En janvier dernier, l’entreprise Proximus annonçait un « plan de transformation » dans le cadre duquel la direction envisage de supprimer 1900 emplois existants et de procéder, via une filiale, à 1250 nouveaux engagements.
L’annonce a suscité une vague d’émoi médiatique et politique, d’assez courte durée. A cette occasion, l’entreprise a justifié son plan par quelques arguments, ressassés ensuite en boucle dans les médias dominants, le plus souvent sans beaucoup de sens critique.
La « digitalisation »
L’entreprise devrait se restructurer pour affronter les nouvelles technologies et la « digitalisation ». Allons donc. Il s’agit ici de Proximus, l’entreprise qui gère le premier réseau de téléphonie mobile du pays, qui fournit l’accès au réseau internet à la majorité de la population, qui offre des solutions de mise en réseau aux entreprises depuis 20 ans, qui a racheté en 2010 Telindus pour justement offrir à ses clients des solutions informatiques intégrées. Proximus est donc la pointe de la « digitalisation », puisqu’elle offre les outils qui permettent aux autres entreprises de se « digitaliser ».
Certes Proximus doit, plus que tout autre, rester à la pointe de la technologie, mais il s’agit d’une transformation permanente. Justifier une restructuration brutale par une soi-disant « digitalisation », comme s’il s’agissait d’une entreprise manufacturière qui passerait d’un coup de l’assemblage manuel à la robotisation, c’est grotesque.
Un 4ème opérateur
On a beaucoup glosé sur le fait que Proximus devrait se restructurer pour faire face à une concurrence accrue suite à la prochaine venue d’un 4ème opérateur.
Rappelons d’abord que lorsqu’on parle d’un 4ème opérateur, il s’agirait d’un opérateur de téléphonie mobile (GSM), et cela ne concerne que cette partie de l’activité de Proximus. Toute l’activité « fixe », « internet », « TV » et plus généralement « ICT » de Proximus n’est aucunement concernée par ce possible 4ème opérateur.
Ensuite constatons qu’il n’y a pas, aujourd’hui, de 4ème opérateur, et qu’il n’y en aura peut-être jamais. De l’idée à l’appel d’offre, il y a un pas, ce qui signifie des mois voire des années. Ensuite faut-il encore un candidat, ce qui ne semble pas évident du tout, les acteurs sondés jugeant le marché belge trop petit pour un 4ème opérateur.
Une entreprise publique AUTONOME
Si un plan aussi brutal choque, il choque d’autant plus dans une entreprise publique. Le gouvernement a été amené à expliquer pourquoi il tolérait, dans une entreprise sous son contrôle, la suppression d’emplois alors qu’il a pour politique affichée d’en créer (Jobs, jobs, jobs …). La réponse ne s’est pas fait attendre : Proximus serait une entreprise publique certes, mais autonome. Dès lors le gouvernement n’y aurait rien à dire.
Pourtant l’Etat belge possède 53% des parts de Proximus. Il en est donc l’actionnaire majoritaire. Que Proximus soit une entreprise publique ou non n’y change rien. Même dans le secteur privé, une entreprise suit la politique fixée par ses actionnaires. Et si l’un d’eux a la majorité absolue, c’est lui qui décide de la stratégie à suivre, en application du sacro-saint principe de propriété. Je n’ai jamais vu une entreprise privée se prétendre autonome et indépendante d’un actionnaire majoritaire. L’Etat serait-il le seul acteur qui n’a pas droit au respect de sa propriété ?
S’il s’agit d’une excuse, c’est celle du gouvernement, qui préfère passer pour impuissant que de rendre compte d’une incohérence avec sa politique affichée de création d’emploi. Un élément de plus pour prouver que la création d’emploi n’a jamais été l’objectif politique principal de ce gouvernement.
Le « fardeau » des fonctionnaires
Quand on pousse le débat un peu plus loin, ce qui transparaît, c’est la question des fonctionnaires restant de l’ancienne Belgacom. 3000 travailleurs de Proximus sont toujours statutaires. Et ceux-là sont considérés, par la direction, comme un fardeau qui handicaperait l’entreprise. Ce n’est pas neuf. Il y a plus de 10 ans, Didier Bellens criait déjà sur tous les toits que le « son » entreprise était lourdement handicapée, face à la concurrence, par le poids des fonctionnaires.
On se demande bien en quoi le fait que ce personnel soit statutaire puisse en faire un tel « fardeau », si ce n’est la mythologie libérale selon laquelle il ne faudrait ni service public (lorsqu’il s’agit d’un service sur lequel on pourrait faire des bénéfices), et donc pas de fonctionnaires. Car un fonctionnaire est d’abord un travailleur qui doit mettre le bien public avant toute autre considération, et qui pour cela dispose d’une certaine protection face aux caprices de sa hiérarchie. Donc un ennemi pour qui voudrait que l’intérêt financier vienne avant toute autre considération.
On comprend mieux pourquoi le gouvernement laisse faire la direction de l’entreprise, malgré ses gesticulations impuissantes. Attaquer ce qui reste de la fonction publique et du service au public est cohérent avec son idéologie politique.
Privatiser les actifs rentables
Ce que l’entreprise oublie de dire, c’est qu’elle n’a pas hérité que de ces 3000 fonctionnaires de son passé public. Elle a aussi hérité de tout le réseau filaire (réseau des câbles téléphoniques). Et ce réseau est un actif énorme, qui lui donne une position de quasi-monopole sur le marché des télécommunications. Car même si certains gros opérateurs posent des câbles à gros débit à travers le pays, il faudra toujours, pour arriver jusque dans chaque maison, le « last mile » (dernier kilomètre), constitué soit du fil téléphonique « RTT », soit du câble de télédistribution (dont dispose maintenant Telenet ou VOO). Si j’achète un service de télécommunication auprès d’un opérateur comme Orange ou Scarlet, celui-ci doit toujours rétrocéder une partie de ce que je lui paie à Proximus, pour l’usage du câble connectant mon habitation.
On ne peut pas hériter d’un tel trésor (qui explique les bénéfices faramineux de Proximus) sans accepter aussi l’éventuel passif de l’héritage (à considérer les 3000 fonctionnaires comme un « passif », ce qui est déjà un biais idéologique). On peut d’ailleurs se demander pourquoi la privatisation des télécommunications n’a pas dû suivre la même logique que celle du rail, en séparant l’infrastructure (le réseau ferré pour le rail ; le réseau filaire pour les télécommunications, qui à tout le moins aurait dû rester public comme infrastructure stratégique) et les services commerciaux proposés sur cette infrastructure.
Sans doute parce que le réseau de chemin de fer est une infrastructure qu’il faut beaucoup entretenir, et donc coûteuse. Le réseau filaire de télécommunications est un actif extrêmement rentable. Et donc, dans la logique de privatiser ce qui rapporte de l’argent et de socialiser ce qui en coûte …
Des bénéfices faramineux, des actionnaires gâtés pourris
On peut difficilement parler de difficultés économiques dans une entreprise qui enregistre plus de 550 millions € de bénéfices annuels et un ratio résultat opérationnel/chiffre d’affaire de plus de 14%. Si l’entreprise estime devoir se préparer pour des jours plus sombres, cela ne veut dire qu’une seule chose : une fois qu’un certain niveau de rentabilité a été atteint, l’objectif des actionnaires est de le maintenir à ce niveau, même s’il est exagérément élevé. Prester pour uneentreprise qui enregistre des résultats financiers exceptionnels est donc plutôt une calamité pour les travailleurs, car cela implique qu’ils devront continuer à maintenir ce niveau de rentabilité, aussi excessif soit-il.
Et si, en passant, on peut se débarrasser des derniers fonctionnaires, reliques du temps où le travail servait à satisfaire des besoins, à rendre service, et non à engraisser des rentiers, on gagnera, en prime, la bénédiction discrète du gouvernement.
Martin WILLEMS, secrétaire permanent CNE
Article paru dans le périodique Le Drapeau Rouge