La visite de Trump à Riyad les 20 et 21 mai suivie le 5 juin par le diktat prononcé par l'Arabie Saoudite envers l'Emirat du Qatar, suivie immédiatement par l'Egypte et les Emirats Arabes Unis (EAU) ont ravivé les tensions dans cette région du monde, rappelant la crise du Koweit de 1990 qui a conduit à la première guerre du Golfe.
Riche en gaz, faible militairement
Le Qatar, petit Emirat très riche en gaz et faible en puissance militaire, a tenté depuis 1995 de s'imposer comme puissance parmi les monarchies pétrolières du Golfe arabique. Ce fut en 1995 que fut fondée la fameuse chaîne de télévision Al Jazeera qui, tout de suite, a eu une influence considérable sur le monde arabe et même au-delà. Le Qatar s'est ensuite imposé comme puissance économique en investissant dans plusieurs pays européens et aux Etats-Unis. Enfin, il a voulu jouer un rôle diplomatique dans le Moyen- Orient au grand dam de la puissance tutélaire, l'Arabie Saoudite.
Doha, la capitale du Qatar : une modernité orgueilleuse ne peut effacer un passé ancestral.
Sur le plan géographique, comme sorte de pointe avancée dans le Golfe, le Qatar a une position importante. Il abrite d'ailleurs une base américaine majeure à Al-Oudeid : elle a la direction des opérations aériennes et de drones sur l'ensemble du Golfe et en Afghanistan.
La position géographique du Qatar est d'une grande importance sur le plan stratégique.
De plus, l'émir Hamad qui avait renversé son père en 1995 a assuré un rôle politique autonome, notamment avec le Hezbollah libanais et le Hamas palestinien et aussi avec la Syrie et l'Iran. Il y a eu même l'ouverture d'une représentation commerciale qatarie en Israël. Celle-ci fut fermée après les bombardements israéliens de Gaza en 2008-2009.
En 2011, le Qatar, via Al Jazeera, apparut comme étant le porte parole des mouvements qu'on a appelés les « printemps arabes ». Il intervint militairement en Libye lors du renversement de Kadhafi.
Enfin, Al Jazeera s'ouvrit à la propagande des Frères musulmans. Précisons que la Société des Frères musulmans originaire d'Egypte est sunnite mais non wahhabite. Elle est d'ailleurs considérée comme une organisation terroriste par l'Arabie Saoudite.
Evidemment, tout cela contribua progressivement à dégrader les relations avec l'Arabie Saoudite.
Riyad s'opposa concrètement aux révolutions arabes. On se souvient notamment de l'intervention militaire des Saoudiens à Bahreïn qui tua dans l'œuf un début de « printemps ».
Mais les choses changèrent en 2013. C'est Riyad qui combattit concrètement le gouvernement égyptien islamiste, tendance Frères musulmans, de Mohammed Morsi en fomentant le pronunciamiento militaire du général Abdel Fatah Al-Sissi, le 3 juillet. Une terrible répression s'ensuivit et les Frères musulmans ont été chassés.
Aussi, le Qatar devint la cible des médias égyptiens et saoudiens malgré le CCG (Conseil de Coopération des pays du Golfe) qui est une sorte de conseil de famille des monarchies pétrolières du Golfe arabique censé régler les litiges en son sein. Et malgré la participation de Doha à la coalition contre le régime syrien de Bachar Al Assad, le royaume saoudien ne pouvait tolérer les velléités d'indépendance du « petit » émirat.
Ensuite, le 5 mars 2014, l'Arabie Saoudite, Bahreïn et les EAU ont retiré leurs ambassadeurs à Doha. Donc, bien que le Qatar soit de confession musulmane wahhabite comme l'Arabie Saoudite, les relations n'ont jamais été au beau fixe.
La situation intérieure du Qatar est loin d'être brillante. La chute des cours du pétrole pose de sérieux problèmes de liquidités à l'émirat. L'émir Hamad a été remplacé par son fils Tamim Ben Hamad Al-Thani le 25 juin 2013. En deux ans, il a permis de faire accéder au pouvoir une nouvelle génération qui se penche avant tout sur les problèmes économiques et les controverses suscités par la Coupe du monde de football de 2022.
Les choses se sont apaisées avec le nouveau pouvoir. Les Frères musulmans ont beaucoup moins d'influence et les relations diplomatiques de Doha avec les voisins du Golfe ont repris.
Diversifier les alliances.
En réalité, la politique du Qatar est de diversifier les alliances afin d'assurer son indépendance à l'égard de son puissant et ombrageux voisin, l'Arabie Saoudite. C'est ainsi qu'un accord militaire a été signé le 28 mars 2016 avec la Turquie qui prévoit entre autres la construction d'une base turque pouvant accueillir 3.000 soldats d'ici 2018. En plus, un contrat d'achat de 24 avions de chasse Rafale a été signé avec Paris, cette même année 2016. Enfin, un service militaire obligatoire a été instauré en 2014, officiellement pour donner aux jeunes Qataris le sens du travail et procurer de l'exercice aux jeunes oisifs pour lutter contre l'obésité et le diabète...
Il ne faut pas oublier non plus l'accord de défense signé en 2003 et renouvelé en 2013 avec les Etats-Unis. Ce qui n'empêche pas Doha d'essayer d'entretenir de bonnes relations avec Téhéran, l'ennemi juré de l'Arabie Saoudite et d'Israël. Mais, c'était au moment où Barack Obama opérait un rapprochement avec l'Iran notamment grâce à l'accord sur le nucléaire civil.
Trump jette de l'huile sur le feu.
L'arrivée à la présidence de Donald Trump a profondément changé la donne et accru les tensions au Moyen Orient. Les deux nouveautés sont le soutien sans faille à la politique d'expansion d'Israël et à l'hégémonisme de l'Arabie Saoudite. Ainsi, la tentative de multilatéralisme entamée par Obama est définitivement enterrée.
Le voyage de Trump à Riyad le 20 mai 2017 constitue le déclencheur du regain de tension dans le Golfe.
Donald Trump fait de l'Arabie Saoudite son principal allié au Moyen Orient.
Comme l'écrit de manière métaphorique la journaliste Souhila Abada :
« L'implication de l'Oncle Sam, qui serait peut-être l'architecte de cette crise, est apparue au grand jour lorsqu'il a pris fait et cause pour une partie contre l'autre, mais non sans avoir auparavant tenté d'en tirer profit. Il a téléphoné à l'Emir du Qatar l'invitant à se rendre à la Maison blanche pour l'aider à régler son problème de famille. Une invitation déclinée par le Qatar puisque il semblerait qu'il y avait une contrepartie de cette offre et elle serait exagérée.
L'Oncle Sam est donc passé à une vitesse supérieure : il s'est rangé publiquement aux cotés de l'Arabie saoudite et consorts, révélant que c'est lui qui, au cours de la dernière visite dans le Golfe, a demandé aux dirigeants de cette famille d'exclure de leurs rangs le Qatar puisqu'il a de très mauvaises fréquentations avec lesquelles il gaspille son argent, au lieu de le lui confier pour qu'il le fructifie.
La famille du Golfe est donc remontée contre le petit Qatar qui ne veut pas grandir. Celui-ci flirte même avec certains ennemis des membres de sa propre famille, mettant en danger tout le monde. Il faut le punir et tous ensemble on va tout dévoiler sur ses mauvaises fréquentations, des listes de "terroristes ou d'organisations terroristes" sont établies au pied levé et sous le coup de la colère. »
Ainsi, la décision a été prise le 5 juin 2017. L'Arabie Saoudite et ses vassaux, les EAU, et l'Egypte rompent les relations diplomatiques avec le Qatar, décrètent un embargo et lui transmettent un mémorandum qui dispose :
- l'arrêt de tout contact avec les « organisations terroristes » – les Frères musulmans, l'organisation État islamique, Al-Qaida et le Hezbollah sont cités, mais pas le Hamas palestinien –, mais aussi avec les partis d'opposition aux EAU, à l'Arabie saoudite, à l'Égypte et à Bahreïn ;
- l'expulsion de tous les opposants hébergés au Qatar et considérés comme « terroristes » par ces quatre pays. Les Frères musulmans sont particulièrement visés ;
- la fermeture de sa chaîne d'informations Al-Jazeera et d'autres médias financés par le Qatar ;
- Doha est sommé de réduire ses relations politiques et commerciales avec l'Iran ;
- Cesser toute coopération militaire avec la Turquie ;
- Enfin, l'émirat devra payer des « réparations » financières à ses voisins et se soumettre à un mécanisme de contrôle pendant les dix prochaines années.
Ce document revient à exiger que le Qatar perde sa souveraineté ! Il est évidemment inacceptable pour Doha. Aussi, la guerre peut se déclencher d'un moment à l'autre.
Isoler l'Iran pour mieux affaiblir la Russie.
La stratégie américaine, depuis l'accession au pouvoir de Trump, a consisté à accroître les tensions au Moyen Orient de manière à tenter d'isoler l'Iran et ainsi son allié, la Russie. C'est un jeu extrêmement dangereux. Les provocations américaines se multiplient en Syrie où un conflit majeur peut se déclencher là aussi. La Russie, comme les Américains opèrent dans l'espace aérien syrien, dès lors, un incident est toujours possible. On en mesure les conséquences ! On observe que les USA usent toujours de la stratégie de la canonnière qui consiste à acculer l'ennemi à commettre l'irréparable pour pouvoir l'attaquer.
Un autre danger est relatif au terrorisme. Le Qatar est accusé par les autres monarchies de la Péninsule arabique de financer le terrorisme. C'est un peu la paille et la poutre. Il y a longtemps que l'on est convaincu de l'aide de l'Arabie Saoudite à des organisations terroristes comme Al Qaeda et l'Etat islamique. Le « Monde diplomatique » de juillet 2017 rapporte une déclaration de Joe Biden, le vice-président US de l'administration Obama, le 2 octobre 2014, devant des étudiants de Harvard :
« Les Saoudiens, les Turcs et les Emiratis sont si déterminés à éliminer le président syrien Bachar Al-Assad qu''ils ont fait pleuvoir des centaines de millions de dollars et des dizaines de milliers de tonnes d'armements sur ceux qui se battaient contre Assad, sauf que les bénéficiaires de ces livraisons étaient Al-Nosra, Al Qaeda et les éléments extrémistes des djihadistes venus d'autres parties du monde. » - lesdits éléments extrémistes étant, on le devine, l'Etat islamique ou Daesh...
Même Hillary Clinton dans un de ses fameux e-mails révélés par Wikileaks s'inquiétait du financement de l'Etat islamique par l'Arabie Saoudite.
Daesh est financé par l'Arabie Saoudite et sans doute le Qatar. Est-il l'instrument de la stratégie saoudienne ?
Quant au Qatar, il finance lui aussi des organisations considérées comme terroristes : le Hamas palestinien et le Hezbollah libanais. Le Hamas dirige Gaza de main de fer, mais compte dans l'échiquier plus comme force politique que comme organisation terroriste et le Hezbollah est au gouvernement au Liban. Et on soupçonne l'Emirat d'aider aussi Daesh.
La complexité de cette affaire tient au double jeu du Qatar et de l'Arabie Saoudite : des alliances variables selon les intérêts du moment sous couvert de pétrole et de gaz. Les Etats-Unis aussi changent leur politique. Trump démantèle les tentatives de multilatéralisme de son prédécesseur et mène une stratégie offensive dans le Moyen-Orient en se basant sur l'Arabie Saoudite, afin d'isoler l'Iran et par conséquent la Russie. Le Qatar est donc gênant, car il entrave ce scénario en entretenant de bonnes relations avec l'ennemi juré d'Israël et de l'Arabie Saoudite : l'Iran.
Nous laissons la conclusion provisoire à Karim Mohsen sui écrit sur le site « Le Grand Soir » :
« De fait, la « crise du Golfe » se circonscrit au Qatar et à l'Arabie saoudite, les « alliés » de Riyad n'étant que des comparses. A commencer par l'Egypte devenue, au fil du temps, le jouet du wahhabisme. Gamal Abdel Nasser a dû se retourner dans sa tombe. Grandeur et décadence ! Mais la crise ? Atteinte de folie de grandeur, Doha dérange, c'est indubitable.
Le Qatar achète – et se donne les moyens d'acheter – outre le monde, les consciences. Or, quelque part, Doha a marché sur les plates-bandes de l'Arabie saoudite qui n'apprécia pas, alors pas du tout, cette immixtion dans son pré carré : aspiration au leadership régional, soutien et financement des groupes djihadistes, autant de dispositions que les Al-Saoud se réservent. En s'y attaquant, en concurrençant la « suprématie » présumée de Riyad, Doha a ainsi commis un crime de lèse « puissance régionale ».
En fait, au long des deux dernières années, des escarmouches ont opposé les deux pivots des monarchies du Golfe – ils ont rappelé leurs ambassadeurs respectifs à Doha et à Riyadh – qui ont montré au grand jour outre leur inimitié, leur velléité de domination. Dans ce contexte, l'Arabie saoudite n'a pas hésité à exprimer son hégémonie en « créant » en 2015 (sans consulter ses partenaires arabes et musulmans) une « coalition militaire islamique (CMI) » de lutte contre le terrorisme.
Ainsi, Riyad a-t-elle embrigadé manu-militari des pays comme le Pakistan, la Malaisie et l'Indonésie, lesquels sont tombés des nues en apprenant qu'ils font partie d'une « coalition » sortie du néant, de par la seule volonté de l'Arabie saoudite. Or, l'Arabie saoudite à l'origine de l'avènement du « djihadisme » (terrorisme islamiste dont, historiquement, la responsabilité est partagée par Riyad et les Etats-Unis) veut en même temps en être son « Seif el-Hajjaj » (l'adversaire le plus déterminé du terrorisme). »
Pierre Verhas
Sources de cet article : « Le Monde diplomatique » et notamment les analyses d'Alain Gresh, Madame Souhila Abada, le « Grand Soir », documentation « Uranopole »
Bron: http://uranopole.over-blog.com/2017/06/le-golfe-vacille.html