La question peut surprendre. L’innovation et le développement technologique sont souvent considérés comme une des principales voies de solutions aux problèmes environnementaux. Un nombre croissant d’entreprises communiquent abondamment dans cette ligne. Nous proposons ici un regard externe sur les projets de Solvay, multinationale belge emblématique qui se présente volontiers comme un fleuron du développement durable.
Acte 1 : Priorité au rendement pour l’actionnaire
Novembre 2019, la nouvelle CEO de Solvay dévoile la stratégie du groupe, avec des priorités très claires. Ilham Kadri veut de la croissance : " J’ai été embauchée sur la base d’un mandat, qui est celui de libérer le potentiel du groupe. Mon seul focus, c’est de créer de la valeur " déclare-t-elle dans l’Echo (8/11/19).
" L’acronyme GROW [nom de la nouvelle stratégie de Solvay] dit tout ". Il s’agit " d’assurer la croissance, de générer du cash-flow et d’améliorer les rendements ". Et Mme Kadri de préciser : " Je ne peux pas encore être satisfaite de la manière dont nous livrons le cash ", ajoutant vouloir " être à 11%, il le faut ; on est à 8%, ce qui est le plus bas de cette industrie : ce n'est pas acceptable, il faut aller vers un rendement à deux chiffres ".
Pour y arriver, l’entreprise compte " prioriser les investissements dans les opportunités offrant le rendement le plus élevé ". La CEO explique vouloir augmenter en particulier la production de " matériaux utilisés principalement dans l’aviation " et ceux utilisés " dans les canalisations de pétrole et de gaz offshore ".
De fait, après avoir misé pendant des années sur le développement de " solutions " pour faciliter l’exploitation des pétroles de schistes aux États-Unis, Solvay investit actuellement de plus en plus en Chine, au service de la croissance du secteur aérien (l’Echo du 20/11/19). En parallèle, les investissements en Europe ont été revus à la baisse.
Dans sa recherche de profit, Solvay met sa puissance d’innovation au service de la croissance de secteurs, certes fort rentables, mais également destructeurs du climat et de la planète.
Acte 2 : Motiver les troupes
Selon un timing qui pourrait sembler paradoxal, c’est en janvier 2020, soit deux mois après avoir présenté ces objectifs financiers, qu’Ilham Kadri a dévoilé " la raison d’être " du groupe : " réinventer le progrès ", porter " une responsabilité engagée " ainsi qu’" une éthique et un bien-être sans compromis ", agir " en faveur de la durabilité ", en " valorisant la contribution de chaque individu ", mais avec " passion pour la performance ".
" Solvay peut être le moteur des prochaines grandes avancées qui permettront à l'humanité de protéger les ressources que nous partageons tous ", affirme le communiqué de la multinationale. Aucun engagement chiffré ici à ce stade, mais on promet que cela viendra dans les mois qui viennent.
La direction de Solvay a beaucoup insisté sur le fait que la " raison d’être " et les " valeurs " du groupe sont issues d’une large consultation du personnel. Et pour cause, l’objectif principal de cet exercice semble bien être de motiver les troupes pour atteindre les objectifs financiers : " Les sociétés qui ont travaillé sur leur raison d’être et qui l’ont vraiment intégrée dans leurs systèmes et leur façon de gérer le capital humain sont plus profitables. Pourquoi ? Parce que l’engagement des travailleurs est plus grand ", confie Kadri au Soir (10/01/20).
Questionnée sur la cohérence entre la prétention à être un acteur sociétalement responsable et les investissements qui viennent d’être décidés dans des secteurs qui sont à la pointe de la destruction environnementale, la CEO répond : " tout n’est pas noir ou blanc. Ces solutions (pour extraire le pétrole de schiste) permettent d’améliorer la productivité et de réduire la consommation d’eau ". Même logique pour le secteur aérien, qui voit ses émissions globales s’envoler, mais avec des avions qui, individuellement, deviennent légèrement moins énergivores. Soyons donc rassurés : on sait qu’on contribue à la destruction du climat, mais on essaye de le faire de manière un peu plus efficace et vertueuse…
La raison d’être de la " raison d’être " de Solvay est ailleurs. " On a la stratégie (GROW) mais il faut définir comment on va arriver aux objectifs fixés. Vous pouvez avoir la bonne stratégie, s’il y a des résistances, vous n’y arriverez pas ", confie Kadri, qui souhaite ainsi " parler au cœur de ses employés ". Elle veut les convaincre, et peut-être s’est-elle déjà elle-même convaincue du bien-fondé moral de son action, avec sa belle histoire.
De brillants cerveaux dans des centres de recherche pointus sont ainsi pris pour des naïfs. On les motive en leur racontant qu’ils contribuent à sauver le monde, alors même qu’on les met au service d’un modèle de développement destructeur, pour passer de 8 à 11% de rendement.
De brillants cerveaux dans des centres de recherche pointus sont ainsi pris pour des naïfs. On les motive en leur racontant qu’ils contribuent à sauver le monde, alors même qu’on les met au service d’un modèle de développement destructeur, pour passer de 8 à 11% de rendement.
" Comment mobiliser les collaborateurs de Solvay pour relever son potentiel de croissance ? ", voici le titre du dîner qui sera donné le 6 février prochain en présence de Mme Kadri au Golf Club d’Hulencourt. Suggérons ici une réorientation de ce débat sur le thème : " Comment écouter (réellement) ses collaborateurs pour transformer l’entreprise en acteur de transition durable, et protéger (réellement) les ressources que nous partageons tous ? "
Besoin de politique
Mme Kadri a des qualités personnelles indéniables, et un vrai franc-parler. Sans langue de bois, elle détaille les priorités de son groupe telles qu'elles sont. Contrairement à d’autres, elle ne passe pas son temps à mettre en exergue des micro-projets bons pour l'image, à parler 90% vert quand son business est 90% gris, etc.
Elle nous permet ainsi de comprendre crûment à quel point on n’en est quasi nulle part avec les multinationales par rapport à l’ampleur des enjeux climatiques et environnementaux (Solvay est considérée comme une des meilleures de la classe…). Et à quel point la régulation publique est incontournable, si l’on souhaite que la recherche et le développement soient mis au service d’une société durable, et non au service de l’accélération de la destruction. Sans régulation appropriée, il sera toujours plus facile et plus rapidement rentable d’exploiter et de détruire que de protéger et réparer.
Bien plus que leur " storytelling vert ", le lobby et le positionnement des entreprises et de leurs fédérations, au moment où les gouvernements définissent les objectifs climatiques, sont des indicateurs pertinents du rôle qu’elles entendent jouer, ou non, dans la transition vers une société neutre en carbone.
Noé Lecocq, Physicien
Inter-Environnement Wallonie
Cette Carte Blanche fut publiée précédemment dans l’Echo