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L’échouage du gigantesque porte-containers « Ever Green » sur le canal de Suez amène à réfléchir à la mondialisation que l’on nous annonçait « heureuse », qui est en réalité « néolibérale » et dominée par les entreprises transnationales occidentales, essentiellement étatsuniennes et est plus fragile qu’on ne le pense. De plus, c’est une mondialisation « orientée » puisque les produits transportés proviennent pratiquement tous du « nouvel atelier du monde », c’est-à-dire la Chine, Taïwan, la Corée du Sud, Singapour, le Vietnam, etc. Ils parcourent la route du Sud de l’Asie pour traverser la Mer Rouge, le canal de Suez, la Méditerranée, le détroit de Gibraltar pour aboutir dans les grands ports européens comme Le Havre, Anvers, Rotterdam et les ports britanniques. Cela représente 12 % du volume du commerce mondial.

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L'Ever Green enfin dégagé grâce au remarquable travail des ingénieurs et marins égyptiens

Il y a aussi plus d’une mondialisation : celle de la « nouvelle route de la soie » chinoise et celle russe de la route du Pôle Nord. Ces deux stratégies n’en sont qu’à leurs débuts et on ignore si elles réussiront, car toutes deux se heurtent à pas mal d’obstacles. Ensuite, cet accident montre les faiblesses et la fragilité de ce système de chaînes internationales d’approvisionnement. Enfin, les conséquences géopolitiques du blocage du canal de Suez pendant plusieurs jours ne sont pas négligeables.

Nous avons souvent évoqué l’immense projet de la « nouvelle route de la soie » qui est à la fois terrestre et maritime. Comme la Russie, la Chine a ouvert une « route de la soie polaire ». Elle a l’avantage d’être plus courte de 5 000 km par rapport à la voie du Sud. Cependant, en dépit du réchauffement climatique, elle est inaccessible en hiver sans que les cargos ne soient précédés par un brise-glace. Et en été, elle charrie des icebergs, ce qui contraint les bateaux à avoir une double coque. Il n’y a pratiquement pas de portes-containers qui en sont équipés.

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Routes maritimes mondiales. On observe que les plus importantes sont transatlantiques et transpacifiques vers les Etats-Unis. La route dite su Sud de l'Asie à l'Europe passe par le canal de Suez.

Le choix du Grand Large

Dans une interview au « Figaro » du 31 mars 2021, l’économiste François Lenglet dit : « Il n’est de grande puissance que maritime ». Pour le moment, la plus grande puissance maritime est les Etats-Unis suivie de la Grande Bretagne. La Chine, la Russie, l’Union européenne ne représentent pas grand-chose en la matière. Ajoutons que lors de la saga du Brexit perdue par cette même Union européenne, ses dirigeants avaient oublié l’avertissement de Winston Churchill en 1950 qui était partisan de l’élaboration d’Etats unis d’Europe au sujet d’une éventuelle adhésion de la Grande-Bretagne : « Entre l’Europe et le Grand Large, l’Angleterre choisira toujours le Grand Large. » On verra si les faits lui donnent raison après le Brexit. Il est évident en tout cas que le Brexit a renforcé la mondialisation étatsunienne à laquelle la Grande Bretagne s’associe volontiers tout en conservant son influence sur le Commonwealth. Cependant, si les Etats-Unis contrôlent les routes commerciales tout au long du XXe siècle et particulièrement depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, « leur domination est aujourd’hui remise en cause par la Chine et la Russie qui veulent proposer leur propre modèle de mondialisation avec leurs itinéraires. »

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Winston Churchill a averti l'Europe qui n'en a évidemment pas tenu compte !

Cependant, rien n’est parfait. Le modèle économique mondial est en définitive très fragile. François Lenglet le dit : « La Terre reste pleine d’entraves, souvenez-vous l’éruption du volcan islandais qui avait perturbé le trafic aérien mondial pendant des semaines [plutôt le trafic aérien passant par le Pôle Nord, c’est-à-dire essentiellement entre l’Europe et les Etats-Unis qui est, certes, le plus important], plus récemment l’épidémie de coronavirus, ou tout simplement l’aspiration à disposer de frontières nationales, avec l’essor du souverainisme contemporain. »

image 0933244 20210401 ob cdb0d0 francois lengletL'économiste François Lenglet, chantre du néolibéralisme, a manifestement évolué vers une analyse plus objective. C'est tout à son honneur.

La tour de Babel qui défie la démesure.

Un autre aspect qu’a découvert le grand public avec l’accident de l’Ever Green est la course au gigantisme. Course à la croissance, course au gigantisme, c’est du pareil au même. François Lenglet en est conscient : « Ce qui me frappe dans l’incident de l’Ever Given, c’est la punition du géant et de sa démesure, ces navires toujours plus grands, des piles de conteneurs toujours plus hautes, victimes de l’étroitesse du canal… Comme la tour de Babel. Comme cette tour biblique qui défiait aussi la mesure. Les navires sont les symboles même de l’international, avec des équipages et des marchandises de toutes nationalités, et un pavillon de « non pays », celui des paradis fiscaux. Cet accident est un nouvel avertissement sur la mondialisation et ses tensions. »

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Photos satellites du canal de Suez "embouteillé" aussi bien du côte de la Mer Rouge que de la Méditerranée. La fragilité de la mondialisation !

Un autre économiste, le belge anversois Geert Noels dénonce aussi le gigantisme. Il s’agit d’un des consultants les plus importants à Anvers, un des plus grands ports d’Europe. Il est cofondateur d’Econopolis « traduit les paroles du livre et de la série télévisée Econoshock – écrit par Geert Noels – en actes : la gestion de patrimoine pour la nouvelle ère financière et économique. » Bref, un consultant et un gestionnaire de patrimoines, pur produit ultralibéral, à l’exception notable qu’il voit à long terme. Et puis, Noels est l’auteur d’un ouvrage paru en 2019 et traduit dans plusieurs langues, justement intitulé « Gigantisme » (édition en français, Bruxelles, éd. Racine, 2019) qui, lui, ne s’inscrit pas dans la doxa ultralibérale !

image 0933244 20210401 ob 95a0cc geert noelsL'économiste anversois Geert Noels a lui aussi évolué de l'hypercapitalisme vers une vision plus raisonnable et surtout tenant compte de facteurs humains et environnementaux.

« Si elle [la mondialisation] était équilibrée, elle pourrait absorber un incident comme celui-là car il serait possible de diversifier et décentraliser une certaine partie de la production. Mais le problème ici, c’est que les bateaux sont devenus tellement gigantesques que tout doit toujours suivre. Les ports, les canaux…. On touche aux limites de ce qui est possible. On est en train d’expérimenter ce qu’on a vu dans le transport aérien avec l’A380. Cet avion n’a pas été un succès car il nécessitait tellement de changements d’infrastructures que ce n’était plus rentable. On peut considérer l’incident du canal de Suez comme une “bénédiction déguisée”. Cela fait prendre conscience des exagérations de notre modèle. Produire des choses au bout du monde alors qu’elles sont nécessaires pour certaines industries locales, ça peut être une source de fragilité. On dit toujours que la globalisation est robuste mais on voit, lors de ce genre de dérapages, que ce n’est pas toujours vrai. Ça a poussé la remontée de l’inflation sur le plan mondial et il y aura des répercussions sur la chaîne de distribution. »

Le monde des vivants ralentit, celui des objets s’accélère.

En outre, Geert Noels souhaite revoir la stratégie des stocks à flux tendus qui consiste à limiter au maximum les coûts engendrés par les stocks. L’échouage de l’Ever Green avec le blocage du canal de Suez montre bien la fragilité et la nuisance de ce type de management.

Ainsi, dans un communiqué, la fameuse entreprise transnationale d’ameublement suédoise Ikea a déclaré à l’AFP : « avoir environ 110 conteneurs sur l'Ever Given et d'autres sur des navires coincés. C'est une contrainte supplémentaire qui s'ajoute à une situation déjà éprouvante et volatile pour les chaînes d'approvisionnement déclenchée par la pandémie de Covid 19 ».

Et ici, on touche au surréalisme :

Avec un humour typiquement british un patron d’une entreprise britannique spécialisée dans le bois a déclaré à la BBC : « J'ai dit à un de mes clients que son parquet bloquait le canal de Suez, il ne m'a pas cru ». Une cargaison de lames de parquet en chêne français conditionnées en Chine destiné à ce client est transportée par l'Ever Given !

Donc, un importateur anglais commande des lames de parquet de chênes abattus en la France et envoyés en Chine pour y être conditionnées et puis exportées vers la Grande Bretagne pour lui être livrées ! Il n’y aurait pas de chênes en Albion et elle n’aurait pas non plus de bonnes scieries. De même d’ailleurs pour la France ! Et le comble, le parquet ainsi traité est meilleur marché que le même parquet conditionné en France ou en Angleterre !

Eh bien ! C’est cela la mondialisation ! La course au moindre coût pour le plus grand bénéfice des entreprises transnationales !

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Cette stratégie des stocks à flux tendus est bien fragile. Et puis, ces routes maritimes sont à la merci du moindre accident ou acte de terrorisme ou de piratage...

C’est d’ailleurs – et c’est bien plus dramatique – ce qui se passe avec les vaccins contre le Covid qui sont inoculés quasi au compte-gouttes à la population, avec toutes les conséquences à la fois sur la santé publique, sur la saturation des hôpitaux – eux aussi victimes des réductions drastiques des coûts – et sur la paralysie de plusieurs secteurs économiques. François Lenglet le dénonce aussi.

« Tension accrue par l’épidémie, qui a déchaîné les flux internationaux de marchandises. En apparence, la planète est encore immobile, au moins en Occident, avec des hommes qui ne bougent pas. Le client est immobile et tout vient à lui par livraison, c’est l’économie sans contact. Le monde des vivants ralentit, mais celui des objets s’accélère grâce aux porte-conteneurs, qui sont le complément indispensable de l’écran sur lequel nous commandons tous les objets possibles. »

L’OMS vient d’exprimer son inquiétude sur la lenteur d’administration des vaccins en Europe ! Encore une leçon dont on ne tiendra bien sûr pas compte. Cause toujours !

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A cause de cette lenteur dans la campagne de vaccination, les hôpitaux sont à nouveau saturés. Ici, un infirmier à la clinique St-Pierre à Bruxelles.

Ricardo a colonisé notre assiette !

Un autre aspect a été révélé. Comme dit Lenglet « A l’occasion de cet incident, nous découvrons aussi les arrière-cuisines e la mondialisation. 130 000 moutons, provenant de Roumanie, sont restés bloqués… » En effet, l’Ever Green bloquait entre autres onze navires transportant en tout ces 130 000 moutons en provenance de Roumanie. Bloqués dans ces cargos où la chaleur devenait insupportable, les autorités égyptiennes ont fait livrer du fourrage à ces bateaux et plusieurs vétérinaires ont été dépêchés pour les examiner et les soigner.

Question : Pour quelles raisons entassait-on dans ces cargos cette énorme masse d’ovidés ? Pourquoi les exporte-t-on vers des pays qui en élèvent sur leur propre territoire ? Comme l’ajoute François Lenglet : « Deux choses se sont superposées : la question du bien-être animal, ignorée par les intérêts économiques, et la double atteinte à l’environnement avec les élevages intensifs et le transport de leur production par voie de mer. »

L’économiste français ajoute que ce sont les dégâts de l’hyperspécialisation : « les moutons en Roumanie, les avocats au Mexique, le quinoa en Amérique du Sud, le bœuf en Argentine ». Et Lenglet constate : « Ricardo a colonisé notre assiette ! »

Et François Lenglet qui comme son confrère Geert Noels en sont manifestement revenus de l’ultralibéralisme, conclut :

« Dans ce système qui gouverne l’approvisionnement mondial, on ne paye pas les externalités : la souffrance des animaux, le carbone émis par les navires, etc. Le problème est que notre système de prix ne mesure pas tous ces effets secondaires. Or, tout ce qui n’est pas mesuré n’est pas facturé. C’est pourquoi un consommateur français paiera moins cher un mouton élevé en Roumanie qu’un autre élevé dans la Creuse. Si on mesurait les coûts véritables de la production et du transport, c’est toute la géographie économique du monde qui serait transformée. Et l’avantage comparatif reviendrait à la Creuse. »

Un dernier exemple donné par Jean Ziegler et évoqué ici il y a quelques semaines (voir Uranopole : https://uranopole.over-blog.com/2021/03/l-universalisme-est-a-reinventer.html)

« Au Niger, des marchés vendent des fruits, des légumes, des volailles provenant d’Europe, alors que les paysans locaux en produisent eux-mêmes. Tout simplement, l’agriculture étant subventionnée en Union européenne, les produits locaux sont plus chers en Afrique et le consommateur local choisira évidemment le meilleur marché au plus grand profit des transnationales de l’agroalimentaire. C’est ainsi que l’on ruine l’économie des pays d’Afrique noire et que l’on jette des milliers de paysans dans la misère. C’est aussi la conséquence des traités de libre-échange tant vantés par la propagande occidentale qui y voit là aussi « le nouvel ordre mondial » !

C’est le bon sens même. Mais il y a un obstacle quasi infranchissable : la mondialisation profite à des groupes d’intérêts d’une puissance colossale tels que les grandes entreprises transnationales et les grandes banques internationales comme Goldman Sachs et aussi le mafias de toutes sortes. Combattre ces mastodontes relève de Don Quichotte et de Sancho Panza ! Pour le moment, du moins.

Pierre Verhas


Source: https://uranopole.over-blog.com/2021/04/la-fragile-mondialisation.html