I L’universalisme chassé par l’identitaire ?
Le 2 juin 2020 eut lieu à Paris une grande manifestation à la fois antiraciste et contre les violences policières à l’appel du Comité Adama, pour Adama Traoré, un jeune homme tué sans doute involontairement le 19 juillet 2016 après avoir été embarqué par les gendarmes de Persan, une localité du Val d’Oise. Cette affaire fit grand bruit et n’est toujours pas résolue. Elle a en plus de fortes similitudes avec la tragédie du jeune Afro-américain de Minneapolis, George Floyd, étranglé par un policier raciste. Une manifestation similaire s’est déroulée à Bruxelles le 7 juin.
L'étranglement de George Floyd pourtant déjà neutralisé est une pratique courante de la police US mais aussi d'autres pays...
Une nouvelle pensée s’impose dans le monde occidental : l’intersectionnalité.
Le meurtre de Minneapolis a servi de détonateur à une explosion sociale et idéologique sans précédent. Un nouveau concept s’est imposé. Il provient de la mouvance libertarienne américaine, ou plutôt californienne. Il s’appelle « intersectionnalité ».
Lors de ce rassemblement, Assa Traoré, la sœur d’Adama harangua la foule (« Libération » des 13 et 14 juin 2020) :Assa Traoré, la soeur d'Adama Traoré milite avec force pour la Justice à l'égard de son frère assassiné par les forces de l'ordre françaises. Cependant, en analysant, tout n'est pas blanc et noir en cette tragédie.
« Peu importe d’où tu viens, peu importe ta religion, peu importe ton orientation sexuelle, tu ne dois pas rester spectateur face à l’injustice, face au meurtre, face à l’impunité policière ! Aujourd’hui, ce rapport de forces, il est puissant. »
Que dire, sinon adhérer à ce discours apparemment clair et net ? Cependant, il faut user en la matière d’esprit critique. Ce discours veut globaliser les combats féministes, LGBT, antiracistes, des migrants. Il s’inscrit dans la pensée dite « intersectionnelle » forgée par la juriste étatsunienne Kimberlé Crenshaw. Son objectif : croiser, combiner et globaliser les luttes de différentes catégories sociales (sexe, classe, race, âge, handicap, orientation sexuelle). C’est ce qu’on appelle une convergence des luttes. Mais ce courant s’oppose au concept universaliste des Lumières qui a mobilisé depuis des années tous les combats en faveur de l’égalité hommes-femmes, de dépénalisation de l’IVG, de luttes contre le racisme, etc.
La juriste de Los Angeles Kimberlé Crenshaw a déclenché une véritable révolution avec sa théorie de l'intersectionnalité.
Pour quelles raisons ? C’est le journaliste français de la droite classique, rédacteur en chef du « Point », Franz-Olivier Giesbert, qui s’est alarmé. Il y voit comme d’autres une « américanisation de la pensée » et la naissance d’un « mouvement néo-identitaire qui attise la haine de l’autre sous le vernis de l’antiracisme. »
« Libération » cite Madame Crenshaw : « L’intersectionnalité est une sensibilité analytique, une façon de penser l’identité dans sa relation au pouvoir. » Une sensibilité analytique ? Cela revient à « rationaliser » une pensée irrationnelle. C’est pour le moins paradoxal. Toute approche réellement progressiste se base sur des données mesurables, comme par exemple, le statut des femmes ou des homosexuels, ou encore des allochtones dans une société.
Lutte des classes ou lutte des races ?
En définitive, dans ce discours, à la lutte des classes se substitue la lutte des races. Ce sont les « racisés », c’est-à-dire les Noirs, femmes, homosexuels, handicapés qui forment la masse dans les luttes pour l’égalité contre les « privilégiés blancs hétérosexuels ». On distingue donc les individus selon leur appartenance des individus selon ce qu’ils sont. C’est là un nouveau clivage au sein du monde des luttes. À terme, peu importe la classe sociale, seuls comptent la « race » et l’orientation sexuelle. Et si elles sont « minoritaires », elles sont par définition opprimées.
Ainsi, on en est arrivé au mot « racisé ». En ce débat, la sémantique a beaucoup d’importance. Ainsi, tout récemment à Bruxelles, une dame d’origine africaine a été nommée à la direction d’un important théâtre. Elle a déclaré être la première femme « racisée » à occuper ce poste. En France, le syndicat de gauche radicale SUD organise des réunions où seuls les « racisés », c’est-à-dire des Noirs et des Maghrébins peuvent participer ; les affiliés « blancs » de la même organisation syndicale y sont interdits ! Et on peut multiplier les exemples.
Sur un plan philosophique, l’intersectionnalité est devenue un outil de recherche mondialement partagé dans les universités aux USA d’abord et en Europe au début des années 2000. Il s’est étendu à d’autres luttes comme celle des femmes, par exemple. Donc, il s’agit de toutes les discriminations. Ainsi, toujours dans « Libération », le sociologue Eric Fassin écrit :
« On prend conscience qu’il est absurde de renvoyer le racisme outre-Atlantique en invoquant l’histoire de l’esclavage, comme si la France n’était pas, elle aussi, héritière du commerce triangulaire. La question raciale n’appartient pas en propre à une culture ou à une autre ; elle ne nous est pas étrangère. »
C’est exact, mais il faut tenir compte des circonstances historiques. Ainsi, les racismes antinoirs aux USA, en France et en Belgique ne sont pas identiques. Aux Etats-Unis, celui-ci a été généré par la période esclavagiste et s’est exacerbé lors de la guerre de Sécession qui, comme certains analystes le disent, n’est toujours pas terminée. Ainsi, le Sud est toujours profondément raciste. On peut même dire qu’il est institutionnel. Le Nord industriel connaît aussi ce fléau. Rappelons-nous les graves émeutes des années 1960 à Harlem, quartier noir de New-York. Cependant dans les Etats du Nord, le racisme n’est pas institutionnel.
Les émeutes raciales à Harlem en 1964 ont entraîné une sévère répression, mais incontestablement une prise de conscience de la discrimination à l'égard des Noirs aux Etats-Unis.
En France, le racisme contre les Africains noirs date de la colonisation et s’est accentué avec l’immigration des années 1960 et plus récemment avec les migrants d’Afrique subsaharienne qui fuient la famine et l’état de guerre permanent qui sévissent dans cette région du monde.
Cependant, le racisme est divers. L’erreur est de le considérer comme un tout, même si le comportement raciste de rejet d’une personne ou de groupes de personnes « différentes » a très peu de variantes. Il s’agit du rejet, de l’agressivité individuelle ou collective pouvant aller jusqu’aux tristement fameuses « ratonnades » ou même aux pogroms. Depuis la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, depuis l’instauration en Europe occidentale de lois réprimant le racisme et la xénophobie, depuis un effort continu de lutte contre les comportements et idées racistes auprès des jeunes, le racisme a été marginalisé. Cependant, il n’a pas disparu. Les partis et mouvements politiques hostiles à tout qui n’est pas autochtone qui cachent habilement leur profond racisme derrière la pensée sécuritaire. Et puis, le racisme est inscrit dans notre imaginaire, car il remonte de très loin. Il implique aussi bien l’antisémitisme, l’islamophobie que la négrophobie. Tout ce qui est « autre » est rejeté dans l’imaginaire collectif.
S'il y a un puissant imaginaire antisémite en Occident, il cohabite avec un imaginaire islamophobe depuis les croisades et surtout depuis le « 11 septembre ». Il se nourrit d’un imaginaire négrophobe depuis la deuxième traite négrière au XVe siècle et durant la colonisation et même la décolonisation. Ces imaginaires nourrissent donc diverses variantes de racisme. Une lutte résolue contre toutes ces variantes ne devrait jamais être sélective au risque d’alimenter une absurde concurrence des victimes, chaque groupe concerné espérant y gagner quelques dividendes symboliques. Néanmoins, l’exemple d’Achille Mbembe est édifiant.
Achille Mbembe, « le Faurisson noir »
Le gouvernement de Rhénanie du Nord - Westphalie a sanctionné ce philosophe, professeur à l’université de Johannesburg, une des figures de proue de l’intelligentsia africaine. Sous la pression d’un élu du FDP (Parti libéral allemand), ce philosophe politique, théoricien du post-colonialisme et historien camerounais de renommée internationale, n’interviendra pas à la Ruhrtriennale – événement majeur de la vie culturelle allemande estivale –, et ce n’est pas à cause de la crise sanitaire. Dans un ouvrage paru en 2016 intitulé Politiques de l’inimitié et traduit en allemand l’année suivante, Mbembe est accusé d’antisémitisme parce qu’il évoque la politique de colonisation israélienne, estime qu’elle « rappelle à certains égards » l’apartheid en Afrique du Sud. En plus, l’affaire a pris une ampleur nationale : Felix Klein qui dirige le Commissariat fédéral de lutte contre l’antisémitisme l’accuse de relativiser la Shoah et de nier le droit à l’existence d’Israël : « Dans ses écrits universitaires, Achille Mbembe a assimilé l’État d’Israël au système d’apartheid d’Afrique du Sud, ce qui correspond à un schéma antisémite bien connu » Cela suffit à en faire un Faurisson noir pour les autorités allemandes !Achille Mbembé, un éminent philosophe historien camerounais, s'est fait sanctionné pour antisémitisme par les autorités allemandes parce qu'il avait écrit une critique de la politique colonialiste de l'Etat d'Israël.
On observe dans ce cas que Mbembe était dans le collimateur des associations juives sionistes, car l’ouvrage du professeur camerounais date de trois ans et, même s’il est brillant et interpellant, ce n’est pas le bestseller de l’année 2017 ! On observe que la notion d’antisémitisme a une définition extensive puisque celle utilisée par Felix Klein y assimile la critique de la politique colonialiste d’Israël.
Un autre aspect de cet imaginaire se manifeste dans le monde culturel et particulièrement dans celui du cinéma. Ainsi, on cantonne les acteurs noirs à des rôles stéréotypés : l’esclave noir qui se libère, le dealer noir, le voyou de banlieue, ou encore le bon flic bien comme il faut. L’actrice noire, elle, est cantonnée au rôle de mama ou de femme de ménage à « l’accent bwana », ou la femme hypersexualisée ou encore la prostituée, comme dit l’actrice Aïssa Maïga.
L'actrice Aïssa Maïga a dérangé lors de son discours à la cérémonie parisienne des Césars 2020.
Rien ne peut s’opposer à cette analyse de faits. Mais que faire ? N’oublions pas qu’un film de cinéma ou un feuilleton télévisé nécessitent de lourds investissements et sont donc des entreprises commerciales. Cela signifie qu’il faut répondre à la demande culturelle et se conformer aux canons idéologiques du consommateur.
Aussi, la question du racisme est bien plus complexe. On pourrait même parler non pas d’un racisme, mais de racismes ! Et là, on assiste à une polémique très dangereuse entre deux conceptions de la lutte contre le racisme qui sont en fait le heurt entre deux visions du monde.
Deux antiracismes
Dans sa chronique sur Faceboook « La vie au temps de la chose », le professeur Jean-Philippe Schreiber écrit :
« La tragédie de la défense des droits humains aujourd’hui, c’est qu’il y a désormais deux antiracismes. Le premier, l’antiracisme historique, est né du combat contre l’esclavage puis les discriminations, de l’Affaire Dreyfus, de l’idéologie des Lumières et des luttes sociales, de la décolonisation des hommes, des territoires et des esprits, de l’idée forte qu’il existe des droits humains intangibles, du rêve d’un monde plus égalitaire et plus fraternel... C’est l’antiracisme auquel j’adhère, qui s’en prend à toutes les formes d’exclusion, aspire à l’universel sans nier les identités, considère que même ceux qui n’ont pas subi l’épreuve de la stigmatisation sont légitimes pour penser et combattre le racisme ~ sans pour autant confisquer la voix des afro-descendants et des autres victimes des violences raciales, effectives et symboliques.
Et puis il y a un autre antiracisme, auquel je n’adhère pas et qui m’inquiète, un antiracisme qui est né du trop-plein d’exclusion, de l’épreuve douloureuse de la stigmatisation, du défaut de reconnaissance, de l’impossibilité de se défaire du regard porté sur la différence, des discriminations croisées, d’un nouveau féminisme et d’un nouveau progressisme marqué par le relativisme culturel... Cet antiracisme nouvelle mouture réifie les catégories qu’il est supposé pourfendre : il y aurait des « blancs » et il y aurait des « noirs », et ces supposés blancs qui supposément n’auraient jamais vécu ce que signifie être stigmatisé n’auraient dès lors aucune légitimité pour représenter cet antiracisme-là à la place des véritables victimes. Car aux yeux de ces antiracistes-là, on ne pourrait ainsi se défaire de l’évidence que nous serions nécessairement « racisés » et continuer à brandir naïvement un humanisme abstrait, lui-même en réalité ethnocentrique. (…) Cet antiracisme qui emprunte aux catégories raciales en en faisant désormais des constructions sociales n’était jusqu’il y a peu l’apanage que de quelques groupes radicaux, lesquels demeuraient enfermés dans l’idée d’un monde « blanc » viscéralement raciste ou incapable de saisir la blessure raciale ~ jusqu’à organiser parfois des réunions dites décoloniales fermées aux « blancs », ou jusqu’à s’en prendre à Bernie Sanders, accusé de défendre un « suprémacisme mâle blanc » parce qu’il a un jour affirmé que la couleur de peau et le genre d’une personnalité politique étaient moins importants que son programme. »
Cette opposition radicale que constate Jean-Philippe Schreiber rejoint celle exposée par Elisabeth Badinter. Dans une interview à l’hebdomadaire français « l’Express » du 18 juin 2020, la philosophe qui fut l’initiatrice de la campagne pour l’interdiction du voile dans les écoles en 1989 ne pas son inquiétude. C’est la naissance d’un nouveau racisme dit-elle. Quant aux expressions comme « racisés » qui désigne en fait tout ce qui n’est pas « blanc », ou « privilège blanc », elle affirme : « Ce nouveau vocabulaire est un crachat à la figure des hommes des Lumières, cela va jusqu’au biologiste François Jacob, qui a pulvérisé le concept de races (…). Or, nous y revoilà avec ce vocabulaire importé des Etats-Unis. La race partout ! Je pense que c’est la naissance d’un nouveau racisme, dont le Blanc est le dernier avatar, et qui peut mener à un véritable séparatisme. »
Le débat oui, mais pas le bâillon !
Elisabeth Badinter philosophe combattante de l'universalisme et du féminisme.
En outre, d’après la philosophe française Elisabeth Badinter, il s’agit d’un projet politique :
« C’est un rejet de la culture et des valeurs de ce qu’on appelle « les Blancs ». Oui, il y a une volonté politique dans cette injonction au silence. On érige des barrières. « Que les Blancs ne se mêlent surtout pas de ce qui nous concerne. ». (…) Ce nouveau racisme rejette l’héritage occidental, et pourtant, c’est tout de même grâce aux Lumières, au XVIIIe siècle, qu’on a fait des progrès vers l’humanisme ! La prise de conscience que les hommes ont plus en commun que de différences a entraîné des progrès vertigineux. Condorcet – avec d’autres – a inauguré le combat contre l’esclavage des Noirs, il a porté haut le discours sur l’égalité des sexes, et s’est préoccupé du statut des juifs. »
Elisabeth Badinter dénonce aussi comme une intimidation, l’accusation de confiscation par des personnes blanches de la parole sur la discrimination. Elle observe que cela se développe dans les jeunes générations en Europe. « C’est le règne du « Taisez-vous ! ». Or, le droit à la parole ne peut pas être contraint à ce point-là. (…) Il faut combattre cette intimidation à toute force. Si on ne peut même plus avoir des échanges verbaux, des échanges d’idées, vers quel monde nous dirigeons-nous ? Le débat oui, mais pas le bâillon ! »
« Black lives Matter » ou « Human lives matter » ?
Ces raisonnements émanant de deux brillants intellectuels, le belge Jean-Philippe Schreiber et la française Elisabeth Badinter, sont ceux de l’universalisme, mais celui-ci n’est plus de mise de nos jours. Paradoxalement, la lutte contre le racisme engendre un phénomène identitaire. Après le meurtre de George Floyd, l’indignation s’est exprimée par un slogan qui est devenu un mouvement mondial : « Black live matter » - la vie des Noirs compte. Cependant, il s’est transformé en « Seule la vie des Noirs compte ». Si ce mouvement avait été humaniste et universel, le mot d’ordre aurait été « Human live matter ». Car les Noirs, comme les Blancs sont avant tout des êtres humains. Non ! Face à la discrimination, la vie de ses victimes est plus importante et seuls les Blancs en sont coupables.
Manifestation devant le Palais de Justice à Bruxelles le 7 juin dernier.
Bien sûr, mais cela n’est pas aussi simple. Le clivage ne se situe plus entre l’universalisme et la pensée identitaire portée essentiellement par l’extrême-droite, mais entre deux pensées identitaires, la nouvelle étant celle des victimes « racisées » face aux Blancs coupables par définition.
Nous en discutons dans le prochain article.
Pierre Verhas
Source: http://uranopole.over-blog.com/2020/06/le-debat-oui-mais-pas-le-baillon.html