pour éradiquer les « forces du mal » et instaurer ainsi par la force « la démocratie ».
Ce détournement des Lumières radicales aurait dû être dénoncé avec force par leurs promoteurs. Cette passivité du monde intellectuel – voire même la complicité pour certains d'entre eux – lui coûte très cher et constitue dès lors une menace mortelle pour l'existence des principes fondamentaux.
L'idée de progrès
Le premier chapitre analyse la question du progrès. Les idées de progrès, « d'amélioration de l'état de l'humanité » ont été centrales pour les Lumières. C'est Spinoza qui fut le premier par son monisme de la substance, autrement dit l'unité du corps et de l'esprit, à pousser l'idée de progrès. Il fut le premier à instaurer une opposition entre théologie et philosophie. Mais cette réforme des idées est restée purement théorique et on n'envisageait pas d'amélioration possible par sa concrétisation. Mais, à la fin du XVIIIe siècle, elle est devenue possible.
Cela dit, il ne fallait pas oublier les immenses difficultés pour parvenir à réaliser une société de progrès. Celui-ci n'est possible qu'à la condition que la tolérance puisse régner et, en cela, les philosophes des Lumières étaient très pessimistes. Cependant, à la fin du XVIIIe siècle, du moins au niveau des élites, la connaissance progresse et si les superstitions et la bigoterie restent très présentes, elles s'estompent.
Cette fin du XVIIIe siècle fut empreinte de violences, de révolutions, de guerres. Mais, l'émancipation de l'homme grâce à des formes de gouvernements organisées en vue du « bien commun » et de la protection des individus sont désormais possibles.
Jonathan Israel cite d'Holbach qui fut un des précurseurs des Lumières radicales : « Si l'erreur et l'ignorance ont forgé les chaînes des peuples, si le préjugé les perpétue, la science, la raison, la vérité pourront un jour les briser. » C'est sans doute la question de notre temps.
Dans le chapitre suivant, l'auteur examine la question de l'éventuelle opposition entre la hiérarchie et la démocratie. Il note entre autres que la rébellion, qui était mal vue étant donné les massacres et la misère qu'elle provoquait, a changé d'image à la fin du XVIIIe siècle. Cela, grâce à la révolution américaine. Israel écrit :
« C'est un changement qui s'est nourri de la réaction généralement favorable en Europe à la révolution américaine. L'intervention armée des citoyens désirant défendre leurs propres droits semblait désormais à l'ordre du jour. »
C'est un changement profond : pour la première fois, des citoyens organisés font l'histoire. Ce ne sont plus des révoltes mal organisées, ponctuelles aisément réprimées par le pouvoir en place, c'est une révolution citoyenne destinée à conquérir des droits.
Cela inspirera la révolution française. Mais, il faut bien noter que ce ne sont pas les dirigeants les plus extrémistes qui représentaient les Lumières radicales. Robespierre et Saint-Just, pour l'auteur, sont des monstres froids qui veulent remplacer une théologie par une autre, une tyrannie par une autre. Ils se sont d'ailleurs opposés à des Condorcet ou à des Thomas Paine qui, eux, sont de vrais philosophes et acteurs des Lumières radicales.
Les définitions de la « tyrannie »
L'ouvrage se poursuit par de fines analyses des travaux et des actions des philosophes et des partisans des Lumières radicales qui se sont opposées à toutes les formes de tyrannie. Justement, Jonathan Israel montre l'évolution du substantif « tyrannie ».
« Le terme de tyrannie (...) a clairement changé de sens en Europe dans les années 1760 -1770, tant dans son usage politique que de la haute culture. Par le passé, la « tyrannie » désigne un gouvernement qui s'affranchit de toute contrainte légale et viole les procédures constitutionnelles (...). L'élargissement de la signification de ce terme à la fin du XVIIIe siècle, ne trouvait aucune justification dans l'usage, ni non plus dans les recueils des lois traditionnels. »
Plus loin, il explique :
« Du point de vue de la tradition et de la jurisprudence, les Américains n'avaient aucun droit de se rebeller. Chez Diderot, tout au contraire, chez Helvétius, Mably, Raynal et d'Holbach, comme chez Price, Prietsley, Paine, Weischaupt, Knigge, Forster et Bahrdt, la « tyrannie » désigne l'exercice de toute autorité qui, légitime ou non du point de vue constitutionnel n'est pas fondée « sur les avantages que l'on procure à ceux sur qui cette autorité s'exerce. »
Donc aucun souverain n'est désormais libre d'agir comme il l'entend, même si c'est conforme au prescrit constitutionnel. C'est évidemment une tout autre conception du pouvoir que les Lumières radicales mettent en avant.
En conclusion, Jonathan Israel s'étonne du manque d'études sur les Lumières radicales. Elles n'ont commencé que récemment et, bien entendu, il y apporte une contribution majeure.
Démarches typiquement staliniennes et... néolibérales
Mais son étonnement ne traduit pas une surprise. Il fait allusion à l'historien français François Furet (1927 – 1997). Furet fut d'abord un militant communiste et attaqua avec virulence un ancien compagnon de Léon Blum qu'il accusait à l'époque d'être un « valet des Américains ».
Ensuite, comme bien d'autres, dans les années 1980, il effectua du « tourisme idéologique » en fondant avec Pierre Rosanvallon la Fondation Saint-Simon et il présida même le très libéral Institut Raymond Aron.
Et comme tout nouveau converti, il fit du zèle anticommuniste et anti progressiste en général avec les méthodes héritées du stalinisme.
L'historien François Furet (1927 - 1997) est passé du stalinisme au néolibéralisme.
Jonathan Israel explique :
« Ainsi, dans La Révolution (1770 1880) de François Furet (...), Diderot et d'Holbach ne figurent même pas à l'index, aucune mention non plus des écrits philosophiques publiés avant 1789 par Brissot, Mirabeau, Volney, Maréchal ou Cloots ; aucune référence à Cerisier, à Paape ni à aucun des démocrates radicaux hollandais qui ont travaillé en France avant 1789 ; le caractère radical de la pensée de Condorcet dès avant 1789 n'est pas évoqué, même brièvement ; aucune référence à Tom Paine, à Weishaupt ou à Georg Foster (...). Il concède que les Lumières ont « présidé à un formidable revirement des idées et des valeurs ». Mais il prétend que les Lumières ont accompli tout cela « sans le savoir », ce qui est parfaitement absurde, et il n'essaie même pas de bâtir quoi que ce soit sur ces idées dans le cours de son analyse. »
Certes, François Furet n'est plus de ce monde, mais les intellectuels « médiatiques » qui lui ont succédé procèdent de la même manière. On cultive l'oubli pour imposer ses thèses. Démarches typiquement staliniennes et... néolibérales.
C'est en cela que le livre de Jonathan Israel est exceptionnel et passionnant. En un peu moins de 250 pages, il raconte le formidable brassage d'idées qui a permis de changer le monde, d'apporter à l'humanité l'espoir d'un monde meilleur. Et on s'aperçoit très vite qu'il est d'une brûlante actualité.
Ce travail intellectuel est une œuvre de combat. Il est essentiel.
Pierre Verhas