La laïcité en Belgique a subi coup sur coup deux échecs d’importance. Sur le plan dit éthique, elle vient de perdre la bataille de la dépénalisation totale de l’IVG. Même si les méthodes utilisées par les adversaires de cette proposition de loi sont détestables, c’est un échec et il faut en tirer les leçons. Sur le plan de la vie en société, les laïques ont échoué sur l’interdiction du port du voile dans les établissements d’enseignement supérieur à Bruxelles. Et ce dernier revers provient de formations politiques censées défendre les principes de l’universalisme laïque.
La députée PS de Namur, Eliane Tillieux s'est battue jusqu'au bout mais en vain pour obtenir la dépénalisation totale de l'IVG.
Quelles sont les causes de ce déclin de l’influence laïque dans la société belge ? On pourrait parler de l’Europe, mais la situation diffère d’un pays à l’autre. La Belgique qui a une structure et une situation particulières est cependant un sujet intéressant. Ses différents clivages permettent de mieux analyser l’évolution des choses.
Quant à la laïcité en Belgique, le débat était relativement simple depuis l’indépendance en 1831 jusqu’au début des années 1970 – notons au passage que ce courant de pensée ne s’est pas toujours appelé « laïcité ».
C’était plus simple quand il y avait deux « camps » !
Il existait alors deux « camps » qui s’affrontaient : d’un côté l’Eglise catholique qui a toujours exercé une influence prépondérante en ce Royaume et de l’autre, ce qu’on a appelé les libres penseurs qui avaient comme relais politiques les libéraux et les socialistes, surtout dans la partie méridionale du pays, à Bruxelles et aussi à Gand et à Anvers. Bref, essentiellement dans les zones urbaines. La Belgique connaît dans une sorte de concordat pluraliste où l’Eglise catholique se taille la part du lion. Le champ de bataille initial a été essentiellement l’enseignement. Le camp de la libre pensée a obtenu quelques belles victoires : l’instruction gratuite et obligatoire, la primeur à l’enseignement officiel jusqu’à la « guerre scolaire » de 1959 qui s’est terminée par un compromis boiteux dont on subit toujours les conséquences : le Pacte scolaire a empêché la concrétisation d’un projet moderne émanant des libres penseurs et même de certains catholiques : l’école pluraliste sous le contrôle de l’Etat. Un autre combat fut celui de l’égalité hommes-femmes. C’est seulement en 1958 que les femmes obtinrent des droits civils égaux à ceux des hommes. Par exemple, auparavant, elles ne pouvaient ouvrir un compte en banque ou fonder une société commerciale sans l’autorisation de leur mari.
Le Docteur Willy Peers arrêté et incarcéré à Namur le 18 janvier 1973 accusé d"avoir procédé à des avortements dans sa clinique. Il devint le symbole à la fois de la libération de la femme et de la laïcité.
Un second semi-échec fut la bataille pour la dépénalisation de l’IVG. Elle débuta en 1973 à la suite de l’emprisonnement du Dr Willy Peers qui avait pratiqué des avortements dans sa clinique gynécologique à Namur et s’acheva par une loi hybride dépénalisant « partiellement » l’IVG en 1990, en provoquant par ailleurs une crise royale – dix-sept années d’opiniâtre combat, alors que la France dépénalisa l’avortement dès 1974 ! Cependant, l’essentiel est que l’avortement ne soit plus interdit. Deux autres batailles éthiques furent elle aussi emportées sans trop de difficultés : celle de l’euthanasie et celle du « mariage pour tous » dans les années 1990. Mais depuis, la laïcité semble en léthargie.
Notre société a évolué plus vite que la laïcité organisée. Et c’est à la fois sa chance et son drame ! Avec la décolonisation fort évoquée ces temps-ci, l’ouverture des frontières et l’immigration, la société belge et européenne en général a été profondément bouleversée. Les institutions - partis, syndicats, laïcité – élaborées pour une société relativement homogène, ont été désarçonnées. Je l’ai personnellement vécu lors de ma période syndicaliste dans le secteur privé dans la décennie 1970-80. Des dirigeants syndicaux plus lucides, plus ouverts et ayant un esprit fondamentalement internationaliste se sont vite aperçus de la nécessité d’œuvrer pour que les travailleurs maghrébins et turcs – notamment dans le secteur de la construction où je travaillais comme informaticien – soient traités au même régime que leurs collègues belges : salaires, sécurité sociale, représentation dans les instances syndicales, etc. Ce fut un combat difficile : la réticence du patronat voyait en ces « nouveaux » travailleurs une main d’œuvre à bon marché et bon nombre de syndicalistes de terrain n’étaient pas prêts à accueillir ces nouveaux venus qu’ils considéraient comme des concurrents, voire des ennemis. Le racisme existe aussi dans le monde du travail !
Philippe Moureaux fut le premier à imposer l'antiracisme au PS après avoir fait voter la loi réprimant les actes de racisme et de xénophobie en 1981.
Sur le plan politique, ce fut pareil. À la Fédération bruxelloise du PS, il a fallu la poigne d’une personnalité comme Philippe Moureaux pour que les choses évoluent vers plus de solidarité à l’égard des populations immigrées maghrébines et turques qui s’installaient dans les quartiers populaires de Bruxelles le long du canal et aussi dans les environs de la gare du Midi et de la gare du Nord. Je me souviens d’une AG de la section du PS de Saint-Gilles en 1983 présidée par Charles Picqué où ce fut un défouloir raciste de vieux socialistes dont certains avaient été des Résistants pendant la Seconde guerre mondiale. Là, je me suis rendu compte que la question était loin d’être marginale. Désormais, nous ne vivrons plus jamais dans une société homogène.
Et là, plusieurs dérivèrent. Les uns s’enlisèrent dans le rejet de l’Autre, d’autres poussèrent la tolérance jusqu’au renoncement à leurs propres valeurs. Ces deux comportements extrêmes ont pourri le débat, ont empêché tout progrès vers une société de rencontre. Il y a cependant une chose à retenir : la philosophie judéo-chrétienne qui présidait à notre société n’est plus de mise aujourd’hui. Mais, c’est plus tard que la question religieuse est apparue.
La laïcité a été incapable d’intégrer la culture musulmane.
La laïcité a été confrontée à la montée de l’Islam après la révolution khomeyniste de 1979. C’est à partir de ce moment que s’est répandu le port du voile islamique en Europe occidentale. Indice visible d’un changement ! En 1989, un groupe de féministes laïques françaises dirigé par Elisabeth Badinter avertit le ministre de l’Education nationale de l’époque, Lionel Jospin, de la menace que représentait pour elles le port généralisé du voile dans les écoles de la République. Cette démarche se solda par un échec, mais la controverse était désormais sur le terrain et ne s’arrêta plus. On vota des lois inapplicables, on prit des mesures tout aussi inefficaces. Notre société se montre incapable de répondre au défi d’un pluralisme culturel.
Le hidjab est devenu une coutume. Pourquoi dès lors l'interdire ?
Aujourd’hui, un collectif « Laïcité Yallah » composé de Musulmans se réclamant de la laïcité vient d’exprimer son inquiétude face à ce qu’il considère comme un renoncement de la part des autorités communales de Molenbeek – commune combien symbolique depuis les attentats islamistes de 2016 ! – à la neutralité de l’enseignement en étant soupçonnée d’accepter le port du voile dans les écoles molenbeekoises. Ce collectif déclare :
« Si la question du voile alimente toujours (encore) le débat public, elle a, néanmoins, subi une transformation en profondeur avec une nouvelle génération de militantes et militants qui prétend agir au nom des droits humains et de la lutte contre le racisme. Leur interprétation de l'ouverture et leur lecture de la diversité et de l'inclusion les amènent à légitimer une injonction religieuse qui découle d'une culture islamique rigoriste et d'une contextualisation de la religion au-delà de la sphère spirituelle. »
Soyons plus nuancés. Si, en effet, les groupes islamistes se servent du voile comme arme, c’est dû à l’erreur de stratégie du mouvement laïque qui n’a trouvé comme réponses que l’interdiction et l’exclusion. Et on continue ! Ce collectif argue en outre :
« Ces militantes et militants pro-voiles qui prétendent afficher, par ailleurs, une grande ouverture sur le monde, ne portent aucune considération à la lutte des femmes en Iran ou au sort des libres-penseurs et des homosexuels dans le monde musulman. Ont-ils un jour entendu parler de Raif Badawi ou de Nasrine Sotoudeh qui croupissent dans les pires geôles, l'une saoudienne et l'autre iranienne ? La seule question, qui trouve grâce à leurs yeux, est celle du voile vue sous l'angle de la liberté individuelle. Cet activisme politique crée de la confusion et des malentendus. Ajoutons à cela une croisade contre la laïcité ... qui ne dit pas son nom. »
« Croisade » ! Le mot est lâché ! Il y a une double question : quelle est la signification du voile et surtout, constitue-t-il une menace pour les fondamentaux de notre société occidentale ?
On ne réglemente pas sur une interprétation !
D’après certains analystes, le hijab est le principe de séparation chargé de soustraire de la vue une chose ou un être. Il serait aussi et tout simplement un moyen d’échapper à la « police religieuse » composée surtout de jeunes hommes désœuvrés qui veulent dominer la rue ! D’autres considèrent que le hijab n’est qu’un simple « signe », un bout de tissu comme n’importe quel pendentif ou fichu. Aussi, interdire d’arborer un « signe » serait une entrave à la liberté.
Quelle est donc la bonne interprétation ? Le « signe » ou l’obligation « divine » de séparation des sexes ? C’est très difficile à trancher. Aussi, on ne peut édicter une règle d’interdiction sur la base d’une interprétation ! Ce serait une lourde erreur stratégique.
Et c’est justement à cause de cette erreur stratégique que la laïcité est attaquée de la sorte ! Tout d’abord la laïcité qui a pour piliers le triptyque « liberté égalité fraternité », s’accommode mal d’interdits. Ensuite ce combat contre le voile risque d’être assimilé à un rejet de la femme musulmane pouvant s’apparenter à du racisme et à du sexisme. Bien sûr, c’était tout le contraire : les protagonistes laïques voient en cette lutte la libération de la femme musulmane en rétablissant l’égalité hommes-femmes et aussi le refus de voir une religion dogmatique s’imposer dans l’espace scolaire. Cependant, les apparences sont contre les laïques notamment suite à des prises de position et de déclarations trop radicales de la part de certains de leurs dirigeants. Aussi, une partie significative de la mouvance progressiste s’est insurgée contre ce qu’elle considère comme de l’intolérance. Et puis, on ne libère pas les gens malgré eux !
Résultat : la laïcité est isolée. On voit même l’extrême-droite se réclamer de la laïcité avec cette affaire du voile ! De l’autre côté, le voile est devenu le symbole de la résistance de l’Islam face à un « Occident envahisseur ». Désormais, la laïcité durement attaquée sur ses propres bases, est sur la défensive. Et elle le restera tant qu’elle n’adoptera pas une autre stratégie tenant compte de l’hétérogénéité de notre société.
La blogeuse tunisienne Emna Chargui vient d'être condamnée à six mois de prison pour s'être moquée de al religion musulmane sur les réseaux sociaux !
Un danger bien plus sérieux
En outre, cette affaire du voile cache un autre danger bien plus sérieux, celui-là : les attaques contre la liberté de critique à l’égard de l’Islam depuis l’affaire Salman Rushdie jusqu’à aujourd’hui. La récente condamnation d’une jeune blogueuse tunisienne Emna Chargui à six mois de prison pour avoir lancé sur Facebook des plaisanteries sur la religion constitue une menace sérieuse pour les libertés fondamentales dans un pays comme la Tunisie qui vient de restaurer la démocratie après le fameux « Printemps arabe ». Il s’agit d’ailleurs du seul pays du Maghreb qu’on peut qualifier de démocratique. Mais il est sérieusement menacé ! Et là, nous devons être solidaires, car c’est aussi un danger pour l’évolution de ces pays du Sud Méditerranéen qui ont un potentiel formidable. Là, le progrès est menacé. Et cette menace peut nous atteindre. Déjà, dans certains milieux religieux, sans compter la mouvance antiraciste dite intersectionnelle, l’idée de restaurer le délit de blasphème fait son chemin. Et cela s’ajoute aux velléités des pouvoirs ultralibéraux de restreindre le champ de la liberté d’expression ! Ici, il faut prendre garde !
Les Lumières sont en danger. Et ce n’est pas en se barricadant dans une forteresse qu’on les préservera. Aucune forteresse n’a tenu dans l’histoire. Il faudra y penser à la rentrée.
Pierre Verhas
Source: http://uranopole.over-blog.com/2020/07/reflexions-sur-une-laicite-en-crise.html