Manolis Glezos est décédé à l’âge de 97 ans ce 29 mars 2020. Il était selon les paroles du général de Gaulle, « le premier résistant d’Europe ». Dans la nuit du 30 au 31 mai 1941, il avait décroché le drapeau nazi qui flottait au haut de l’Acropole d’Athènes. Il poursuivit la résistance pendant toute l’occupation de la Grèce, fut arrêté à plusieurs reprises, relâché, évadé et après la guerre, milita dans les rangs du parti communiste grec. En 2012, il fut élu au Parlement grec dans les rangs de Syriza qu’il quitta en 2015, considérant que Tsipras avait cédé aux diktats de la Troïka européenne lors de la crise de la dette grecque. Il fut élu également au Parlement européen, mais le quitta au bout de quelques semaines considérant que cette institution n’avait aucune utilité.
Manolis Glezos, le premier résistant d'Europe, décédé le 29 mars, symbolise la force et la beauté de l'Europe que nous aimons... pas celle de l'actuelle UE !
Symbole d’une Grèce en lutte, être d’un courage exceptionnel, d’une détermination sans faille, le premier résistant d’Europe désormais disparu est-il aussi le dernier homme d’Europe ? « Le dernier homme d’Europe » est le titre que George Orwell aurait voulu donner à son roman finalement intitulé 1984. Il signifie le dernier homme libre en une Europe sous le joug totalitaire.
On pourrait le penser au vu de l’état de déliquescence d’une Union européenne écrasée sous le joug de l’ultralibéralisme. Nous avons à plusieurs reprises dénoncé le gouffre entre un discours d’union des peuples dans la paix et la réalité d’institutions gangrénées par les lobbies et dominées par la politique économique de la plus puissante des nations composant ce qu’on appelle « l’Union », l’ordolibéralisme allemand. La crise grecque de 2015 a constitué le paroxysme de ce pouvoir aussi dilué qu’écrasant de la haute finance qui s’est appropriée un centre de décision, l’Eurogroupe qui est un organe informel composé des ministres des finances des pays de la zone Euro, d’un représentant de la Banque centrale européenne, du Mécanisme européen de stabilité (MES) et du FMI. Il n’est pas inscrit dans le Traité de Fonctionnement de l’Union européenne, mais dans un protocole annexe (le n° 14) qui signale simplement son existence. Les gouvernements, les parlements des Etats-membres ainsi que le Parlement européen sont chaque fois mis devant le fait accompli à chaque décision de ce groupe « informel ».
Dans une interview parue le 2 avril 2020 dans le journal « L’Humanité » le député européen allemand gauche unitaire Martin Schiderwan résume bien la problématique. À la question sur l’incapacité des hôpitaux publics à gérer la crise du coronavirus, il répond :
L'eurodéputé Martin Schiderwan (Gauche unitaire) analyse sans complaisance la crise du coronavirus.
« Elles témoignent du régime de gouvernance économique et révèlent que le modèle économique néolibéral de l’UE n’est pas capable de maintenir les services publics et de protéger les besoins fondamentaux des citoyens. Le problème, ce n’est pas les recommandations en soi, mais le fait que le modèle économique de l’UE repose sur l’austérité et pas sur la solidarité. Aujourd’hui, le manque de personnel, d’unités de soins et d’équipements médicaux dans les hôpitaux est un résultat direct des politiques d’austérité qui ont détourné l’argent du secteur public vers le secteur privé. »
Un modèle économique nuisible
C’est donc le modèle économique imposé depuis longtemps par l’Union européenne et coulé dans les traités successifs depuis Maastricht jusqu’au Pacte budgétaire ainsi que par le biais de nouvelles institutions comme l’Eurogroupe et le Mécanisme Européen de Solidarité (MES) que l’Europe aboutit à un résultat catastrophique qui se manifeste particulièrement durant cette crise du COVID-19. La Grèce, c’était loin, c’était touristique, les Grecs étaient des cigales, alors, on n’a pas réagi aux diktats européens. Un virus mortel, c’est autre chose ! Cela fait peur. Quotidiennement, on nous annonce des décès et des cas de plus en plus nombreux. On nous explique qu’il n’y a pas assez de lits dans les hôpitaux, qu’il n’y a pas suffisamment de masques et autres équipements indispensables aux personnels soignants ! On nous apprend même qu’il y a des fraudes inadmissibles et que certains profitent de cette crise majeure pour en tirer profit ! Fantastique résultat !
Un gouvernement incapable de protéger ses citoyens est menacé de disparition ! Une Union européenne inapte à rassembler les 27 membres, ou au moins les principaux d’entre eux pour lutter de concert et avec efficacité contre le fléau est tout simplement inutile. Certes, on peut invoquer le manque évident d’autorité d’une Ursula von der Leyen et le faible poids politique d’un Charles Michel. Cela ne suffit pas. Les institutions européennes sont victimes d’une maladie très ancienne : l’intergouvernementalité. Il n’y a pas une Union européenne, il y a une assemblée des 27 gouvernements d’où émergent les plus forts : l’Allemagne et la France. De plus, depuis le Brexit deux courants divergents émergent et empêchent toute décision commune d’importance.
Charles Michel et Ursula von der Leyen : deux seconds couteaux à la tête de l'Union européenne
L’échec du 26 mars n’est pas le premier de cette nouvelle législature européenne. Il y a eu celui du budget pluriannuel (2021 – 2027) présenté au sommet du Conseil européen le 20 février 2020 par Charles Michel. Que s’est-il passé ? Pour cela, il faut remonter l’histoire. Jean-Louis Bourlanges, actuel vice-président (Modem) de la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale française et ancien député européen d’expérience – il a siégé de 1989 à 2007 – a donné son point de vue au journaliste Jean Quatremer (Libération du 24 février 2020). Il dénonce la pusillanimité des Etats-membres de l’Union à se mettre d’accord sur le pot commun européen qui représente à peine 1 % de leurs PIB ! Mais, depuis deux ans, on voit apparaître deux courants l’Allemagne et les « quatre frugaux » comme on les appelle : les Pays-Bas, l’Autriche, la Suède et le Danemark. Les trois derniers sont issus de l’ancienne Association Européenne de Libre-Echange fondée par la Grande Bretagne en 1960 pour contrer la Communauté économique européenne, ancêtre de l’Union européenne, qui s’est dissoute au fur et à mesure que ces Etats ont rejoint l’UE. Mais il en reste quelque-chose : ils se méfient d’une Europe intégrée. Quant aux Pays-Bas, très proches du Royaume Uni, c’est le parapluie nucléaire américain qui les intéresse ! Et puis, rappelons-nous l’attitude intransigeante et méprisante à l’égard de la Grèce du Néerlandais Jeroen Djijsselbloem qui présidait l’Eurogroupe lors de la crise grecque de 2015.
Jean-Louis Bourlanges, un vieux connaisseur de l'Union européenne ne se fait guère d'illusions.
L’Europe à gaz pauvre
Donc, l’Allemagne peut compter sur quatre alliés sûrs au sein de l’Union européenne. L’ordolibéralisme est encore bien vivant ! Et les dogmes monétaristes aussi ! Cependant, les choses ne se déroulent pas tout à fait comme ils le souhaiteraient. Les pays de l’Est et même la Hongrie du dictateur Orban veulent un budget plus ambitieux et certainement pas avec des Fonds réduits de 12 % par Charles Michel. Et – il faut le noter – l’Allemagne s’est opposée vigoureusement à la proposition de Charles Michel de renforcer les « ressources propres » de l’Union européenne pour compenser les réticences des Etats-membres. Nous allons le voir : cela aura des conséquences sur le sommet du 26 mars sur le Coronavirus. Bourlanges tire de tout cela des conclusions guère optimistes :
« Les géopoliticiens ont coutume de dire que le développement de forces centrifuges de dislocation à la périphérie d’un système est toujours la conséquence de la fragilité et de l’incertitude du centre. C’est très exactement ce que nous vivons au sein de l’Union européenne. Contrairement à ce que pensent nombre de nos compatriotes, notre principal problème ne vient pas des pays dits de Visegrad qui sont eux- mêmes profondément en convergence leur avenir et celui de l’Union. Nous avons parfaitement réussi, et ce n’est pas rien quand on songe au passé, à civiliser nos échanges et à pacifier nos relations, mais la tâche qui est la nôtre depuis la fin de la guerre froide est d’un autre ordre : il s’agit d’agir ensemble et de réussir notre révolution copernicienne et là le bilan est très pauvre et la force d’entraînement du couple très faible. Nous avons jusqu’à présent réussi à protéger l’Union, mais pas à la développer. Cette Europe à gaz pauvre ne résistera pas indéfiniment aux vents mauvais de l’histoire. »
Et la confirmation ne se fait pas attendre. Le 26 mars, le sommet consacré au Coronavirus qui se déroule en vidéoconférence est un échec retentissant. L’Union européenne vient de démontrer qu’elle est incapable de faire face à une crise majeure ! Et cela ne pourra que précipiter sa fin. Que s’est-il passé ?
Le calamiteux Conseil européen du 26 mars 2020 s'est déroulé en vidéo conférence - Coronavirus oblige - Cela n'a visiblemeny pas inspiré les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union européenne.
Les pays dits « dépensiers » - l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Grèce et la France et quelques autres – adressent une lettre commune au président Michel proposant que l’on recourt au mécanisme des « corona-bonds » - c’est-à-dire l’émission d’obligations sur le marché – pour relancer l’économie européenne et financer la lutte contre le COVID-19. Ils relançaient donc l’idée des « ressources propres ». Refus net de l’Allemagne, des autres « vertueux » et particulièrement des Pays-Bas. Il faut reconnaître que l’échec était prévisible après le sommet du 20 février. Et c’est toujours la même chanson depuis l’affaire grecque : L’Allemagne qui n’est endettée qu’à hauteur de 60 % de son PIB – contre 100 % en France et 132 % en Italie – et qui a présenté un excédent budgétaire de presque 50 milliards d’euros en 2019, ne veut pas contribuer à ce qu’elle considère comme une gestion dispendieuse des finances publiques, même si son taux de croissance s’est largement ralenti depuis l’année dernière. Les Allemands dans leur « vertu » outragée ne s’aperçoivent pas qu’ils sont aussi frappés par la crise économique et financière mondiale ! Et le mot « solidarité » ne figure certainement pas dans l’actuel dictionnaire politique germanique.
Ni d’ailleurs dans celui de la Banque Centrale Européenne (BCE) ! Le 13 mars, , Christine Lagarde, sa présidente, n’a rien voulu entendre des appels à une aide financière de l'Italie pour lutter contre la pandémie. Après que ses commentaires aient secoué les marchés financiers, Lagarde a déclaré que la BCE était « pleinement déterminée à éviter toute fragmentation en ce si difficile moment de la zone euro ». Le président italien Sergio Mattarella a répliqué que l'Italie était en droit d'espérer un peu de solidarité européenne plutôt que des obstacles.
Il n’y a pas si longtemps, l’économiste libéral belge Bruno Colmant affirmait que « l’Euro est une prison. » !
Le dogme est toujours présent.
Après cet échec retentissant qui porte une grave atteinte à la confiance de l’opinion publique européenne aux institutions européennes, l’Italie – qui est avec l’Espagne la première victime de la pandémie – a réagi avec virulence. Le président du Conseil italien Giuseppe Conte n’a pas mâché ses mots. Il a fustigé tous les instruments monétaires autour du Pacte de stabilité en disant à ses pairs : « Vous pouvez vous les garder, car l’Italie n’en a pas besoin ! »
Le Président du Conseil italien Giuseppe Conte et le Président de la République Italienne Sergio Matarella combattent le manque de solidarité de l'Union européenne.
Cette indifférence à l’égard de l’Italie et de l’Espagne a profondément choqué l’opinion publique au-delà de la Péninsule et des Pyrennées, au point que le gouvernement de La Haye a tenté de calmer le jeu en exprimant sa « compassion » - la belle affaire – et la présidente de la Commission européenne a présenté ses excuses à l’égard de Rome ! Et dans la foulée, elle propose que l’Union prête jusqu’à 100 milliards d’euros à taux favorables aux pays qui en ont besoin pour garantir que les travailleurs perçoivent un revenu et que les entreprises conservent leur personnel, dans le cadre de la réponse à la crise du coronavirus.
Avec sa proposition baptisée "SURE", la Commission veut les aider à permettre aux gens de continuer à payer leur loyer, leurs factures et leurs achats de nourriture. Elle cherche aussi à stabiliser l'économie.
Pour financer les prêts aux États membres, la Commission emprunterait sur les marchés financiers, ce qui permettrait aux États membres de bénéficier "des faibles coûts d'emprunt" de l'UE, alors que des pays comme l'Italie et l'Espagne craignent de voir leurs conditions d'emprunt flamber. Ces prêts, destinés aux pays dans les situations "les plus urgentes", seraient confortés par "un système de garanties volontaires des États membres". Cette proposition doit être présentée le 7 avril à l’Eurogroupe. On se doute du résultat…
Tout cela est du pipeau : on reste toujours sous la coupe des marchés financiers, alors que les corona-bonds auraient permis d’en sortir ! Le dogme est toujours présent ! Et on ne peut que diagnostiquer un état très grave : avec la pandémie qui frappe tous les pays de l’UE, ne se manifeste aucune solidarité multilatérale, ce qui est pourtant le principe de base de l’Europe. Chaque Etat-membre a sa propre politique de lutte contre le COVID-19, les frontières sont fermées, les exportations de biens jugés essentiels sont interdites et l'aide humanitaire est suspendue. La Banque centrale européenne, garante de la monnaie unique européenne, a traité l'Italie avec un incommensurable mépris au moment où la troisième économie de la zone euro avait le plus besoin d'aide. Les États membres les plus touchés par la pandémie - l'Italie et l'Espagne - ont été abandonnés à eux-mêmes par les autres États membres.
Le dernier homme d’Europe
Ce qui fait dire à Soeren Kern Senior Fellow du Gatestone Institute de New York dans « le Monde » du 23 mars 2020 : « L'Union européenne, en cours de construction depuis sept décennies, s'effondre depuis quelques semaines en temps réel. Une fois retombée la poussière de la pandémie, les institutions de l'UE continueront presque certainement de fonctionner comme avant. Trop de capital politique et économique a été investi dans le projet européen pour que les élites européennes agissent autrement. Mais pour les citoyens européens comme pour le reste du monde, l'attrait de l'UE comme modèle post-national, a déjà disparu. »
Et puis, ne nous faisons guère d’illusions. Au terme de la pandémie, les choses reviendront comme avant. Comme le dit le même Soeren Kern : « Une fois retombée la poussière de la pandémie, les institutions de l'UE continueront presque certainement de fonctionner comme avant. Trop de capital politique et économique a été investi dans le projet européen pour que les élites européennes agissent autrement. Mais pour les citoyens européens comme pour le reste du monde, l'attrait de l'UE comme modèle post-national, a déjà disparu. » D’ailleurs, l’annonce d’Ursula von der Leyen le fait présager : ce sera « business as usual ». Ah oui ! On allait oublier : le dirigeant hongrois Viktor Orban s’est attribué les pleins pouvoirs sous prétexte de la crise. On n’a guère entendu de réactions à Bruxelles ! Et le gouvernement belge s’octroie avec l’accord d’une partie de l’opposition, des « pouvoirs spéciaux ». Inquiétant ! Vraiment, ce n'est pas seulement l’Union européenne qui est en danger, mais aussi la démocratie et nos libertés fondamentales. Et cela ne résout en rien la tragédie du COVID-19.
Manolis Glezos a résisté toute sa vie. Quel exemple !
Le premier résistant d’Europe qui vient de nous quitter sera-t-il le dernier homme d’Europe ? On peut le craindre. Mais, si à son exemple, nous résistons pour construire une autre Europe, celle des peuples, de la solidarité et de la liberté, alors nous l’honorerons. Sinon, nous n’aurons que nos larmes pour le pleurer. Au choix !
Pierre Verhas
Source:http://uranopole.over-blog.com/2020/04/le-dernier-homme-d-europe.html