La journaliste et militante Gabrielle Lefèvre, spécialiste de la question de l’énorme pouvoir des entreprises transnationales, co-autrice d’un livre « Juger les multinationales » avec Eric David (préface de Jean Ziegler et dédicace de Ken Loach, éd. Mardaga, Bruxelles, 2015), vient de publier dans l’hebdo en ligne « entre les lignes » (http://www.entreleslignes.be/ ) une analyse passionnante et très documentée sur les enjeux actuels de l’économie mondiale. Elle est intitulée : « Forcer les multinationales à « ruisseler » »
La crise sanitaire a en effet mis en évidence la nécessité vitale d’un changement radical des structures. Les Etats doivent reprendre la main dans les plans de relance prévus entre autres par l’Union européenne « restée vassale des Etats-Unis ». Il est indispensable que nos politiques économiques et sociales, entre autres notre politique de santé, ne soient pas soumises au bon vouloir des entreprises transnationales.
Ainsi, ouvrons une parenthèse : le vaccin anti Covid 19 qu’auraient mis au point la transnationale pharmaceutique Pfizer et le labo BioNTech pour début 2021, fait déjà l’objet de négociations pour le distribuer sur le marché. Les Etats-Unis, bien entendu, en veulent la totalité, certains pays européens sont prêts à le commander, mais devront sélectionner les catégories de patients prioritaires audit vaccin. Il est révélateur que ce genre de démarche puisse se faire avant que des organismes comme l’OMS aient pu en valider son efficacité et son innocuité. Et puis, d’autres laboratoires effectuent des recherches pour ce vaccin, mais ne seront prêtes que quelques mois plus tard. Constatons qu’en l’espèce c’est la démarche commerciale qui l’emporte sur les impératifs de santé publique. Et mon médecin traitant m’a dit récemment : « Comment peuvent-ils si vite mettre au point un vaccin alors qu’on ne connaît pas encore la nature exacte du virus ? ». Il est vrai qu’il n’est qu’un petit généraliste local qui a pourtant sauvé pas mal de vies dans sa carrière…
Parenthèse fermée. Revenons à nos moutons. Comment financer ces nouvelles politiques de relance qui ne sont pour le moment qu’à l’état de vœux pieux ? Le parlementaire européen français Pierre Larouturrou a entamé une grève de la faim pour que dans le budget européen quinquennal actuellement en débat, figure un poste de recettes TTF (Taxe sur les Transactions Financières). Cependant, il a peu de chances d’obtenir gain de cause comme l’explique Gabrielle Lefèvre. Néanmoins, il y a urgence : en vingt ans, les dividendes distribués par les entreprises du CAC 40 ont augmenté de 265 %, soit quatre fois plus vite que leur chiffre d’affaire et dix fois plus vite que leur effectif mondial et leurs avoirs se trouvent dans les paradis fiscaux. On le sait et ni l’Union européenne, ni les gouvernements ne définissent une politique réelle et efficace de lutte contre la grande fraude fiscale et la criminalité financière. Tout récemment, le juge d’instruction bruxellois Michel Claise spécialiste de la question a déclaré : « Les paragraphes consacrés à la lutte contre la fraude fiscale dans la nouvelle déclaration gouvernementale sont d’une vacuité ridicule ! » Pourtant des politiques de financement des plans de relance sont possibles dès à présent. Gabrielle Lefèvre les décrit ci-dessous.
Elle ajoute qu’il est aussi possible de « mettre au pas les multinationales ». Elle donne même l’exemple de la Suisse – paradis fiscal par essence – où semble frémir un changement fondamental de politique à l’égard des entreprises transnationales avec l’initiative « Multinationales responsables ».
C’est donc sur une note d’espoir que Gabrielle Lefèvre conclut son très intéressant article.
Et pourquoi pas ? A suivre donc, car il est plus que temps !
Pierre Verhas
Nous remercions Gabrielle Lefèvre de nous avoir autorisé à reproduire intégralement son article.
Forcer les multinationales à « ruisseler »
ZOOMS CURIEUX par Gabrielle Lefèvre, le 12 novembre 2020
On connaît cette légende de l’économie : aidons les entreprises riches et les bénéfices vont « ruisseler » dans la société comme de multiples vaisseaux irrigant les champs. Cela c’est la théorie libérale devenue néolibérale avec la mondialisation et la financiarisation de l’économie. Et l’on a bien vu que les entreprises sont devenues très grandes, très riches et que presque rien n’a ruisselé dans les poches des travailleurs. Au contraire, les comptes cachés des multinationales et des riches actionnaires ont fleuri un peu partout dans le monde et sont devenus obèses d‘une manière plus qu’indécente : honteuse. De plus, les entreprises du monde réel, extractives, de transformation, de production ont imposé un système de production digne de l’exploitation du 19ème siècle ou même de l’esclavage de l’antiquité. Allez demander aux enfants creuseurs dans les mines d’or ou de coltan ce qu’ils en pensent et à ceux qui cueillent les fèves de cacao qui deviendront notre chocolat de riches gourmands…
Deux visions du monde
Les détails et les explications historiques vous seront très bien donnés par Bruno Colmant, financier, fiscaliste, économiste et surtout bon professeur dans son livre « Hypercapitalisme. Le coup d’éclat permanent ». Bruno Colmant est loin d’être un gauchiste contestant le système à tout va. Pas de recette de révolution prochaine, plutôt une adaptation du capitalisme. Mais une analyse qui éclaire très bien ces questions, les nuances de la crise économique, sociale et même culturelle que nous vivons actuellement. Crise exacerbée par une pandémie qui met à plat quantité de nos certitudes. Il nous explique comment les conceptions économiques genre « America first » ont été imposées progressivement par les Etats-Unis dès la fin de la deuxième guerre mondiale, au moment où nos Etats mettaient sur pied un système d’Etat providence, de sécurité sociale basée sur la solidarité. Deux visions du monde, deux philosophies de l’organisation de la vie en commun, du travail et du profit, deux visions économiques antagonistes se sont affrontées tout au long de la constitution d’une Union Européenne restée vassale des Etats-Unis.
Le banquier, professeur et académicien Bruno Colmant a une analyse très opposée au néolibéralisme des enjeux de l'économie mondiale.
Les cartes devront être redistribuées sur la table du jeu mondial.
Aujourd’hui, avec les plans de relance européens, avec le green new deal, avec la mobilisation européenne pour une politique de santé qui ne soit pas soumise aux intérêts des multinationales pharmaceutiques fabricant nos vaccins, les cartes devront être redistribuées sur la table du jeu mondial. Mais il faudra aussi et avant tout, explique Bruno Colmant, revoir notre politique de monnaie unique, l’euro et rééquilibrer cette politique avec celle de l’emploi et de la croissance. Il faut donc une politique économique qui, par le biais de l’endettement public, permette aux Etats de financer des infrastructures (climat, mobilité douce et partagée, énergies, etc.) Pour cela, il faut que tous acceptent une nouvelle politique monétaire et budgétaire. Pour cela, il faut que les Etats redeviennent « stratèges ».
Chercher l’argent caché
En attendant, comment financer nos politiques de crise actuelle ? L’eurodéputé Pierre Larrouturou, élu français (Nouvelle Donne), affilié au groupe social-démocrate des S&D, a décidé de pratiquer une méthode ancienne : la grève de la faim. De cette manière spectaculaire, il veut convaincre les décideurs qu’il y a de l’argent suffisant dans le monde pour nous permettre de créer une nouvelle économie : une « vraie taxe sur les transactions financières (TTF), qui rapporterait 57 milliards d’euros par an et permettrait de rembourser le plan de relance européen [de 750 milliards d’euros], tout en finançant la santé et le climat ».
Le député européen "Nouvelle Donne" Pierre Larrouturou (au centre devant les bâtiments de la Commission européenne à Bruxelles), membre du groupe social-démocrate mène une grève de la faim pour que la TTF soit inscrite au budget de l'Union européenne pour financer la Santé et la lutte contre le réchauffement climatique.
L’eurodéputé est très pressé car il a entamé cette grève de la faim alors des membres de son propre groupe négociaient cette TTF. Le 10 novembre, le Conseil et le Parlement européen ont trouvé un accord sur le budget. Ils y prévoient en effet une TTF peu définie et que ne serait introduite qu’en 2026 ! Pierre Larrouturou devra sans doute entamer d’autres grèves de la faim mais pas nécessairement au Parlement européen car « La bataille du périmètre de la TTF se jouera dans les capitales européennes, car en matière fiscale, le Parlement européen ne peut malheureusement que donner son avis », rappelle Philippe Lamberts, président du groupe Les Verts au Parlement européen, qui défend lui aussi une TTF ambitieuse. (2)
Le député européen Philippe Lamberts, chef du groupe des Verts est un chaud partisan de la TTF.
Pourtant, il y a urgence. L’argent des multinationales ruisselle dans les poches des actionnaires : « En 20 ans, les #dividendes des entreprises du CAC40 ont augmenté de 265%, presque quatre fois plus vite que leur chiffre d’affaires et dix fois plus vite que leur effectif mondial. Leur effectif en France a baissé dans le même temps de 12%, et elles restent très présentes dans les paradis fiscaux. » Voilà ce qu’on peut lire dans le chapitre 6 du #vraibilanducac40 publié par l’Observatoire des multinationales en partenariat avec Attac France. Ces chiffres inédits montrent comment le CAC40, abreuvé d’aides publiques à l’occasion de la crise sanitaire, apporte de moins en moins à l’économie française.
Portons ce phénomène au niveau mondial et l’on peut imaginer le nombre de milliards qui devraient ruisseler dans les escarcelles des Etats leur permettant de financer les politiques publiques destinées à redresser les économies réelles et surtout dans les zones les plus paupérisées.
Pas besoin d’attendre 2026 et, enfin, une politique européenne en la matière : lisez ici Le « modèle Preston », ou comment une ville peut reprendre la main sur son économie, ses emplois et son bien-être
Une longue et passionnante illustration de ce qui pourrait se faire un peu partout en Europe, aux Etats Unis et partout dans le monde, pourquoi pas. En bref, est-il écrit, il s’agit « d’une nouvelle manière d’organiser les dépenses publiques urbaines, qui puisse protéger une ville moyenne comme Preston (141 000 habitants) de l’extraction de richesses locales par des multinationales privées, tout en imposant de nouvelles normes environnementales et sociales pour toutes les entreprises souhaitant bénéficier de contrats publics. Les marchés publics, sujet en apparence ennuyeux et technocratique, sont un enjeu éminemment politique ».
Voilà qui pourrait inspirer nos gestionnaires publics que sont les Régions wallonne et bruxelloise où fleurissent quantité de coopératives et d’initiatives nouvelles redynamisant notre économie locale et ouvrant la voie vers cet « autre monde possible », celui d’après qui ne doit plus du tout ressembler à celui d’avant.
Suisse : multinationales responsables ?
Mettre au pas les multinationales est déjà possible. Il y a eu les actions judiciaires diverses qui donnent parfois d’excellent résultats. Ainsi, en France, la Cour de cassation a rejeté, mercredi 21 octobre, le pourvoi formé par Monsanto, filiale du groupe allemand Bayer, ce qui rend définitive sa condamnation dans le dossier l’opposant à l’agriculteur Paul François, intoxiqué après avoir inhalé des vapeurs de l’herbicide Lasso. Ce fut un long chemin de croix vécu par cette victime de Monsanto mais la mobilisation associative a été grande. Et puis, la France s’était déjà en 2017 dotée d’une loi sur le devoir de vigilance des multinationales. Force est de constater qu’on ne doit pas trop compter sur leur bonne volonté éthique ! L’évaluation de l’Observatoire des Multinationales est cinglante : « Plusieurs entreprises importantes, dont Lactalis, Crédit agricole, Zara et H&M, ont tout simplement dédaigné de publier un plan de vigilance, en dépit de l’obligation légale. La plupart se sont contentées d’exposer les risques liés à l’environnement et aux droits humains pour l’entreprise elle-même - par exemple le risque réputationnel - en « oubliant » les risques pour les travailleurs, les riverains ou les milieux naturels, alors que c’était pourtant le propos explicite de la loi. Toutes se sont cantonnées à un exercice purement formel, listant les engagements, les programmes et les mesures de « responsabilité sociétale » accumulés au fil du temps, sans plus de détail. » (3)
Ceci est un avertissement pour les Suisses qui le 29 novembre prochain voteront
« L’initiative sur la « responsabilisation des multinationales » basées en Suisse et agissant aussi à l’étranger, dans les domaines des droits de l’Homme et de l’Environnement ».
Le texte soumis au vote demande l’ajout d’un paragraphe à la Constitution helvétique prévoyant qu’une loi d’application sur la mise en place d’un devoir de diligence raisonnable et des responsabilités juridiques des multinationales devra être votée. (4)
L’aventure date d’avril 2015 et elle a été lancée par une coalition formée d’ONG, des églises protestante et catholique, des partis de gauche et du centre. Ainsi a été lancée cette initiative « Multinationales responsables » qui devrait avoir pour conséquence que les entreprises n’assumant pas leurs responsabilités, puissent être interpellées devant les tribunaux suisses.
On avance. Lentement mais tout de même vers un peu de progrès social et sociétal : le monde de demain s’ébauche. Aux décideurs politiques d’enfin décider.
Gabrielle Lefèvre
1. Bruno Colmant. « Hypercapitalisme. Le coup d’éclat permanent », Renaissance du Livre, 2020.
3. https://multinationales.org/Devoir-de-vigilance-les-multinationales-francaises-pas-a-la-hauteur
4. https://www.bk.admin.ch/ch/f/pore/vi/vis462t.html