La fonction publique internationale comme nationale a très mauvaise réputation. Et les fonctionnaires internationaux en particulier. Il y en a cependant un qui honore le service public : il s’appelle Nils Melzer, juriste suisse qui s’est très vite spécialisé en droit international. C’est à ce titre qu’il s’est retrouvé nommé rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture. Il est devenu célèbre en enquêtant sur les présomptions de tortures qu’auraient subies le fondateur de Wikileaks, Julian Assange.
Ses conclusions sont édifiantes et accablantes. Edifiantes, car elles mettent en lumière un système transnational de Justice de défense des « intérêts » occidentaux, c’est-à-dire essentiellement de l’Etat profond US, accablantes parce qu’elles montrent que les droits fondamentaux de Julian Assange sont bafoués. Melzer en fait part dans une longue interview accordée le 30 janvier dernier au journal suisse alémanique indépendant en ligne « Republik » traduite en français par nos amis du site « Le Grand Soir ». Nous nous orientons donc, d’après le rapporteur spécial, vers un « système meurtrier ». Et ces mots ne sont en rien exagérés.
Nils Melzer, le rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture n'hésite pas à dénoncer le système judiciaire oppresseur de "l'Occident" atlantique.
Rappelons que Wikileaks a diffusé un nombre considérable de câbles diplomatiques qui montrent que les Etats-Unis se sont livrés à des crimes de guerre en Afghanistan et en Irak, notamment la pratique systématique de la torture. Wikileaks a même publié des vidéos diffusées par toutes les chaînes de télévision, qui montrent les pratiques criminelles de l’Armée US. Par après, évidemment, le gouvernement américain a tout fait pour neutraliser Assange. Et « on » a monté de toute pièce une affaire de viols de deux de ses collaboratrices.
Un éléphant dans la pièce
C’était cousu de fil blanc ! Melzer donne cette image :
« Imaginez une pièce sombre. Soudain, quelqu’un éclaire l’éléphant qui se trouve dans la pièce - sur les criminels de guerre, sur la corruption. Assange est l’homme qui a le projecteur braqué sur l’éléphant. Les gouvernements sont brièvement sous le choc, mais ensuite ils retournent les projecteurs en l’accusant de viol. C’est une manœuvre classique lorsqu’il s’agit de manipuler l’opinion publique. L’éléphant disparaît une fois de plus dans l’obscurité, derrière les projecteurs. Et c’est Assange qui devient le centre d’attention, et on commence à se demander si Assange fait du skateboard dans l’ambassade ou s’il nourrit correctement son chat. Soudain, nous savons tous qu’il est un violeur, un hacker, un espion et un narcissique. Mais les abus et les crimes de guerre qu’il a découverts s’évanouissent dans l’obscurité. »
Pour le rapporteur spécial, ce scénario a été monté de toute pièce par les Américains avec la complicité de la Justice britannique.
« Soudain, nous savons tous qu’il est un violeur, un hacker, un espion et un narcissique. Mais les abus et les crimes de guerre qu’il a découverts s’évanouissent dans l’obscurité. »
Un hacker éthique
Hacker ? Assange l’est. Il est capable de pénétrer dans les systèmes informatiques les plus sophistiqués. Espion ? Là est toute la question. Agit-il pour le compte d’une puissance étrangère ou d’intérêts contraires à ceux des USA ? Non. Il est un hacker « éthique ». C’est ce que décrit un ouvrage intitulé « Dans la tête de Julian Assange » (Solin/Actes Sud, 2020) de deux journalistes français, Guillaume Ledit et Olivier Tesquet. Le piratage comporte deux actes : pénétrer dans un système informatique et le saboter. Le « piratage » d’Assange se limite au premier. Jamais, il n’a saboté un système ou introduit de virus. C’est animé par une éthique rigoureuse qu’il fonde Wikileaks. Il a fallu plusieurs années pour mettre au point son système basé à la fois sur une maîtrise technologique exceptionnelle et sur une idéologie alliant anarchie et rigueur morale. Il s’identifiait aux propos de l’anarchiste Gustav Landauer, anarchiste et pacifiste allemand du début du XXe siècle :Gustav Landauer (1870 - 1919) anarchiste allemand dont la pensée a inspiré Julian Assange.
« L’Etat est une condition, une forme de relation entre les êtres humains, une modalité de comportements. Nous le détruirons donc par l’instauration d’autres relations, en nous comportant différemment les uns avec les autres. Nous sommes l’Etat et nous continuerons à l’être jusqu’à ce que nous ayons créé d’autres institutions qui formeront une communauté, une véritable société des hommes. »
Il est évident qu’un tel système de pensée indispose l’establishment. C’est cela et rien d’autre qu’il veut faire payer à Julian Assange. Et pour ce faire, les moyens les plus abjects sont bons. Ainsi, cette fausse accusation de viol où les deux « plaignantes », deux anciennes collaboratrices de Assange en Suède, ont été manipulées comme le démontre Nils Melzer.
Un vrai-faux viol oublié
Il raconte :
« Le 20 août 2010, une femme nommée S. W. est entrée dans un poste de police de Stockholm avec une deuxième femme nommée A. A. La première femme, S. W., a déclaré qu’elle avait eu des relations sexuelles consenties avec Julian Assange, mais qu’il ne portait pas de préservatif. Elle a dit qu’elle craignait maintenant d’être infectée par le VIH et voulait savoir si elle pouvait forcer Assange à passer un test de dépistage du VIH. Elle a dit qu’elle était très inquiète. La police a écrit sa déclaration et a immédiatement informé les procureurs. Avant même que l’interrogatoire ne puisse être terminé, S. W. a été informée qu’Assange serait arrêtée pour suspicion de viol. S. W. a été choquée et a refusé de poursuivre l’interrogatoire. Alors qu’elle était encore au poste de police, elle a écrit un message texte à un ami pour lui dire qu’elle ne voulait pas incriminer Assange, qu’elle voulait juste qu’il passe un test de dépistage du VIH, mais que la police était apparemment intéressée à ’mettre la main sur lui.’ ».
Ensuite, les choses se compliquent. La deuxième femme A.A. ne déclare rien ce jour-là, le 20 août 2010. L’affaire est aussitôt publiée dans la presse, alors qu’il n’y a pas de plainte formelle. Melzer récapitule :
« … il y avait la deuxième femme, A. A. Elle ne voulait pas non plus porter plainte, elle avait simplement accompagné S. W. au poste de police. Elle n’a même pas été interrogée ce jour-là. Elle a dit plus tard qu’Assange l’avait harcelée sexuellement. Je ne peux pas dire, bien sûr, si c’est vrai ou non. Je ne peux qu’indiquer l’ordre des événements : Une femme entre dans un poste de police. Elle ne veut pas porter plainte mais veut exiger un test de dépistage du VIH. La police décide alors qu’il pourrait s’agir d’un cas de viol et que cela pourrait relever du ministère public. La femme refuse d’accepter cette version des faits, puis rentre chez elle et écrit à une amie que ce n’était pas son intention, mais que la police veut ’mettre la main sur’ Assange. Deux heures plus tard, l’affaire est publiée dans le journal. Comme nous le savons aujourd’hui, les procureurs publics ont divulgué l’affaire à la presse - et ils l’ont fait sans même inviter Assange à faire une déclaration. Et la deuxième femme, qui aurait été violée selon le gros titre du 20 août, n’a été interrogée que le 21 août. »
Ce qu’A. A. a dit est déconcertant. Elle avait mis son appartement à la disposition d’Assange. Elle rentre chez elle plus tôt que prévu. Assange lui propose de dormir avec lui dans le seul lit qui s’y trouvait. Ils ont des rapports sexuels consensuels. Cependant A. A. déclare qu’Assange avait volontairement déchiré son préservatif. Et il n’y a aucune trace d’ADN de Assange et de A. A. sur le préservatif qui a été présenté comme pièce à conviction. Il semblerait que S.W. ait mis au courant A.A. de ses inquiétudes au sujet du VIH. C’est A.A. qui a proposé de se rendre à un commissariat de police où elle connaît une policière qui a d’abord interrogé S.W. en présence d’A.A., ce qui est illégal. Melzer ajoute :
« La malveillance délibérée des autorités n’est apparue que lorsqu’elles ont immédiatement diffusé le soupçon de viol par le biais de la presse à sensation, et ce sans interroger A. A. et en contradiction avec la déclaration de S. W. Cela a également violé une interdiction claire de la loi suédoise de divulguer les noms des victimes ou des auteurs présumés dans les affaires de délits sexuels. L’affaire a maintenant été portée à l’attention du procureur général de la capitale et elle a suspendu l’enquête sur le viol quelques jours plus tard, estimant que si les déclarations de S. W. étaient crédibles, il n’y avait aucune preuve qu’un crime avait été commis. »
Et puis, les déclarations de S.W. ont été modifiées par la police : elle parle cette fois-ci de viol !
Ce n’est pas tout ! Assange a appris les allégations de viol par la presse. Il se présenta à la police pour y faire une déclaration. On ne l’y autorisa que neuf jours plus tard après que l’accusation de viol n’a plus été retenue ! Le 30 août 2010, Assange se présente à la police et est interrogé par la même policière qui avait révisé la déclaration de S.W. Il demande que sa déclaration ne soit pas publiée dans la presse. Ce qui lui est garanti. Le soir-même, elle se trouvait dans les journaux ! Il est évident qu’il s’agissait de salir son nom ! De plus, Assange a été accusé de vouloir fuir la Justice suédoise !
Melzer ajoute :
« Le jour où Julian Assange a quitté la Suède, à un moment où il n’était pas clair s’il partait pour une courte ou une longue période, un mandat d’arrêt a été émis contre lui. Il a pris l’avion avec Scandinavian Airlines de Stockholm à Berlin. Pendant le vol, ses ordinateurs portables ont disparu de ses bagages enregistrés. À son arrivée à Berlin, Lufthansa a demandé une enquête à SAS, mais la compagnie aérienne a apparemment refusé de fournir la moindre information. »
Assange : condamné à mort politique
Cela commence à faire beaucoup. Il est vrai que la période était dangereuse pour le patron de Wikileaks. C’est au mois de juillet 2010 que Wikileaks en collaboration avec le « New York Times », le « Guardian » et « Der Spiegel » a publié le journal de guerre afghan. C’est la plus grande fuite de l’histoire de l’armée US ! Aussi, Assange devenait l’ennemi n° 1 et les USA exigèrent de leurs alliés qu’ils le criminalisent ! La Suède a donc trouvé l’affaire du viol !
Il est donc clair que ce n’est pas l’intérêt des deux femmes que la Justice suédoise a défendu. Comme le dit Melzer :
« C’est une indication supplémentaire que la Suède n’a jamais été intéressée par la découverte de la vérité. Pour ce type de questions judiciaires, il existe un traité de coopération entre le Royaume-Uni et la Suède, qui prévoit que les fonctionnaires suédois peuvent se rendre au Royaume-Uni, ou vice versa, pour mener des interrogatoires ou que ces interrogatoires peuvent avoir lieu par liaison vidéo. Pendant la période en question, de tels interrogatoires entre la Suède et l’Angleterre ont eu lieu dans 44 autres affaires. Ce n’est que dans le cas de Julian Assange que la Suède a insisté sur le fait qu’il était essentiel qu’il comparaisse en personne. »
Ensuite, Assange s’est rendu en Grande Bretagne. On connaît la suite.
Malgré qu’Assange pendant son séjour à l’ambassade équatorienne ait proposé d’être interrogé par un magistrat suédois ou en vidéoconférence. Ce qui est une procédure normale. Il est clair que si la Suède exigeait sa présence physique, c’était pour l’extrader aux USA !
Melzer révèle en outre que lorsque la justice suédoise a voulu classer l’affaire, la Grande Bretagne a fait pression sur les Suédois pour qu’ils poursuivent cette procédure ! En effet, s’il n’y a plus de demande d’extradition, Assange peut quitter librement l’ambassade équatorienne. Mais comme le dit le rapporteur spécial, le motif de cet acharnement est essentiellement politique :
« Il faut cesser de croire qu’il y avait vraiment un intérêt à mener une enquête sur un délit sexuel. Ce que Wikileaks a fait est une menace pour l’élite politique aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France et en Russie dans une même mesure. Wikileaks publie des informations d’État secrètes - ils sont opposés à la classification. Et dans un monde, même dans les démocraties dites matures, où le secret est devenu omniprésent, cela est considéré comme une menace fondamentale. Assange a clairement indiqué que les pays ne sont plus aujourd’hui intéressés par la confidentialité légitime, mais par la suppression d’informations importantes sur la corruption et les crimes. »
La liberté de la presse : victime d’une tentative de meurtre
Et puis, il y a ce sinistre épisode. Nils Melzer révèle la trahison du nouveau pouvoir équatorien qui a succédé à Rafaele Correa (qui n’a pas été « renversé » contrairement à ce que nous avons écrit dans le premier volet de cet article) en retirant à Assange son passeport équatorien et en le livrant aux autorités britanniques
« En 2017, un nouveau gouvernement a été élu en Équateur. En réponse, les États-Unis ont écrit une lettre indiquant qu’ils étaient désireux de coopérer avec l’Équateur. Il y avait bien sûr beaucoup d’argent en jeu, mais il y avait un obstacle : Julian Assange. Le message était que les États-Unis étaient prêts à coopérer si l’Équateur remettait Assange aux États-Unis. Ils lui ont rendu la vie difficile. Mais il est resté. L’Équateur a alors annulé son amnistie et a donné le feu vert à la Grande-Bretagne pour l’arrêter. Comme le gouvernement précédent lui avait accordé la citoyenneté équatorienne, le passeport d’Assange a également dû être révoqué, car la constitution équatorienne interdit l’extradition de ses propres citoyens. Tout cela s’est passé du jour au lendemain et sans aucune procédure judiciaire. Assange n’a pas eu la possibilité de faire une déclaration ni d’avoir recours à un recours juridique. Il a été arrêté par les Britanniques et conduit le jour même devant un juge britannique, qui l’a condamné pour violation de sa liberté sous caution. »
L'expulsion manu militari de l'ambassade d'Equateur à Londres montre le sort que lui réserve la Justice britannique.
On connaît la suite Assange a été violemment expulsé de l’ambassade équatorienne. Il a été emprisonné à Belmarsch, la prison de haute sécurité de Londres, condamné à 51 semaines de prison pour ne pas avoir obéi aux ordres de la police britannique, torturé psychologiquement et la première partie de son procès d’extradition vient de s’achever. Il reprendra le 18 mai prochain. À la manière où il a été mené, on ne doute pas du résultat : l’extradition sera autorisée et il y aura sans doute appel, puis éventuellement la Cour suprême britannique. Tout a été mené sans aucun respect des règles les plus élémentaires. Assange est l’ennemi public N° 1. Pourquoi ? Parce qu’il a usé d’une liberté fondamentale : celle de la presse. Et c’est elle qui à travers le véritable supplice infligé à Julian Assange, fait l’objet d’une tentative de meurtre.
Pierre Verhas