La crise sanitaire a fait oublier pendant un gros trimestre la crise politique qui sévit en Belgique depuis la chute du gouvernement de Charles Michel en 2019 et les élections qui suivirent. Elles virent la défaite des partis traditionnels (libéraux, socialistes et catholiques) et des nationalistes flamands de la NV-A (extrême-droite « douce ») et la victoire des Ecologistes, du PTB (gauche radicale) et des nationalistes flamands du Vlaams Belang (extrême-droite « dure »). Les dirigeants des partis traditionnels se sont échinés à trouver des formules de gouvernement qui ont échoué les unes après les autres. Pourquoi ? Parce que la NV-A, même si elle a laissé des plumes aux dernières élections, reste incontournable si l’on veut une majorité suffisante à la Chambre.
C’est un dilemme pour les Socialistes. D’un côté, comme le PS est le premier parti de la partie francophone de la Belgique et comme la NV-A est la première formation politique flamande, il eût été logique qu’ils s’associent pour former un gouvernement en y associant l’un ou l’autre parti pour disposer d’une majorité solide. Cependant, une telle coalition serait l’alliance de l’eau et du feu et surtout ferait perdre leur âme aux Socialistes.
L'ancien président du PS Elio Di Rupo et le nouveau, Paul Magnette. Il semble bien que l'ancien tienne toujours les manettes.
La social-démocratie a perdu son âme.
En réalité, la social-démocratie d’Europe occidentale a perdu son âme depuis longtemps. Elle s’est inclinée sinon ralliée à la politique néolibérale lancée par Thatcher et Reagan au début des années 1980. Elle a tenu vis-à-vis de son électorat un double langage. D’un côté, très critique à l’égard du nouveau capitalisme anglo-saxon, tout en affirmant qu’il était impossible de s’y opposer et que son rôle consistait à limiter les dégâts sociaux, le fameux « Sans nous, ce serait pire ! ». On a vu le résultat ! En politique internationale, la social-démocratie européenne est le meilleur soutien de l’atlantisme et de la politique belliciste des USA au Moyen-Orient.
Où est l’internationalisme d’antan ? Où se trouve la solidarité avec le monde du travail ? Même sur le plan sociétal qui était devenu son créneau durant cette funeste décennie 1980-90, la social-démocratie tergiverse. Comme on avait dit à l’époque de François Mitterrand : le matin, on manifeste avec SOS Racisme, le soir on écoute Le Pen à la télé ! Sur le plan communautaire, les Socialistes sont aussi divisés. Une partie se rallie au communautarisme et l’autre campe sur une position laïque pure et dure (voir plus haut). Une fois de plus, tout cela n’est pas le fruit d’une réflexion approfondie. C’est la navigation à vue !
Michel Rocard et François Mitterrabnd, les deux faces de la social-démocratie française des années 1980-90.
Revenons en Belgique. Cela n’est pas simple, comme toujours !
L’actuel président du PS, Paul Magnette qui a succédé à l’ancien Premier ministre Elio Di Rupo a d’abord juré ses grands dieux qu’il ne négocierait jamais avec la NV-A et laissa les partis de droite s’emberlificoter dans des négociations sans issue : impossible d’avoir une majorité solide sans un des deux poids lourds – NV-A ou PS – et tout cela mena à l’impasse. Les milieux économiques déjà secoués par la crise sanitaire firent pression sur ces deux partis pour qu’ils négocient enfin la formation d’un gouvernement. Magnette commença à faire volteface en acceptant le principe de la négociation avec la NV-A. On savait d’ailleurs qu’il avait déjà négocié en secret sans en informer ses instances politiques, ce qui lui valut une volée de bois vert de la part de plusieurs caciques du PS. Le 20 juillet, à la veille de la fête nationale, c’est chose faite : le roi a donné à Paul Magnette et à Bart De Wever, le patron de la NV-A, la mission de « préformer » un nouveau gouvernement avec une majorité solide. Finies les pauses de matamore !
Bart De Wever et Magnette se saluent sous le regard de Di Rupo. Qui manipule qui ?
La compliquée histoire belge
Pour bien comprendre, faisons un peu d’histoire. En 2010, les deux vainqueurs des élections étaient le PS et la NV-A – l’inverse d’aujourd’hui. Son président, Elio Di Rupo tenta de négocier avec les nationalistes flamands en excluant les libéraux. Cependant, les Socialistes n’étaient pas en position de force et les exigences de la NV-A étaient inacceptables. Aussi, au bout de quelque 500 jours de palabres, il a bien fallu que les Socialistes se tournent vers les libéraux qui étaient dès lors en position de force. Di Rupo fut nommé Premier ministre tout en gardant la présidence du PS dont il donna les fonctions à Paul Magnette. Les libéraux occupent les postes clés et exigent des mesures anti-sociales comme la dégressivité des allocations de chômage qui ont coûté électoralement très cher au Parti socialiste. De l’autre côté, sous la pression des partis flamands fut entamée une sixième réforme de l’Etat qui réforma le Sénat, qui transféra plusieurs compétences fédérales vers les régions et les communautés, mais surtout qui régionalisa les allocations familiales et une partie des soins de santé. Cela équivalait à une première étape de la scission de la Sécurité sociale, sujet tabou pour les organisations syndicales et le monde du travail. Face à tout cela, il n’était évidemment plus possible de faire confiance à la gauche sociale-démocrate.
Aux élections de 2014, cela fut donc un échec colossal pour les Socialistes même s’ils maintinrent de justesse leur position dominante en Wallonie et à Bruxelles, les libéraux reprirent des couleurs et la NV-A devint le premier parti de Flandres et même du pays ! Un gouvernement dirigé par le libéral francophone Charles Michel – actuel président du Conseil européen – avec la NV-A qui occupa les postes clés et les libéraux et les sociaux-chrétiens flamands fut rapidement formé. Il mena une politique anti-sociale très dure, notamment avec le saut d’index, une réforme drastique des pensions et la diminution des allocations sociales. En dépit de fortes mobilisations syndicales, le gouvernement Michel n’infléchit en rien sa politique. Cependant, le parti du Premier ministre, les libéraux francophones, avalait les couleuvres d’une NV-A qui faisait la pluie et le beau temps au sein de ce gouvernement. Elle impose, par l’intermédiaire d’un secrétaire d’Etat qui affiche ouvertement ses « idées » néonazies, une politique drastique à l’égard des migrants.
Malgré les coups qu'il a subi, le très néolibéral Charles Michel a tenu bon jusqu'à ce que son "partenaire" NV-A le lâche.
Cependant, l’objectif premier de la NV-A soutenue par le patronat flamand est le confédéralisme, c’est-à-dire le transfert d’un maximum de compétences du fédéral aux régions de manière à faire de l’Etat fédéral une coquille vide. D’autre part, les nationalistes et libéraux flamands installent une politique économique et sociale ultralibérale dure. Et en ce domaine, la NV-A campe toujours sur ses positions.
Voilà donc le paysage politique en Belgique aujourd’hui : la NV-A est toujours maître du jeu. Le PS est le « premier » en Wallonie et à Bruxelles, mais peut être écarté si toutes les formations de droite s’allient avec… les Socialistes flamands ! Cela n’a pas marché et le roi a fini par donner au leader socialiste wallon Paul Magnette et au nationaliste flamand Bart De Wever la mission de former un gouvernement. Ils ont cinquante jours !
Le roi Philippe a chargé les deux ennemis de former un gouvernement ce 20 juillet 2020..
Les Socialistes vont-ils renoncer à leurs fondamentaux ?
De deux choses l’une. Ou bien les Socialistes renoncent à leurs fondamentaux – sécurité sociale fédérale, maintien du budget de la même Sécu, institutions démocratiques, antiracisme, etc. – ou bien, pour accéder au pouvoir, ils cèdent aux exigences des nationalistes. Les militants socialistes sont divisés. Les uns estiment que le PS ne peut agir que s’il est au pouvoir, les autres pensent que le rapport de forces est loin d’être favorable aux Socialistes et le prix d’un renoncement serait bien trop élevé. Le PS est d’ailleurs affaibli par ses divisions internes. Un député-bourgmestre accusé d’être trop communautariste a été exclu il y a quelques mois et une députée-bourgmestre incapable de se dépêtrer de querelles personnelles avec un de ses échevins est également menacée d’exclusion. Perdre deux sièges à la Chambre des représentants alors qu’on est en état de faiblesse n’est pas la meilleure manière pour gagner des négociations !
La social-démocratie est en crise profonde partout en Europe. Ainsi, en France, des intellectuels parisiens ont tenté de la rafistoler : Raphaël Glucksmann et maintenant l’ex-journaliste Laurent Joffrin croient pouvoir lui donner un nouveau souffle, alors qu’ils sont eux-mêmes des « has been ».
Laurent Joffrin s'est donné pour mission de renouveler la social-démocratie en France. Bien du plaisir !
Pour un renouveau théorique : commencer par relire Marx, Engels, Rosa Luxemburg avec le regard de notre époque.
La social-démocratie n’est plus la force dynamique qu’elle a été entre les deux-guerres et dans l’immédiate après-seconde guerre mondiale. Elle n’a plus la capacité d’œuvrer pour un projet de renouveau, ni même d’en élaborer un. Sa base s’effrite. Elle est en voie de disparition et on en est arrivé au point de considérer qu’il serait nuisible de tenter de la sauver.
Rosa Luxemburg redevient d'actualité. Sa pensée économique intéresse à nouveau les économistes qui y détectent une grande modernité.
Si on veut voir surgir de nouvelles forces de progrès, il serait temps de penser un autre monde et ne plus se baser uniquement sur les canons de l’ancien. Une recherche théorique est donc indispensable en ces premières décennies du XXIe siècle. Par exemple, relire Marx, Engels, Rosa Luxemburg avec le regard de notre époque pourrait être un bon début. C’est un travail colossal, mais il faut s’y atteler.
Pierre Verhas