II Les Frères, le Voile et la Laïcité
« Trente ans que cela dure ! C’est un éternel recommencement car la plupart des gens ne se donnent pas les moyens de comprendre la complexité de la situation. » exprime excédée Brigitte Maréchal, la sociologue de l’UC Louvain spécialiste de l’Islam. En effet, on n’arrête pas de débattre sur la question du voile sans aboutir à une solution. Deux radicalités se heurtent : une partie significative du monde laïque et un certain fanatisme islamique qui serait, prétend-on, mené par les Frères musulmans.
Première question : les Frères musulmans sont-ils à l’origine de la généralisation du port du voile par les femmes musulmanes ? Il est exact (voir le premier volet de cet article - Uranopole : https://uranopole.over-blog.com/2021/07/l-islam-et-la-neutralite-i.html) que pour installer leur pouvoir dans plusieurs pays du monde arabe, la Confrérie lança des campagnes pour imposer le port du voile. Est-ce le cas en Europe ? Et l’éventuelle action des Frères est-elle la seule cause de la multiplication du foulard ? Et surtout, qui peut répondre à ces questions ?
Laïcité Yallah
Il existe à Bruxelles un groupe d’influence qui s’appelle « Laïcité Yallah » qui regroupe plusieurs intellectuels hommes et femmes arabo-musulmans. Le journal « l’Echo » du 17 juillet 2021 publie une interview de Madame Djemila Benhabib, politologue d’origine algérienne qui a fui l’Algérie et qui a écrit un ouvrage intitulé « Ma vie à Contre Coran ». Madame Benhabib affirme d’emblée : « Il existe une militance islamiste dans notre pays qui passe par des Etats étrangers et des personnalités d’influence. » Elle vise directement les Frères musulmans qui, par leur prosélytisme émanant de différents pays s’infiltrent dans la communauté musulmane. L’exemple de Tariq Ramadan qui vivait en Suisse et voyageait à travers toute l’Europe et avait porte ouverte dans les grands médias, est connu de tous jusqu’à ce qu’il fût compromis dans des affaires de mœurs. Rappelons que Tariq Ramadan est le fils de Saïd Ramadan, lui-même gendre du fondateur des Frères musulmans, Hassad El Banna assassiné en 1948 par le premier ministre du roi Farouk d’Egypte.
Madame Djemila Benhabib, politologue membre de Laïcité Yallah
La question du port du voile est très sensible en Belgique. C’est ainsi que le gouvernement actuel d’Alexander De Croo dit « le gouvernement Vivaldi » a été ébranlé suite à la nomination par une ministre écologiste de Madame Ishane Haouach, universitaire de haut niveau et porteuse du voile, comme commissaire au gouvernement d’une association publique pour l’égalité hommes femmes.
Alexander De Croo est perplexe à propos du voile.
Pour Madame Benhabib : « Il y a une part d'ignorance car il n'est pas aisé de comprendre le fonctionnement et la logique des Frères musulmans. Et puis, il y a aussi une part de paresse intellectuelle, d'opportunisme et de calcul. Lorsqu'on est un homme ou une femme politique, on ne peut pas se permettre d'ignorer une telle militance. La responsabilité d'Ecolo dans cette affaire est très importante. La guerre à la laïcité est déclarée depuis plusieurs années. Et ce sont notamment certaines femmes voilées qui la mènent.
Ishane Haouach à l'origine du rebond de la polémique interminable sur le port du voile.
En outre, on a soupçonné Madame Haouach d’être membre des Frères musulmans. Mais, un rapport de la Sûreté de l’Etat a opportunément « fuité », rapport d’ailleurs assez ambigu qui évoque des rencontres régulières qu’elle aurait eues avec des membres de la Confrérie. Mais, elle n’y serait pas affiliée. Non, en définitive, c’est le port du foulard qui a été le catalyseur de cette campagne menée essentiellement par la droite du MR et qui a abouti à la démission de l’intéressée.
Cette affaire valait-elle une crise politique ?
D’un côté, il y a une véritable hystérie au sujet du voile islamique, de l’autre une tolérance excessive. Les deux camps ont cependant deux points communs : l’absence d’une analyse approfondie de cette question et bon nombre d’arrière-pensées.
Vous avez vu un « islamo-gauchiste » ?
Les antivoiles regroupent certains milieux laïques, la gauche social-démocrate, la droite libérale et l’extrême-droite. Les tolérants se retrouvent dans des formations comme Ecolo, la gauche radicale et il y a bien entendu les fameux « islamo-gauchistes » qu’on n’arrive pas à bien situer ou à définir.
Cette mosaïque de groupes hostiles au voile islamique génère la confusion. Et c’est l’extrême-droite qui engrange les profits ! Madame Benhabib en est d’ailleurs consciente. Dans son interview, elle dit : « Il est clair pour moi qu'Ihsane Haouach envisageait sa fonction à travers un détricotage de la neutralité. Ce n'est pas la première fois qu'elle a des mots extrêmement durs envers ceux qui défendent la neutralité. Dans ce contexte, la neutralité est associée à une fabrique de discrimination et ceux qui la défendent sont clairement diabolisés, assimilés à l'extrême droite. »
Et elle ajoute : « Il ne faut pas faire d'amalgames en estimant, par exemple, que les musulmans sont culturellement hostiles à la neutralité. Quand on est progressiste et qu'on a vécu dans un pays où la démocratie n'existe pas, on sait quel est le prix de la liberté. On sait l'importance de la séparation du politique et du religieux. Cet enjeu a fait couler beaucoup de sang dans de nombreux pays musulmans. C'est pourquoi il faut se solidariser avec les forces laïques et démocratiques dans ces pays. Comment se fait-il que nous ayons, par exemple, abandonné les démocrates turcs ? »
Neutralité : concept vague et abstrait
Certes, mais lesdites forces démocratiques et laïques devraient adopter une autre stratégie que celle de se limiter au seul combat contre le voile en prônant l’interdiction pure et simple au nom de la neutralité. La neutralité est une notion vague et abstraite.
Dans la fonction publique, le ou la fonctionnaire doit se montrer neutre dans l’exercice de sa fonction. Cela signifie que son travail doit s’effectuer sans aucune influence politique, philosophique ou spirituelle. En ce qui concerne sa personne, c’est différent. Le fonctionnaire est un citoyen libre d’avoir et d’exprimer n’importe quelle conviction tant qu’elle ne trouble pas l’ordre public. Être servi par une agente publique voilée ne change rien à ses obligations professionnelles tant qu’elle respecte la fameuse neutralité.
Posons-nous la question : la neutralité est-elle vraiment respectée dans la fonction publique ? Voyons les nominations politiques. Les partis dits de gouvernement se partagent les nominations aux postes de cadre sur la base d’une répartition bien définie des appartenances politiques des candidats, que ce soit dans les ministères, dans les organismes d’intérêt public ou même dans la magistrature. Où est la neutralité dans un tel système ?
La « lepenisation » du discours laïque
Aussi, cette guerre du voile ne mène qu’à créer des tensions profitables aux extrémistes de droite. Hervé Hasquin, ancien ministre libéral, ancien Recteur de l’ULB et Secrétaire perpétuel honoraire de l’Académie royale de Belgique en est conscient. Dans une tribune libre publiée dans l’hebdomadaire « Le Vif », le 7 juillet 2021intitulée « Gare à la « lepenisation » du discours laïque », analyse : « Théoriquement, cette laïcité officielle se veut inclusive. Dans le discours, on est souvent loin du compte. Il est de bon ton de faire assaut de laïcité républicaine. Mais jusqu'où aller sans sombrer dans l'intolérance, ou tout simplement dans la chasse aux sorcières.
Hervé Hasquin n'hésite pas à mettre les pieds dans le plat en critiquant une laïcité trop rigide selon lui.
Il est vrai que le terrorisme islamiste et les dictatures islamistes menacent nos démocraties. Convient-il pour autant de laisser la paranoïa, ou pire le racisme et le sexisme, l'emporter sur la démarche libérale, humaniste et rationnelle ? La tentation est grande de voir s'estomper les principes démocratiques ... » C’est exactement ce qui est dénoncé ici : l’hystérie qui s’est emparée du discours laïque aussi bien en France qu’en Belgique.
Hasquin ajoute : « Même en France, il n'existe pas de définition juridique de la laïcité. Trois principes semblent faire consensus. 1. La liberté de conscience, y compris le droit de manifester ses convictions dans le respect de l'ordre public. 2. Séparation de l'Etat et des Eglises, des institutions publiques et des organisations religieuses. 3. L'égalité de tous devant la loi quelles que soient les croyances et les convictions. Pour le reste, le concept est à géométrie variable. Mais vu l'air du temps, les surenchères ne manquent pas. » Il est évident que l’ancien Recteur vise aussi la Belgique avec cette querelle du voile qui s’est réveillée suite à l’affaire de la STIB et à la nomination de Ishane Haouach et qui s’est terminée en queue de poisson ! Pourquoi ? Parce qu’on fait d’un symbole comme le voile une arme de combat contre « nos » valeurs.
Emancipation Yallah !
La réponse de la laïcité organisée est d’en faire un combat essentiel sans qu’elle se rende compte qu’elle ouvre une boîte de Pandore dont les émanations profiteront aux extrêmes les plus odieux comme le racisme et paradoxalement l’antiféminisme ! Le voile que les laïques considèrent comme un outil d’enfermement et d’oppression de la femme musulmane est considéré par nombre de musulmanes comme un droit à l’identité et une affirmation de sa fidélité à l’Islam. Comment débattre dans ces conditions ?
Comme l’écrit Henri Goldman dans son blog cosmopolite (https://leblogcosmopolite.mystrikingly.com/blog/ce-que-l-emancipation-veut-dire) : « Cette situation brouille les perceptions binaires. Ainsi, on affirme couramment que les femmes musulmanes qui portent le foulard seraient dominées par les hommes de leur propre communauté – pourtant victimes comme elles de l'islamophobie – qui les obligeraient à le porter contre leur gré. Mais d'autres affirment aussi qu’elles subiraient une domination de nature coloniale du fait de la société – pourtant très pointilleuse sur le droit des femmes – qui les obligerait à le retirer contre leur gré. Comment trancher entre ces affirmations contradictoires ? En écoutant les personnes concernées et en s’interdisant de parler à leur place. Même si on ne peut jamais exclure qu’une parole ne soit libre qu’en apparence et qu’elle soit la résultante de pressions intériorisées… comme tous les comportements humains sans aucune exception. Cette démarche d’éclaircissement a-t-elle été conduite à son terme et avec les nuances nécessaires ? »
Henri Goldman n'hésite pas, lui aussi, à mettre les pieds dans le plat.
Evidemment, non ! Et c’est pour cette raison que la « guerre du voile » ne peut conduire qu’à l’impasse.
Cependant, il ne faut pas s’aveugler. Cette confusion profite à l’extrême-droite, mais aussi aux islamistes. N’oublions pas que les Frères musulmans ont transformé la religion en un outil de combat et que leur prosélytisme est universel. C’est en cela que l’Islam radical est si redoutable et efficace. Il s’appuie sur une masse musulmane facile à endoctriner et surtout une jeunesse dont les perspectives en Europe ne sont guère réjouissantes et qui voit en l’Islam la voie vers l’émancipation, qui lui donne un autre but dans la vie que le chômage et la drogue. De ce point de vue, ceux qu’on appelle les « islamo-gauchistes » sont logiques : l’Islam est l’instrument qui permettra à ces peuples victimes du colonialisme de s’épanouir. Or, dans l’histoire, nulle religion n’a été émancipatrice !
Comme le rappelle Henri Goldman dans le même blog : « S’émanciper, c’est s’affranchir d’une domination. Celle-ci peut être de classe ou de genre, raciale ou coloniale, macro (au niveau d’un groupe social, voire d’un peuple entier) ou micro (concernant une collectivité restreinte, voire un individu). Mais il y a toujours intérêt à bien définir cette domination ainsi que celles et ceux qui en sont les bénéficiaires et les agents, pour éviter les erreurs d’aiguillage. »
Et l’émancipation ne peut se faire que par soi-même. Le rôle de la laïcité, en l’occurrence, serait bien plus utile en donnant aux opprimés les outils qu’ils utiliseront comme ils l’entendent pour s’épanouir. Emancipation Yallah !
Pierre Verhas
Post scriptum
Terrible constat
Notre ami Bernard Gensane a publié ce constat : « Mon ancien collègue à la fac de Poitiers, Enrique Lister, fils du général républicain espagnol Lister, écrit ceci : »
« Ceux qui ont bâti toute une vie politique sur l’individualisme forcené et la désintégration des filets sociaux de solidarité viennent aujourd'hui exiger de la solidarité d’une société atomisée par le modèle du self-made-man : un bonimenteur de braderie, mais ce sont nos droits qu’il a bradés. »
Réel et terrible constat !
Source: https://uranopole.over-blog.com/2021/07/l-islam-et-la-neutralite-ii.html