II L’universalisme ne survivra que sur le terrain !
Commençons par un peu d’histoire. À Saint-Louis du Missouri, trône dans le parc de Forest attenant au Musée de la ville, une statue équestre du roi Louis IX dit Saint-Louis. Pourquoi le second principal monument de cette ville étatsunienne est consacré à ce souverain français du XIIIe siècle ?
Saint-Louis a été fondée par des Français. Cette ville marquait la limite Nord de la Louisiane qui appartenait à la France. Ce territoire était bien plus étendu que l’actuel Etat de Louisiane. Au XVIIIe siècle, le territoire de Louisiane s'étend des Grands Lacs jusqu'au golfe du Mexique. Il comprend alors une bonne partie de ce qui allait devenir le centre-ouest des États-Unis. Cet immense territoire fut appelé Louisiane par Louis XIV. En 1803, le Premier consul Napoléon Bonaparte vend pour 10 millions de dollars la Louisiane à la toute nouvelle république des Etats-Unis afin de financer sa calamiteuse expédition en Egypte. Cet acte insensé réduira considérablement l’influence de la France dans le monde.
Statue équestre de Saint-Louis au Parc Forest de la ville étatsunienne de Saint-Louis du Missouri. Un symbole ambigu qui déclenche une polémique malsaine.
La statue de Louis IX à Saint-Louis du Missouri qui est arrosé par le Mississipi érigée en 1904 a donc une lourde signification historique. Pourtant, des activistes américains veulent la déboulonner, car ce roi français est responsable de la persécution de Juifs, il a présidé à l’autodafé du Talmud et expulsé les sujets juifs du royaume de France. Il a dirigé deux offensives armées de Croisés en Afrique du Nord qui furent de cuisants échecs. Cela n’a cependant rien à voir avec l’histoire des Etats-Unis.
Cela donne un prétexte aux activistes « intersectionnels » pour menacer de déboulonner ce monument représentant un personnage qu’ils considèrent comme un antisémite notoire et un criminel contre l’humanité à la suite de ses Croisades. À l’heure où les statues des dirigeants confédérés et d’autres personnalités condamnées pour des actions racistes descendent dans tout le pays, les militants de Saint-Louis veulent que la statue de Louis IX soit aussi abattue. Une pétition lancée, il y a peu, demande à la ville non seulement d’abattre la statue, mais aussi de changer le nom de la ville. Obtiendront-ils gain de cause ? Il sera intéressant de suivre cette affaire.
Un peu partout dans le monde occidental, des militants menacent de déboulonner des statues ou y procèdent eux-mêmes comme en Belgique celle du roi Léopold II qui est accusé de crimes contre l’humanité dans sa « propriété » qui fut appelée l’Etat indépendant du Congo et cédée à la Belgique en 1908 qui en fit sa colonie, le Congo belge, jusqu’en 1960. Cette question est d’autant plus sensible, car le 30 juin 2020, a été commémoré le 60e anniversaire de l’indépendance du Congo. Alors, pour rendre sa dignité au peuple congolais, faut-il déboulonner les statues des dirigeants colonialistes belges du XXe siècle ? La question est posée. Dans le blog « Uranopole », nous avons déjà tenté d’y répondre (http://uranopole.over-blog.com/2020/06/qui-controle-le-present.html), il y a deux semaines.
La statue du deuxième roi des belges Léopold II qui a régné de 1865 à 1909 symbolise les crimes commis par ses sbires dans "l'Etat indépendant du Congo".
Une révolution culturelle
Cette « table rase du passé » est un projet dangereux pour nos libertés et nos combats. On le retrouve dans un autre aspect dicté par l’offensive des grandes entreprises transnationales après le déclenchement du mouvement « Black lives matter ». Coca Cola, la marque symbolique de la culture capitaliste anglo-saxonne, a décidé de ne plus publier de publicité sur le réseau social Facebook tant que ne seront pas systématiquement effacés les posts à connotation raciste. La réaction de Zuckerberg qui, auparavant, déclarait la main sur le cœur qu’en cas de propos nauséabonds diffusés sur son réseau, c’était aux internautes à choisir – alors que toute représentation d’une femme dénudée était effacée sans préavis – fut aussitôt, après la menace du fabricant de sodas, d’accepter son exigence sans sourciller ! La puissance du dollar ! En plus, ce seront dorénavant les annonceurs qui dicteront la ligne éditoriale des médias – réseaux sociaux, presse, audiovisuel – dans lesquels ils achètent des espaces publicitaires.
Cela prend même un aspect grotesque : L’Oréal, la transnationale française de parfums et cosmétiques au lourd passé et qui a récemment connu un scandale nauséabond, retire tout mot évoquant la couleur blanche de ses produits ! Cela va encore plus loin. Une campagne a été lancée aux Etats-Unis pour retirer la musique classique des programmes des concerts sous prétexte qu’il s’agit d’une musique européenne, « blanche » et jouée uniquement par musiciens des Blancs ou Asiatiques. Aucun Africain ou Afro-américain ne jouerait ce type de musique, ce qui est faux. Ces campagnes n’émanent pas seulement de groupes radicaux, minoritaires mais d’organes de presse de l’establishment comme le New York Times et cela est le plus dangereux ! Il est évident que cette offensive contre la culture européenne assimilée à la culture « blanche » fait partie d’une politique bien définie : imposer une société multiculturelle à l’anglo-saxonne dans l’ensemble du monde occidental. C’est cela la nouvelle révolution culturelle.
En Europe, elle trouve écho dans l’attitude d’entreprises comme L’Oréal, mais surtout, pour le moment, dans les milieux universitaires. Il s’agit du développement des études dites « postcoloniales ». Il s’agit de publications ayant objet principal de préoccupation, l'héritage du colonialisme, et leur posture hypercritique à l'égard de l'Occident, supposé intrinsèquement colonialiste, raciste et impérialiste. C’est aux Etats-Unis qu’au cours des années 1980 et 1990, les postcolonial studies se sont développées, avant d'être importées en France à la fin des années 1990 et dans les années 2000.
« Le terme "postcolonialisme" est équivoque : il signifie à la fois "après" et "contre" le colonialisme. Il peut être mis à toutes les sauces et couvrir les marchandises les plus diverses. S'il est à la mode dans certains milieux intellectuels, c'est précisément en raison de son flou conceptuel et de son sens polémique. Comme d'autres mots plastiques, tel "populisme" ou "progressisme", il fonctionne avant tout comme étiquette, attractive ou répulsive. L'indétermination sémantique du mot "postcolonial" - condition de son suremploi dans le langage politique des intellectuels - suscite des discussions interminables sur son "véritable" sens, à vrai dire insaisissable. » Ainsi s’expriment plusieurs universitaires autour de Pierre-André Taguieff dans un manifeste datant du 28 décembre 2019. Que dire ?
Pierre-André Taguieff est un polémiste spécialisé dans la question de l'antisémitisme. Il dépasse son domaine de prédilection pour s'inquiéter du multiculturalisme.
Certes, Taguieff n’est pas de la mouvance progressiste – il considère que le progressisme est une notion floue ! Il confond floue et diverse ! – mais son raisonnement tient la route, car il s’agit avec le « postcolonialisme » de l’encadrement intellectuel d’une campagne destinée à opposer non pas les opposants à toute colonisation aux colonisateurs, mais les Noirs victimes du colonialisme, aux Blancs par définition tous coupables des crimes perpétrés dans les colonies et dans le Tiers-monde actuel. Outre que c’est une vision réductrice des choses, il y a plus grave.
Dans une tribune parue dans le quotidien Le Monde du 25 septembre 2019, 80 psychanalystes décrivent la pensée dite « décoloniale » et dénoncent le fait que celle-ci « s'insinue à l'université » : « Ce phénomène se répand de manière inquiétante. Nous n’hésitons pas à parler d’un phénomène d’emprise, qui distille subrepticement une idéologie aux relents totalitaires en utilisant des techniques de propagande. Réintroduire la "race" et stigmatiser des populations dites "blanches" ou de couleur comme coupables ou victimes, c’est dénier la complexité psychique, ce n’est pas reconnaître l’histoire trop souvent méconnue des peuples colonisés et les traumatismes qui empêchent sa transmission. » Les psychanalystes s'inquiètent par ailleurs que ces « militants, obsédés par l’identité, réduite à l’identitarisme, et sous couvert d’antiracisme et de défense du bien, imposent dans le champ du savoir et du social des idéologies racistes ».
Clairement, les « antiracistes racialistes », partagent un même combat avec l'extrême droite qu'ils fustigent par ailleurs : la reconnaissance de la race.
Toutes les notions évoquées ici proviennent du multiculturalisme étatsunien. Et ce n’est pas un hasard si les grandes entreprises transnationales s’inscrivent dans cette mouvance. Il s’agit d’imposer un seul et même modèle politique à l’ensemble du monde occidental et ainsi mettre fin aux spécificités culturelles des pays placés dans la zone d’influence américaine. Et cela se fait en exportant en Europe la pensée intersectionnelle et antiraciste racialiste et la notion de « privilège blanc ».
L’Histoire en noir et blanc
Dans la première partie de cet article, nous avons évoqué les arguments clés avancés par Jean-Philippe Schreiber et Elisabeth Badinter tous deux opposés à ce courant intersectionnel et antiraciste racialiste. En gros, ils dénoncent la renaissance de l’identitarisme menaçant l’universalisme qui constitue la base même de notre société. Ils se réfèrent à l’histoire. Ainsi, Elisabeth Badinter, au sujet de l’esclavage, dénonce :
« On a construit peu à peu l’image d’un Blanc exclusivement coupable de ce crime, en omettant complètement les traites africaines ou musulmanes. Il est intellectuellement malhonnête d’affirmer qu’au XVIIIe siècle cette pratique abominable n’a été exécutée que par des hommes blancs. Mais la vérité historique devient indicible. »
Certes, mais c’est bien la preuve que la notion d’esclavagisme exclusivement blanc provient des Etats-Unis où l’on retient uniquement l’exploitation des esclaves Noirs Africains par des Américains Blancs. Ils ne tiennent nul compte de ceux, tout aussi coupables, qui leur ont fourni cette « marchandise » humaine. Il y a là, comme en d’autre domaines, une volonté de simplifier l’histoire, de la réduire en noir et blanc.
Critiquer est insuffisant.
Cependant, dénoncer, c’est bien, mais c’est insuffisant. L’historien et sociologue français Benjamin Stora pose les questions. « C’est une « guerre des mémoires » qui a pris de l’ampleur depuis le début des années 2000. Notamment autour de la question de l’universalisme. Suffit-il de proclamer l’universalisme des droits humains pour assurer une réelle égalité ? Mais n’est-ce pas la seule façon d’éviter l’essentialisme, le renvoi aux origines ? »
Benjamin Stora, historien sociologue spécialiste de l'Algérie pose la bonne question sur l'universalisme.
Elisabeth Badinter est connue du grand public depuis 1989 où elle a condamné le port du voile islamique à l’école. Cela a déclenché une polémique telle qu’il a fallu quelques années après adopter une loi d’interdiction de port de signes religieux dans les écoles publiques, loi qui s’est vite révélée inefficiente. Cela a divisé la société entre, d’une part, les tenants d’une laïcité rigoureuse basée sur le principe de neutralité dans les établissements scolaires et d’égalité absolue entre les élèves et d’autre part, ce qu’on a appelé les communautaristes, c’est-à-dire ceux qui considèrent que l’expression religieuse doit être libre et que la laïcité n’est pas absolue. Des tensions ont été exacerbées et ont laissé désarmées tant les autorités scolaires que politiques. Il est vrai qu’aux laïques comme aux communautaristes se sont accrochés des mouvances dont ils se seraient bien passés : l’extrême-droite raciste et de l’autre côté les islamistes. Cela a en plus généré l’islamophobie dans des franges importantes de la population. Bref, depuis, les tensions sont exacerbées et il sera très difficile de recoller les morceaux. La bataille du voile lancée par les laïques est perdue. Et ce, pour deux raisons : par nature, la laïcité s’accommode mal d’interdits et aussi, elle fut très vite mise sur la défensive. Conséquences : cette affaire qu’on tente timidement de relancer, n’intéresse plus personne. Le voile est désormais intégré dans l’opinion même s’il fait encore grincer quelques dents. De plus, la laïcité s’est ainsi marginalisée et n’attire plus les jeunes qui considère qu’elle véhicule une vision dépassée du monde.
C’est ce qu’il risque d’arriver avec l’actuel débat sur les antiracismes. Tout d’abord, l’offensive intersectionnelle et antiraciste racialiste a pris des proportions inattendues avec le choc du meurtre de George Floyd. D’autre part, ce nouvel identitarisme rivalise qu’on le veuille ou non avec celui de l’extrême-droite. Aussi, le monde progressiste européen est désarçonné. Et la seule réponse cohérente est celle de l’universalisme face aux identitaires, mais cette réponse critique ne suffit pas. Peut-être faudrait-il se pencher sur les causes profondes de ce phénomène.
En premier lieu, si on dénonce le communautarisme, il ne faut pas nier les tensions exacerbées entre communautés. Et cela ne concerne pas que les Noirs. La vie dans les « quartiers » ou dans les banlieues devient insupportable. Pauvreté, règne des bandes de dealers et des groupes islamistes, fuite des services publics. Avec en plus, de graves violences policières qui vont jusqu’à entraîner la mort de jeunes manifestants ou délinquants, comme l’affaire Mehdi à Bruxelles mortellement blessé en août 2019. Face à une telle tension les « territoires perdus de la République » ne seront plus jamais reconquis ! Et ce n’est pas la violence policière devenue systématique qui inversera la tendance, bien au contraire. Il serait temps de dépasser les clivages et d’instaurer sur le terrain un dialogue avec ces communautés. Il est plus que temps, car la guerre civile est à nos portes ! Mais qui va en prendre l’initiative et surtout qui sera efficace ? Et enfin, quelle stratégie à adopter ? Questions sans réponses jusqu’à présent.
Pourtant, c’est le boulot de toutes celles et de tous ceux qui mettent l’universalisme comme base de leur pensée et de leurs actes. À la condition qu’ils tiennent compte d’une réalité : le communautarisme et ses avatars « postcoloniaux » et « antiracistes racialistes » ne s’effaceront que si l’on tient compte de la réalité de terrain.
Pierre Verhas