Le dernier roman de Michel Claise, magistrat et écrivain, est un cri de révolte et d’indignation. Son héroïne, Monica, se retrouve après avoir subi un drame épouvantable, dans l’univers des Sans Abris, des SDF. Cet univers que l’on refuse d’appréhender, de voir, de sentir, cet univers qui nous fait honte. Nos regards se détournent quand nous en voyons une ou un faire la manche dans nos belles avenues commerçantes.
Michel Claise met dans son dernier roman ses talents de magistrat, d'écrivain et d'observateur implacable au service d'une cause par trop souvent ignorée.
Certains astronomes pensent qu’il n’y a pas qu’un seul univers et qu’il existe en plus du nôtre, des univers parallèles que nous sommes encore incapables d’observer pour peu qu’ils existent. Nous regardons en biais, car nous voulons ignorer l’univers de la rue, celui des rejetés de notre société sans issue. Si les médias nous rappellent que les SDF existent – et sont de plus en plus nombreux – surtout lorsque les températures tombent sous zéro degré centigrade et, à l’approche des fêtes de fin d’année où il est bon de donner son obole ou – encore mieux à participer à un repas dans un resto du cœur lors d’un des deux réveillons, la vérité veut que nous nous donnons bonne conscience et qu’en réalité nous troublons notre vision le plus possible, car nous en avons peur et surtout, dans cette société atomisée, nous ne savons plus ce que signifie le mot humanité.
Michel Claise emmène la jolie Monica d’abord à l’ULB – évidemment ! – où elle fait de belles études de philo romane afin de devenir prof de français. Elle rencontre un autre étudiant, Philippe, un beau et brillant garçon qui termine ses études d’ingénieur polytechnicien avec « grande dis ». Elle est originaire de Couvin près de la frontière française. Ses parents appartiennent à la classe moyenne. Elle « kote » à la cité U. Lui habite chez ses riches parents dans une splendide villa à Uccle. Il est fils unique. Ils connaissent l’amour intense. Tous deux vivent un paradis. À la fin de leurs études, lui dégote un job de cadre supérieur dans une grosse boîte informatique et elle a la chance d’obtenir un poste de prof de français dans un lycée huppé de Bruxelles. Elle accouche par après d’un petit Matthieu. Ils décident de partir en vacances dans le Midi de la France. Là, c’est la catastrophe. Sur l’autoroute du Midi de la France, près de Dijon, Philippe ne put éviter l’accident. Un camion écrase la voiture. Philippe et Matthieu sont tués sur le coup. Monica est désincarcérée dans un état quasi désespéré. Cependant, les chirurgiens parviennent au bout de plusieurs semaines à la sauver et à la rafistoler après qu’elle ait été mise en coma artificiel pendant plusieurs jours. À son réveil, le choc est insupportable quand, en plus de sa souffrance, elle apprend la mort de son fils et de son mari.
Et c’est la descente aux enfers. De retour en Belgique, elle est prise en main par sa tante. Monica n’a plus le courage d’aller travailler. Elle s’isole dans son appartement. Elle boit de plus en plus, se replie sur elle-même et un jour, elle franchit le pas : elle remplit une valise de vêtements et de bouteilles d’alcool et elle quitte l’appartement en laissant la clé à l’intérieur de la porte. Et là, elle va pénétrer dans l’autre univers, celui des SDF. Gare du Midi, d’abord. Elle y rencontre une autre femme sans-abri, Sandrine, qui la prend rapidement sous son aile et lui enseigne les codes de vie de la rue. Et là, l’auteur se lâche. Michel Claise redevient l’enquêteur qu’il est. Il décrit en détail ce monde des SDF avec la violence des bandes de voyous et des dealers qui s’attaquent à eux, les uns gratuitement, les autres parce que les Sans Abris empiètent sur leur « territoire » de commerce, et aussi avec les bagarres entre SDF pour des broutilles. Il faut tenter de vivre en groupe pour se protéger des agressions et trouver un peu de chaleur pour essayer de dormir. Monica fait son « apprentissage ». Elle apprend ainsi comment faire un « logement » avec des cartons.
Michel Claise décrit une ville où cet univers parallèle est partout. Cependant, il se trouve sous les yeux et sous le nez des quidams comme nous qui ne veulent rien voir, rien sentir. Même la police n’intervient pas toujours. Trop peu nombreuse et mal équipée, elle est contrainte de « sélectionner ». Et puis, le monde des dealers est d’une violence inouïe : les caïds, de jeunes mecs conduisant de grosses cylindrées, viennent livrer la « marchandise » aux dealers de rue et « relever » les compteurs. Tout dealer qui dévie est immédiatement sanctionné. Au mieux par un passage à tabac, au pire par la mort. L’un d’entre eux, Youssef, un jeune Marocain paumé rejoint le groupe de SDF de Monica qui dormait dans un endroit caché de la Gare centrale. Il « deale » avant de roupiller avec eux. Un soir, il revient dans un état épouvantable. Il fut certainement rossé et Youssef meurt la nuit dans ce cloaque qu’ils appelaient la « caverne ». Au petit matin, après l’avoir constaté, l’un d’eux lui fait son éloge funèbre : « Pauvre garçon, il n’était pas assez voyou pour survivre dans ce monde qui l’a avalé. »
L’univers SDF a aussi ses codes. Chacun doit faire la manche afin de pouvoir se payer un repas dans un bistrot qui les admet et/ou acheter des bouteilles d’alcool de mauvaise qualité parce que moins chères. Cependant, le « partage » des territoires de manche n’est pas évident. Et il fait aussi l’objet de bagarres. Chacun a son territoire et pas question qu’un autre vienne s’y installer. De plus, il faut choisir un endroit où il y a du passage. La sortie d’une grande surface ou d’une agence de banque, par exemple. Les rues commerçantes sont les plus propices à la manche. Et puis, il y a les Roms. Ces femmes avec leurs enfants en bas âge qui mendient à longueur de journée. Elles sont sous la coupe de brutes qui les amènent à des endroits décidés d’avance. Ces types veillent à ce qu’il n’y ait pas d’autres mendiants dans le coin, et ceux qui s’y trouveraient sont invités à déguerpir, sinon ils sont battus avec la pire des violences. C’est ce qui est arrivé à la veille du Nouvel an à un membre du groupe de Monica. Son état étant sérieux, un inspecteur de police fit appel aux secours et il fut emmené à l’hôpital.
Dans ces ténèbres, luit cependant une lumière : la maraude. Dans l’épisode ci-dessus, elle fut alertée par la police et se rendit auprès du groupe avec des boissons chaudes, des tartines et des mots d’encouragement. Et puis, on peut remercier Michel Claise de réhabiliter le SAMU social de Bruxelles. Si il y a peu, un politicien et sa femme ont flétri cette association en se payant honteusement sur son dos, leurs maraudes composées de bénévoles passant la nuit sous le froid, le vent, la pluie et parfois la neige, prenant le risque de tomber sur des bandes redoutables, aident les SDF avec efficacité et humanité, tentant ainsi d’atténuer leur détresse. Il serait indigne de les confondre avec ces dirigeants indélicats !
Un jour, une infirmière aperçut Monica dans la rue et réussit à l’emmener à la Place de la Monnaie où il y avait un mobile-home sur lequel était inscrit « Washing car ». Elle lui fit prendre une douche. Elle s’aperçut qu’elle avait une méchante tache au dos et y appliqua une pommade. Elle prit ses vêtements et lui en donna d’autres propres en lui promettant que la semaine prochaine elle pourrait venir prendre une autre douche et remettre ses habits lavés et repassés. Monica ne revint pas, évidemment ! Ensuite, sa consommation d’innommables tords boyaux finit par la rendre malade. Elle éprouve des douleurs insupportables au ventre. Elle est emmenée d’urgence à l’hôpital Saint-Pierre au centre de Bruxelles où le diagnostic de l’urgentiste est très mauvais. Elle doit se faire opérer. Cependant, au bout de la nuit, Monica s’échappe et rejoint la rue qui est devenu son seul univers.
Si les maraudes ne changeront jamais rien à ce terrible phénomène social qu’est le sans-abrisme, elles sont indispensables, car elles apportent un minimum de réconfort à ces milliers de gens qui « dorment » dans la rue, qui n’ont ni passé, ni présent, ni avenir, où le temps ne compte plus sinon pour manger, pour boire de l’alcool, pour essayer de dormir au chaud en ignorant s’il y aura un réveil.
Un autre aspect, ce sont les chiens. Pour de nombreux SDF, le chien est leur seul compagnon. Il peut être aussi un protecteur. Michel Claise adresse d’ailleurs un clin d’œil au Prince Laurent, le frère du Roi, qui a monté une petite structure avec des vétérinaires dont la tâche est de soigner les chiens des Sans-abris. Beaucoup de refuges refusent les chiens, aussi leurs maîtres ou maîtresses préfèrent rester dans la rue.
Pour Monica, les choses commencent à tourner au vinaigre. Elle était dans un groupe de Russes sans abris comme elle. Après la manche, elle avait assez d’argent pour s’acheter des bouteilles de vodka dans une supérette dans le quartier chic de la Toison d’Or. Au passage à la caisse, elle déclenche l’alarme. Un des Russes avait à son insu caché dans ses poches trois bouteilles. Palabres. La police arrive. Elle est embarquée. Là, elle raconte son histoire. Fichage, prise d’empreintes digitales et elle est relâchée.
Quelques semaines plus tard, la police vient l’arrêter boulevard de Waterloo. Monica n’est plus qu’une épave. Elle est accusée du meurtre de sa tante qu’elle aurait tué en la frappant avec un cendrier en cristal. De plus, elle en aurait profité pour voler ses bijoux. Elle nie farouchement. Une avocate, Béatrice Dufour, est désignée d’office. Celle-ci prend pitié de cette femme qui va s’accrocher à elle. Et ici, c’est le magistrat Michel Claise qui prend le relai. Tout en poursuivant son intrigue, il décrit avec minutie le fonctionnement de la machine judiciaire : interrogatoire chez le juge d’instruction, compléments d’enquête demandé à deux inspecteurs de police, détention provisoire à la prison des femmes de Berkendael en annexe de celle de Forest dans la banlieue bruxelloise. Là, Monica doit s’adapter aux autres détenues et aux matonnes. Elle y arrive d’autant plus facilement qu’elle subit un sevrage forcé. Monica redevient petit à petit la femme qu’elle était auparavant. Cette métamorphose va être essentielle pour sa défense. De plus, ses parents ont décidé de l’aider à s’en sortir. Ils ne peuvent imaginer que leur fille soit une meurtrière.
Elle passe d’abord devant le tribunal correctionnel où il est question de la placer dans un asile. Pour Monica, tout sauf l’internement ! Heureusement, les experts psychiatres ne sont pas d’accord entre eux. Me Dufour en profite et parvient à obtenir la saisine de la Cour d’Assise. Ici, nous laissons au lecteur qui le désire le soin de connaître la suite et la fin de cette histoire.
Disons une seule chose : le dénouement est tout à fait inattendu. Mais il est d’une logique implacable qui explique tout.
Sans Destination Finale est à mon sens le meilleur roman de Michel Claise. Il est passionnant et profond. Chaque page apporte un nouvel élément dans l’intrigue. Il est drôle parfois. Il pose des questions fondamentales dans un environnement dramatique.
Le roman est sans doute la meilleure manière de prendre conscience de cette tragédie du sans-abrisme. Michel Claise a exprimé sa révolte lors de la présentation de son ouvrage à la librairie bruxelloise Filigrane, vendredi 8 novembre : « Un roman comme un cri ! ça suffit ! Cette société qui nous étouffe ! »
Oui, ça suffit ! Il est temps de se lever et en attendant de faire l’effort de regarder ce qu’il se passe autour de nous, tout près de nous et peut-être même en nous.
Pierre Verhas
Source: http://uranopole.over-blog.com/2019/11/sans-destination-finale-ou-l-exclusion-volontaire.html