« La première chose qu’on ne fait pas, c’est de montrer du doigt. (…) On essaie toujours de dire qui est responsable de quoi quand on a envie d’être un honest broker dans la résolution d’un conflit. » a déclaré la ministre des Affaires étrangères belge Sophie Wilmès à propos de l’embrasement à Jérusalem-Est et des tirs de rockets du Hamas sur le territoire israélien. Elle a raison. Les parties dans cet interminable conflit du Proche Orient se renvoient la balle à chaque tir de rocket du Hamas, à chaque agression des colons israéliens, à chaque jet de pierre des Palestiniens, à toutes les représailles israéliennes. Aussi, tentons de sortir de la propagande de guerre pour tenter de comprendre cette situation dramatique qui dure depuis des décennies et dont on ne voit pas l’issue. Madame Wilmès a raison, mais la neutralité quelque peu orientée de l’Union européenne doit aussi aboutir à une position claire si elle veut peser dans cet inextricable conflit.
Cette fois-ci, le feu a été allumé dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem-Est situé à 2 kilomètres au nord de la Vieille Ville. Proche du carrefour de la route nord-sud n° 60, qui relie Hébron au Sud à Jénine au Nord et de la route est-ouest n° 1 entre Tel Aviv et la mer Morte. Il abrite plusieurs consulats ou résidences diplomatiques. Lors de la Nakba – la catastrophe en Arabe, c’est-à-dire l’expulsion des Arabes palestiniens par les Juifs en 1947-48 - 28 familles réfugiées palestiniennes qui, au fil du temps, sont devenues 38, se sont installées dans le quartier de Sheikh Jarrah, Elles espéraient, comme tous les réfugiés, que ce séjour serait temporaire avant un hypothétique retour à leurs domiciles situés dans les territoires devenus israéliens. En 1956, ces familles palestiniennes, toutes réfugiées, ont conclu un accord avec le Ministère jordanien de la Construction et l'Office de Secours et de Travaux des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens, la fameuse UNRWA, pour leur fournir un logement dans le quartier de Sheikh Jarrah. À cette époque, la Cisjordanie ou la rive Ouest était rattachée à la Jordanie. Le gouvernement jordanien a fourni le terrain et l’UNRWA a fait don du coût de construction de 28 maisons.
Discrimination ethnique
En 1956, le contrat conclu entre le Ministère de la Construction et les familles palestiniennes prévoyait que les résidents paient une redevance symbolique, à condition que la propriété leur soit déléguée au bout de trois ans et ce, dès l'achèvement des travaux de construction. Cependant, en 1967, après la guerre des six jours qui a débouché sur l'occupation israélienne de Jérusalem et de la Cisjordanie, les Israéliens ont rayé l’enregistrement de ces maisons au nom des familles palestiniennes réfugiées.
L’affaire resta en l’état jusqu’en 1997. Un habitant palestinien de Sheikh Jarrah, Suleiman Darwish Hegazy, déposa un recours auprès du tribunal central israélien, pour que lui soit reconnu la propriété du terrain, sur lequel sa maison a été érigée. Il produisit son titre de propriété, basé sur les documents du Tabbu, le registre des titres de propriétés Ottomans. Ajoutons qu’il n’y a pas de cadastre en Palestine et la preuve de la propriété est basée sur ce fameux Tabbu datant d’avant 1917 ! En 2005, le tribunal rejeta la demande de Suleiman Darwish Hegazy prétextant que les documents produits n’apportaient pas la preuve de son titre de propriété.
Dans la plupart des cas, les tribunaux israéliens ont pris des décisions similaires. Comme le disent les Palestiniens, ces jugements constituent en réalité un « permis d’expulser ». Il s’ensuit des conséquences dramatiques : les colons israéliens se livrent alors à des expropriations forcées. L’armée israélienne d’occupation ferme les yeux dans la plupart des cas. Les Palestiniens victimes de ces exactions ont très peu de chances d’obtenir réparation devant les tribunaux israéliens – il y eut cependant quelques recours qui ont abouti, mais ils se comptent sur les doigts de la main – et sont donc contraints de s’exiler.
En l’occurrence, c’est un promoteur-colonisateur qui est à l’origine de l’affaire, la compagnie américaine Nahalat Shimon, basée aux Etats-Unis dans le Delaware, où la législation « souple » permet de dissimuler les actionnaires d’une entreprise, qui a acquis les terrains et les bâtiments des réfugiés de Sheikh Jarrah. En plus, Nahalat Shimon a lancé une action judiciaire devant les tribunaux israéliens pour obtenir l’éviction des familles de réfugiés de ces maisonnettes qu’elle entend démolir pour les remplacer par 200 logements destinés à des colons juifs.
À ce jour, quatre familles ont été expulsées - près de 300 personnes sont sur le point de l’être. L’une des familles qui sera expulsée ces jours-ci est la famille Al-Sabbagh, originaire de Jaffa et se compose de 32 membres dont 10 enfants. Depuis de nombreuses années, cette famille craint de redevenir réfugiée pour la seconde fois depuis 1948. La Cour suprême israélienne doit se prononcer incessamment, mais le juge Yitzhak Amit a décidé de retarder sa décision de trente jours en raison de la tension qui règne dans le quartier et dans la ville. Et il ne faut se faire aucune illusion : la Cour suprême israélienne qui manifestait une réelle objectivité est aujourd’hui composée de magistrats proches des extrémistes nationalistes et religieux, grâce à Netanyahu !
Cependant, le camp nationaliste et religieux est sur la défensive. Les colons déjà installés dans le quartier et les conseillers de Netanyahou tentent de présenter le conflit comme un contentieux immobilier. Les défenseurs des droits de l’homme venus manifester leur solidarité dénoncent, eux, la « judaisation forcée » et la « discrimination ethnique » pratiquées par le pouvoir au bénéfice des organisations de colons. Cependant, par cette abomination, ils ont mis le feu aux poudres.
Netanyahu et les fractions religieuses et nationalistes ne voient qu’une chose : installer dans la ville une majorité juive, avant qu’elle ne le devienne totalement. Près de 60 000 colons juifs supplémentaires ont ainsi été installés depuis vingt ans à Jérusalem-Est, où leur nombre dépasse aujourd’hui 225 000, alors qu’il y a encore 300 000 Arabes qui y vivent. Cette stratégie passe notamment par l’expulsion des habitants et la démolition de leurs maisons, remplacées par des constructions neuves, destinées aux colons. Et cela même s’il s’agit des maisons familiales ou natales des Palestiniens. En 2019, un rapport de l’ONG israélienne B’Tselem constatait que 16 796 ordres de démolition ont ainsi été émis entre 1988 et 2017.
Les « événements » ont commencé la semaine dernière. Comme par hasard, Itamar Ben Gvir, député du parti suprémaciste juif religieux et nouvel allié de Netanyahou, est venu avec une forte protection policière apporter son soutien aux colons déjà installés à Sheikh. La nuit tombée, les Palestiniens du quartier partageaient le repas de rupture du jeûne avec leurs amis et leurs partisans autour de longues tables installées dans la rue face aux bâtiments occupés par les colons.
L’arrivée, en forme de défi, de Ben Gvir et de son escorte armée a transformé le face-à-face en émeute, avec incendies de voitures, charges de police et arrosage des manifestants à l’eau putride, selon la technique utilisée habituellement par la police antiémeute israélienne.
Lorsque la nouvelle s’est répandue que les policiers déployés près de la Vieille Ville avaient reçu l’ordre d’installer des barrières et d’interdire l’accès à la porte de Damas, où les Palestiniens ont l’habitude de se réunir, après le jeûne, et aussi dresser des barrages sur les routes conduisant à Jérusalem pour empêcher les fidèles de se rendre à la mosquée Al-Aqsa, il était trop tard pour contenir l’escalade ! Et n’oublions pas l’invasion de Haram-al-Sharif – l’Esplanade des Mosquées – par une bande de colons déchaînés qui ont empêché la prière du vendredi à la Mosquée d’Al Aqsa.
La provocation est évidente ! Une stratégie de la tension a été mise en place et elle n’est pas loin de s’arrêter.
La révolte « géographique »
On appelle ces événements la révolte géographique, car ce sont trois lieux importants et symboliques de Jérusalem qui se sont embrasés : le quartier Sheikh Jarrah, la Porte de Damas et Haram al Sharif. En l’occurrence, et c’est le plus important : le mouvement actuel est profondément distinct des précédents. On parle d’une troisième Intifada. Si elle a lieu, elle ne ressemblera pas aux précédentes.
Dans une interview à Orient XXI, un site politique arabe, Inès Abdel Razek, directrice du plaidoyer pour le Palestine Institute for Public Diplomacy, une organisation non gouvernementale palestinienne de plaidoyer et diplomatie citoyenne, analyse cette révolte de la jeunesse palestinienne de Jérusalem.
« La géographie joue en effet un rôle important, car elle reflète tout ce qui ne va pas dans le système de contrôle israélien. Comment se traduit-elle ? En 1948, beaucoup de Palestiniens ont été chassés de leurs maisons et ils se sont réfugiés à Jérusalem-Est. C’est le cas des familles de Sheikh Jarrah. Depuis 1967 et l’annexion de la totalité de la ville par Israël, tout est mis au service d’une « ingénierie » destinée à régler ce que les Israéliens considèrent comme un « problème » palestinien, vu à la fois comme démographique et sécuritaire. Ce que veulent les autorités israéliennes, c’est avoir une ville pour les Juifs, dotée d’une identité juive, et effacer l’identité palestinienne de la ville, tout en cantonnant les Palestiniens dans des zones limitées et enclavées. Officiellement, il s’agit de maintenir 70 % de Juifs et 30 % de Palestiniens.
Et cela se traduit par des lois discriminatoires qui permettent l’expropriation de terres et la prise de quartiers par des colons juifs ou la municipalité, ou la destruction d’habitations, car les Palestiniens ne peuvent obtenir de permis pour construire. Mais aussi dans les infrastructures – en particulier le mur de huit mètres derrière lequel s’est retrouvé un tiers de la population palestinienne (120 000 personnes) –, les dépenses budgétaires municipales, qui ont totalement négligé les quartiers palestiniens… La loi dite du « retour » permet à n’importe quel juif du monde entier de s’installer en Israël, alors que les réfugiés palestiniens qui ont fui en 1948 n’ont pas ce droit. Il existe une loi qui permet à des Juifs de pouvoir récupérer des maisons où des Juifs habitaient avant 1948. Cette loi ne s’applique pas uniquement aux anciens propriétaires (qui souvent ont vendu de plein gré ou sont partis ailleurs volontairement), mais plus largement aux associations de colons qui depuis les années 1970, saisissent la justice israélienne pour s’approprier des maisons à Jérusalem-Est.
Il faut aussi souligner qu’en ce qui concerne la Vieille Ville, la Porte de Damas et l’Esplanade des Mosquées sont les rares espaces publics que les Palestiniens peuvent encore s’approprier. Enfin, pour aggraver la situation, il n’existe pas de leadership palestinien à Jérusalem, car l’Autorité palestinienne n’y a jamais été autorisée. »
Tout d’abord, les formations politiques palestiniennes sont démonétisées auprès de la jeunesse. L’Autorité palestinienne est corrompue et soupçonnée servir l’occupant israélien. Le Fatah qui domine en Cisjordanie est en pleine déliquescence et le Hamas a perdu toute crédibilité. Si la religion musulmane s’étend en Palestine et même dans le Nord d’Israël, l’islamisme extrémiste n’a toujours pas réussi à s’y installer. Comme l’écrit René Backmann dans Mediapart du 11 mai 2021 :
« Ulcérés depuis longtemps par la passivité et l’immobilisme de leurs dirigeants, qui se sont révélés incapables de trouver une réponse à la politique du fait accompli de Netanyahou, révoltés par l’apartheid de fait auquel ils sont condamnés, les jeunes palestiniens ont épousé cette nouvelle révolte sans projet politique précis. Simplement pour affirmer au pouvoir israélien qu’ils existent et que l’impunité internationale n’autorise pas tout.
Et pour dire aux dirigeants de l’Autorité palestinienne qui viennent d’annuler les élections législatives prévues pour le 22 – en saisissant le prétexte du refus israélien de laisser le scrutin se dérouler à Jérusalem-Est – que leur légitimité démocratique et leur représentativité, vieilles de quinze ans, sont nulles. Le problème est qu’apparemment aucune relève crédible ne se profile. »
Quant à la jeunesse palestinienne, Madame Abdel Razek estime :
« C’est une jeunesse en colère qui a grandi sous le régime d’Oslo et de la seconde Intifada, une période où on leur a dit qu’elle pourrait vivre dans un État séparé dans les frontières de 1967, un compromis déjà mal vécu par les réfugiés et les Palestiniens citoyens d’Israël. Mais ce qu’elle a vu sur le terrain, c’est plus de colonisation, plus d’annexion, plus de contrôle et de violence de l’État d’Israël. Ainsi que l’impunité d’Israël, qui viole pourtant le droit international et les droits humains depuis des décennies.
Elle a vu aussi s’accroître le népotisme de l’Autorité palestinienne, devenue un sous-traitant des Israéliens plutôt qu’une force de résistance à l’occupation. Elle est arrivée à la conclusion que les Palestiniens ne peuvent désormais compter que sur eux-mêmes, faute de réaction de la communauté internationale. Pendant longtemps, les Palestiniens avaient également accepté de suivre la voie de la négociation, mais négocier est vain dans un tel rapport de force où Israël n’a jamais accepté l’idée même d’un État palestinien dans les frontières de 1967.
Beaucoup de jeunes sont également au chômage et, à Gaza, c’est pire, car ils sont soumis au blocus depuis 13 ans. Il y a donc une jeunesse palestinienne clairement frustrée, confrontée à l’absence d’horizon mais qui a soif de liberté et veut pouvoir être maître de son destin. Et c’est le cas aussi dans certaines villes israéliennes, où les Palestiniens devenus citoyens d’Israël se soulèvent et manifestent contre le projet suprémaciste et ethno-nationaliste de l’État israélien, notamment à Nazareth, Haïfa ou Umm El Fahm. C’est important, car pour les Palestiniens, cette « ligne verte » ne représente pas grand-chose et le cœur du problème reste 1948 et la « Nakba ». L’identité palestinienne repose de la rivière Jourdain à la mer Méditerranée.
Ce qui a aggravé la situation, c’est la décision du leadership palestinien de repousser indéfiniment les élections prévues fin mai, au motif que la tenue du scrutin n’était pas « garantie » à Jérusalem-Est, annexée par Israël. Ce qui a conforté l’idée que ces dirigeants sont plus complices de l’occupant que décidés à s’y opposer, décrédibilisant encore plus le président Mahmoud Abbas. »
Ce constat représente à la fois un danger et un espoir. Un danger parce qu’on peut penser que les jeunes Palestiniens de Jérusalem-Est risquent d’être attirés par les sirènes de l’Islamisme extrémiste ; un espoir parce qu’ils font preuve d’une grande maturité politique, contrairement – il faut bien le dire – à leurs aînés, en ne se livrant pas au terrorisme, mais en exigeant avec fermeté des changements radicaux, car le statu quo de l’injustice ne peut plus durer !
Sortir du statu quo.
Israël ne se trouve pas dans une brillante position, en dépit de sa puissance. Cela fait deux ans et quatre scrutins que le pays n’est plus gouverné, qu’il n’y a pas de budget. Benyamin Netanyahu reste le Premier ministre en « affaires courantes », malgré les graves accusations de corruption qui l’accablent. Des manifestations populaires ont eu lieu à Tel Aviv pour exiger son départ. Le « Bloc pour le changement » composé des dirigeants politiques opposés à Netanyahu ne parvient pas à trouve un accord pour constituer un rassemblement afin de le renverser.
Enfin, le Hamas attise le feu – il n'est capable que de cela ! – en envoyant des rockets qui peuvent atteindre Tel Aviv et qui provoquent mort et destruction en Israël avec pour conséquence de radicaliser encore plus à droite une population juive excédée et devenue prête à céder à d’autres sirènes, celle du messianisme.
Les rockets lancés par le Hamas provoquent des morts et des dégâts surtout au Sud d'Israël et les représailles israéliennes qui sont bien plus meurtrières pour les Gazaouis.
Cependant, blocus, répression, colonisation, occupation militaire, représailles et terrorisme ne mèneront à rien. Nulle paix dans l’histoire ne s’est réalisée dans le sang. Il faudra bien que les dirigeants dans les deux camps et dans les puissances qui profitent du conflit, le comprennent un jour. Et s’ils en sont incapables, qu’ils s’en aillent !
Pierre Verhas
Post scriptum
Une pétition circule pour demander l'arrêt de l'expulsion des habitants palestiniens de Sheikh Jarrah. à l'initiative de
Anne Vanesse, échevine socialiste honoraire, auteure de deux livres sur Rosa Luxemburg, psychologue interculturelle ;
Thérèse Liebman, historienne, membre de l'Union des Juifs Progressistes de Belgique ;
Sonia Dayan - Herzbrun, Professeure Emérite à l'Université de Paris ;
Marina Nebliolo, Anthropologue ;
Pierre Paduart, Médecin - Psychanalyste, membre de la Société Belge de Psychanalyse ;
Agnès Pavlowski, Docteure en Sciences Sociales :
Pierre Van Dooren, Economiste -, Chef d'Entreprise ;
et de nombreuses autres personnes de professions et d'horizons divers.
Source: https://uranopole.over-blog.com/2021/05/le-feu-couvait-a-jerusalem.html