Pour renflouer les banques, utilisons leurs dividendes
2020/03/29 Aline Fares
Bonne nouvelle : les dividendes 2019 promis par les entreprises européennes à leurs actionnaires, 340 milliards dont 60 milliards par les entreprises du CAC 40, quand même, n’ont – à quelques exceptions près (1) – pas encore été payés. La saison des Assemblées Générales, qui statuent sur le paiement de ces dividendes, va commencer. Il y a donc beaucoup d’argent dans les caisses des banques et autres multinationales qu’il serait fort utile de ne pas transférer aux actionnaires à un moment où ces entreprises affrontent la crise et sollicitent le soutien généreux de la puissance publique. A la date d’écriture de cet article, dans plusieurs pays (Allemagne, Suède, France…) le débat avançait quelque peu (2). Et même la BCE suggèrait que les banques ne paient pas de dividendes cette année ou les reportent au mois d’octobre. Alors forcément, ce n’est qu’un début, et il va falloir pousser encore un peu : même si plusieurs entreprises ont déjà annoncé qu’elles ne paieraient pas les actionnaires cette année, d’autres (et parmi elles des géants bancaires) n’ont pas du tout l’intention d’abandonner « leurs traditions » (sic). Il nous faut donc faire du bruit, aller à la confrontation et faire monter la pression sur ce sujet, car annuler les dividendes qu’attendent les actionnaires, c’est aussi se permettre d’imposer à ces multinationales de payer elles-mêmes les coûts de leur réduction d’activité. Et c’est s’ouvrir la possibilité de reprendre le dessus sur ce pouvoir financier qui nous échappe.
Les dividendes qui seraient payés cette année sont en fait une ponction (significative) sur les profits générés en 2019. Ces dividendes sont normalement transférés aux propriétaires du capital de l’entreprise, les actionnaires. L’idée serait d’annuler purement et simplement cette ponction, et de maintenir ces montants importants dans les entreprises, puisqu’on en a bien besoin : pour payer les salaires pendant les arrêts d’activité, pour payer les cotisations sociales nécessaires au financement de la sécurité sociale et donc de l’appareil de santé, pour annuler les créances qui pèsent sur des individus et des petites entreprises en grandes difficultés du fait de l’arrêt d’activité, accessoirement pour payer leur impôts (merci).
Cette idée a été portée par de nombreuses personnes ces derniers jours:
• En France par exemple, des syndicats et associations ont fait avancer la possibilité de refuser l’accès aux plans de sauvetage de l’État (45 milliards d’aides de trésorerie et prise en charge du chômage partiel+ 300 milliards de garanties sur les crédits bancaires) aux entreprises qui paieraient des dividendes (60 milliards annoncés par les entreprises du CAC 40) (3). Pour l’instant, le gouvernement français reste encore frileux et la prise en charge du chômage partiel n’est pas (encore) conditionné au non-versement. Le gouvernement en appelle à « la modération des entreprises » (sic).
• A l’échelle européenne, la Banque Centrale Européenne a, dans un communiqué daté du 27 mars, demandé aux banques de ne pas payer de dividendes avant le mois d’octobre. Un simple report donc, et qui plus est pas obligatoire – même le lobby des banques, la Fédération bancaire européenne, a soutenu l’idée.Continuons sur l’exemple des banques : elles sont dans une situation d’extrême fragilité, puisqu’elles sont très mal capitalisées et se sont très bien défendues contre tout effort de réglementation conséquent après la crise de 2008. Elles « subissent » le double impact des baisses des cours de bourse, et des risques de non-remboursement des crédits en cours pour cause d’arrêts d’activités.
Les banques sont par ailleurs si centrales dans le fonctionnement de l’économie d’aujourd’hui (basée sur le crédit bancaire) qu’elles se positionnent comme les acteurs centraux d’une possible relance d’après confinement.
Les banques centrales et les gouvernements n’ont donc eu de cesse d’additionner les mesures de sauvetage à leur égard : « assouplissement » dans l’urgence d’une série de réglementations, garanties publiques sur les nouveaux crédits bancaires pour s’assurer qu’elles ne laissent pas tomber les entreprises en arrêt ou réduction d’activité, liquidité sans limite offerte par la BCE… Une suite de cadeaux publics qui évitent la faillite à ce maillon faible (et néanmoins prédateur) du système (4). Malgré tout cela, des groupes bancaires parmi les plus gros d’Europe comme BNP Paribas ou la Société Générale n’envisagent absolument pas d’annuler ou même de reporter un paiement de dividendes. On ne peut pas espérer mieux quand on fait appel à la « bonne volonté » de ces gens-là. Mais je dois bien avouer que, pour des entreprises au bord de l’écroulement et qui ne survivent que grâce aux perfusions permanentes des institutions publiques et banques centrales, je trouve ça fort de café.
Le confinement fait risquer la faillite à tous les petits commerces (restos, cafés, librairies, papeteries, pépinières, merceries, habillement…) à qui on promet des échelonnements de paiement, des revenus de remplacement et garanties public. Tout ça à base d’endettement public. Pendant ce temps, les grandes chaînes de supermarchés comme Carrefour ou Delhaize, ou les Amazon, débarrassés de la concurrence des petits, les géants pharmaceutiques comme Bayer, Sanofi, Roche et les autres, toutes ces multinationales profitent massivement de la crise. Et on va les laisser tranquillement se nourrir sur le travail de leurs employé.e.s souvent trop mal payé.e.s, sur les sauvetages publics, sur la faillite des indépendant.e.s et des PME, sur notre confinement, sur l’appauvrissement de ceux et celles qui étaient déjà en grandes difficultés ? Et si on arrêtait de s’excuser de leur demander pardon ? Récupérons ce qui est nécessaire à faire face à la situation et osons enfin un ton offensif. Pour commencer, imposons cette interdiction de paiement des dividendes (5).
La fatigue à laquelle ce modèle économique nous mène est extrême. Fatigue des corps, fatigue des écosystèmes, fatigue du vivant. Ça craque de partout. Ça craquait déjà depuis longtemps, et le virus est arrivé, sur nos épuisements, sur tout ce qui a été abîmé, cassé, détruit. Il serait confortable de se dire que ça y est, ce système destructeur touche à sa fin, qu’il va s’écrouler de lui-même tant les injustices qu’il dévoile, et qui sont plus criantes encore par temps de pandémie, sont insupportables. On ne supportera pas de continuer comme avant. Pourtant il nous faudra être déterminé.e.s si nous voulons voir un changement advenir, parce que ceux qui œuvrent au maintien du système font tout pour éviter qu’il ne s’écroule. Leur plan de bataille se déploie déjà, qui prépare une nouvelle étape dans la crispation des pouvoirs : au nom de la lutte contre le virus et au nom de la relance économique, des droits sociaux de base sont attaqués, tous azimuts, des droits politiques et des libertés fondamentales aussi. Alors cette histoire de dividendes est importante, mais ce n’est qu’un début.