« Distanciation sociale » ! Quelle abominable expression devenue le mot d’ordre dès le déclenchement de la pandémie COVID-19 ! Ce mot d’ordre, même s’il est indispensable, infantilise les citoyennes et les citoyens. Il leur donne deux instructions. La première : éloignez-vous les uns des autres, protégez-vous vous-mêmes. C’est à vous et à vous seuls d’assurer votre assistance. La seconde : obéissez sans discussion aux instructions du gouvernement. Ne contestez rien, ne vous écartez pas de la ligne que « nous » vous avons tracée pour « vous » protéger, bien entendu. «Distanciation physique » aurait été approprié. Mais...
Eloignez-vous partout les uns des autres ! (photo prise à Singapour)
Jusqu’à présent, à l’exception de quelques-uns, dont la philosophe française Barbara Stiegler, personne n’a relevé l’épouvante sémantique de « distanciation sociale ». Pourtant, elle s’inscrit dans la pure logique néolibérale. Prenons un exemple.
Une forme importante de distanciation est assurée par la généralisation du télétravail. Les travailleurs sont dès lors isolés chez eux, fort souvent dans des logements trop étroits, ce qui pose un problème de cohabitation au sein d’une même famille, les immeubles à bureaux qui ont envahi l’espace urbain depuis des années, se vident. Le travailleur ne disposera plus de son propre bureau qui était son espace personnel en son lieu de travail. Lorsqu’il se rendra un jour ou deux par semaine, il partagera avec ses collègues présents les tables et les sièges pour pouvoir répondre aux demandes de sa hiérarchie. Cela aura à terme d’énormes conséquences.
Le télétravail isole les travailleurs et rompt les solidarités.
Sur le plan du travail, le travailleur sera isolé. Il n’y aura donc plus de contacts donc plus de solidarité dans l’entreprise elle-même. Cela déforcera considérablement le monde du travail par rapport au patronat. Le télétravail risque aussi de générer un chômage massif. En effet, rien n’empêche les entreprises de faire appel au télétravail dans des pays à bas salaires comme l’Inde, le Vietnam, le Pakistan, par exemple. Un autre aspect : s’il y a généralisation du télétravail, il y aura une transformation fondamentale de l’espace urbain. Les transports publics vont subir un important bouleversement : ils devront réduire considérablement leur offre. Certaines infrastructures qui ont nécessité d’énormes investissements deviendront ainsi inutiles. La vie urbaine tombera en léthargie. Les petits commerces, l’HoReCa dans son ensemble disparaîtront. Seuls quelques hôtels et restaurants étoilés subsisteront. Les villes seront foncièrement transformées au point que la fonction de ville sera sans doute à redéfinir. Sans doute vers un espace uniquement consacré au business. Quant aux espaces ruraux, ils seront soit consacrés à l’agriculture intensive industrialisée, soit au tourisme, soit encore laissés pour compte, là où ils ne représentent aucun intérêt économique.
Tout cela n’est pas de la science-fiction. Ce sont des probabilités. Certes, le télétravail n’est pas encore généralisé, car il y a encore pas mal d’obstacles. Mais il s’inscrit en plein dans le projet néolibéral. Le néolibéralisme ou le capitalisme absolu a pour objectif d’atomiser la société. Il ne s’agit pas d’épanouir l’individu d’un « collectivisme oppresseur », mais d’atomiser la société qui serait ainsi composée d’individus isolés dont le double objet est de produire et de consommer. Comment procède-t-il ? Naomi Klein l’a bien démontré dans son remarquable ouvrage « La stratégie du choc » (Actes Sud 2008). Le capitalisme se sert des chocs majeurs pour pouvoir mettre en place son projet. La crise sanitaire avec le confinement fut l’occasion de mettre en place le télétravail généralisé, nouvel instrument d’exploitation qui imposera encore plus le capital au détriment du travail.
L'essayiste, journaliste et militante canadienne Naomi Klein a damirablement démontré la stratégie du capitalisme absolu qui bouleverse notre société dans le monde entier.
Vous comptez les lits. Nous comptons nos morts !
La pandémie a aussi transformé de fond en comble le secteur de la santé. Dès le début, on a tout centralisé sur les hôpitaux au détriment des soins à domicile ou dans les maisons de repos (ou EHPAD, comme on dit en France) en négligeant le rôle fondamental des médecins généralistes, des pédiatres et des gériatres. On a même donné instruction aux généralistes de soigner par téléphone. La volonté manifeste était d’éloigner les patients de leurs thérapeutes. On a observé en outre que les hôpitaux comme les maisons de repos étaient tragiquement sous-équipés, notamment par le manque de respirateurs et d’autres appareils essentiels de soins. N’oublions pas non plus la saga des masques. Tous les personnels soignants, de l’aide-soignante au médecin n’ont pas disposé pendant longtemps de masques en suffisance. On a négligé aussi des services publics qui auraient pu être d’une utilité fondamentale, comme la médecine du travail dans les entreprises et l’inspection médicale scolaire dans les écoles, les collèges, les lycées, les athénées. Si on avait fait appel à ces services, on aurait sans doute pu éviter le confinement total et maintenir une activité économique et de l’enseignement, certes ralentie, mais effective. Mais il faut bien constater que des décennies d’économies budgétaires et de démantèlement des services publics ont détérioré gravement les organismes publics de santé comme les hôpitaux et les différents services évoqués ci-dessus, sans compter la généralisation d’une médecine à « deux vitesses ».
Ce qui fait dire par beaucoup : « Vous comptez les lits, nous comptons nos morts. »
Fut-ce intentionnel ou par négligence ? La question de l’organisation de la puissance publique est posée. L’incapacité des gouvernements à prendre des décisions et à définir une politique cohérente en bien des domaines est évidente depuis longtemps. Pour quelles raisons ?
On assiste depuis plusieurs années à une transformation des gouvernements. Les personnalités politiques deviennent des « experts » bardés de diplômes, souvent les mêmes, comme ceux de la fameuse ENA française, ou Science Po, ou économie. Pas mal de ces personnalités – de par leur vie professionnelle ou leurs relations – sont liées à des grands intérêts économiques et financiers. Ainsi, on se souvient de l’affaire Agnès Buzyn en France et de l’attitude plus que surprenante de la ministre belge de la Santé, Maggie De Block. Elles sont toutes deux proches du secteur pharmaceutique qui est le grand gagnant de cette crise du COVID-19. Quelles sont les causes de tout cela ?
La philosophe Barbara Stiegler, professeure à l’Université de Bordeaux-Montaigne et auteure de l’ouvrage « Il faut s’adapter ! » (Gallimard, 2019) n’y va pas par le dos de la cuiller. Elle analyse pour « Libération » (29 mai 2020) l’impact de la crise du COVID-19.
La philosophe Barbara Stiegler jette un regard lucide et sans complaisance sur cette crise du COVID-19
« La société du sans-contact et la dématérialisation des activités favorisent la dissolution du collectif et l’étouffement des luttes sociale, qu’il importe de poursuivre après la crise. »
Madame Stiegler dénonce le gouvernement d’experts.
« Ce qu’on appelle de manière un peu floue « le gouvernement des experts » est contesté depuis des années avec la défiance grandissante des publics, envers une science de plus en plus instrumentalisée par les forces dominantes, économiques et politiques. »
Cette crise sanitaire, les « experts » ne l’ont pas vu venir. Ce sont les citoyens – entre autres des personnes revenant d’Asie – des groupes de chercheurs indépendants et les soignants qui ont alerté. La ministre française de la Santé à l’époque, Agnès Buzyn, une « experte », et la ministre belge, Maggie De Block, aussi une « experte », toutes deux évoquées plus haut, ont au début de l’année 2020 « rassuré » en affirmant que c’était une simple grippe et que cela ne prendrait guère de proportions importantes. Bien vu les « expertes » !Rencontre entre la ministre française de la Santé Agnès Buzyn (aujourd'hui ex) et la ministre belge de la Santé Maggie De Block. Le choc des expertes !
Ce nouveau pouvoir des « experts » s’inscrit dans le projet néolibéral selon l’Universitaire bordelaise. « Le management néolibéral qui sévit dans le monde entier fait, lui, clairement rupture avec ce projet politique fondateur [à partir de la Révolution française, la démocratisation du savoir, c’est-à-dire la diffusion du savoir pour tous mais qui s’est enfermé dans une « élite de la nation »] transformant de fond en comble le sens de nos institutions d’enseignement et de recherche hérité de la Révolution et des Lumières. »
Dans quel but ?
« S’il dessaisit les anciens mandarins de leur magistère, et avec eux ces chefs de service hospitaliers entrés en grève [en France] dès avant la crise sanitaire, c’est pour les mettre au service d’un agenda dominé par la mondialisation, la compétition, l’adaptation et l’innovation, agenda sur lequel nos démocraties n’ont jamais été invitées à délibérer. »
Une preuve en est l’affaire du « Lancet », cette revue scientifique médicale britannique de réputation mondiale qui a diffusé des données falsifiées pour faire retirer l’hydrox chloroquine du marché et le faire interdire comme remède éventuel contre le coronavirus. Dans quel but ? Pour imposer un vaccin qui n’existe pas encore et dont on ignore même jusqu’à l’utilité ? Nous nous interdisons d’entrer dans des débats relatifs à la santé, mais on peut se poser des questions sur les raisons de ce tragique cafouillage.
D’autres aspects qui entourent cette crise sont particulièrement inquiétants. Ainsi, le projet de basculement massif de l’Université vers le numérique va amener son contrôle par les algorithmes et ce sera irréversible. Ainsi, ajoute Barbara Stiegler :
« Au lieu d’aller vers des écoles, des universités et des laboratoires ouverts à l’ensemble de la société, rendant le savoir public, nous serions en train d’amorcer comme en santé un grand « virage ambulatoire » renvoyant à domicile chaque étudiant, chaque élève et chaque famille pour les centrer sur la capitalisation privée de compétences, vitale dans un monde compétitif (…). C’est ce processus qui a conduit à fermer des lits d’hôpitaux et d’arrêter de recruter provoquant la catastrophe qu’on sait. »
La logique de dispersion des élèves et étudiants correspond à celle de la « domiciliation » des travailleurs avec le télétravail. Cela n’est pas un hasard ! On observe une fois de plus l’extraordinaire capacité des dirigeants du Capital à profiter du choc provoqué par les crises pour faire avancer leur projet de société à marche forcée. C’est ce qu’avait démontré Naomi Klein.
Le romancier et cinéaste Gérard Mordillat se mobilise pour une autre société.
Laissons la conclusion au romancier et cinéaste Gérard Mordillat qui a dit :
« Le Covid-19 et le confinement qui nous a été imposé est au niveau mondial un test incroyable de soumission à l'autorité". Gérard Mordillat fait le rapprochement avec les études menées par le sociologue Stanley Milgram sur le consentement à l'autorité, dans les années 50 et 60 aux USA : "Dans le confinement on nous fait obéir à des ordres dont on a aucun moyen de vérifier le fondement, et au nom de la sécurité, nous courbons la tête et nous obéissons, ça ressemble beaucoup à ces expériences, il faut habituer la population à obéir, voilà ce que m'a inspiré ce confinement. »
Les SDF parqués à Las Vegas. Voilà comment on s'en occupe !
Enfin, n’oublions pas les « oubliés » ! Ces groupes qui sont en marge de la société et qui sont les vrais laissés pour compte de la crise du COVID-19. Pensons aux SDF, aux chômeurs de longue durée, aux familles dites monoparentales, aux femmes seules. Bref, à toutes ces personnes, tous ces groupes qui dérangent. Qui s’en est occupé dans la crise ? Quand on voit comment les vieux ont été traités, il n’est pas interdit de dire qu’elles ont été purement et simplement abandonnées à leur sort.
Est-ce volontaire ou non ? Sans tomber dans le complotisme, il est permis de se poser la question.
Oui, la distanciation sociale est bien la dissolution sociale !
Pierre Verhas
Source: http://uranopole.over-blog.com/2020/06/distanciation-ou-dissolution-sociale.html