Les ténèbres s’abattent sur « l’occident ».
Cela n’est pas courant qu’un économiste de renom, éduqué et formé aux Etats-Unis pour lesquels il proclame son amour, ainsi que celui de ses grands-parents flamands affamés par la bourgeoisie de Léopold II et qui y ont émigré et fait souche à Chicago. Il l’écrit :
« Mon Amérique, c’est celle des années 1970, du concert de George Harrison pour le Bangladesh au Madison, de Crosby, Stills & Nash et d’Hotel California. C’est surtout celle du film The Paper Chase, un film sur des étudiants en droit d'Harvard qui, dans la trame de Love Story, me convainquit, au terme des deux chocs pétroliers d’aller, moi aussi, un jour, étudier aux États-Unis. »
C’est aussi celle de ses études dans différentes universités et à la prestigieuse Harvard.
« Ce fut délibérément, le Midwest et un Master of Science. L’Indiana, en dessous de Chicago. Le Middle of Nowhere : la vraie Amérique, celle des bus scolaires jaunes, des aciéries en ruine, mais aussi des champs de maïs à l’infini. Celle des longues routes, et celle, plus bas, de Cap Canaveral qui m’avait fait rêver le 16 juillet 1969. »
Et il conclut avec tristesse : « Tout cela, c’était avant. »
« Avant une tentative de coup d’Etat, le 6 janvier de l’an passé, des dizaines de milliers de morts par armes à feux, autant, si pas plus, par l’overdose d’opioïdes, des courants fanatiques évangélistes, des ports d'armes - signe d'une décadence sociétale - et aujourd’hui, le retrait du droit élémentaire à l’avortement.
Moi qui ai tant aimé ce pays, je dis qu’il devient idéologiquement dangereux.
Ce pays a lancé trop de guerres jamais terminées, répand trop de violences qui sont gommées par l’image du pauvre G.I. tombé pour nous à Omaha Beach. Pauvres d’eux en 1944. Pauvres d’eux aujourd’hui. »
Oui, un économiste libéral pur jus qui proclame que ce pays « devient idéologiquement dangereux. », cela n’est pas courant ! Mais ce « tweet » d’humeur dénote une profonde honnêteté intellectuelle. Cet économiste, le Belge Bruno Colmant, a ce 25 juin exprimé non seulement sa tristesse, mais surtout sa révolte envers l’évolution de la société étatsunienne depuis deux ou trois décennies et qui s’est accélérée avec les quatre années de « trumpisme » qui se sont clôturées par une tentative de coup d’Etat visant à détruire les vénérables institutions de la première démocratie du monde contemporain.
L’arrêt massue
Et aujourd’hui, c’est la Cour Suprême, la plus haute juridiction des Etats-Unis qui par six voix contre trois autorise les 50 Etats US à interdire l’IVG ! C’est une régression sans précédent. Et ce n’est pas fini : un des juges veut s’attaquer à la contraception et au mariage pour tous. Trump avait dit : « Au-dessus de la loi, il y a Dieu ! ». Il est manifestement suivi !
Et ce conservatisme a des partisans en Europe. Ainsi, Dieu Godefridi l’intellectuel libéral belge a écrit au sujet de l’arrêt de la Cour suprême : « Cet arrêt est magistral ; il est tel une symphonie ». Un autre politicien libéral, bourgmestre (maire) d’une commune de la périphérie bruxelloise l’a bruyamment approuvé. Le très droitier président du MR (le parti libéral belge francophone, l’ineffable GLouB, a refusé de sanctionner ce personnage.
Que signifie donc cet assaut de conservatisme dans une Amérique en proie aux plus graves troubles ? Car, tout est lié. Il y a ce néo-puritanisme qui impose des restrictions à des libertés fondamentales, à l’autonomie individuelle et particulièrement à celle des femmes et des « minorités » sexuelles. Il y a cet aveuglement sur la violence meurtrière qui sévit dans l’ensemble du territoire étatsunien où le commerce des armes est libre pour tout un chacun et provoque quasi quotidiennement des dizaines de morts. Il y a ce racisme qui génère la violence meurtrière dont les principales victimes sont les Noirs américains ou les Afro-américains comme on dit aujourd’hui. Il y a cet impérialisme belliciste qui continue d’embraser de nombreuses régions dans tous les continents et qui est la cause des guerres meurtrières et interminables qui embrasent le Moyen-Orient et aujourd’hui l’Europe orientale.
Cet arrêt de la Cour suprême a eu des effets quasi immédiats dans plusieurs Etats nord-américains. Ainsi, le Missouri fut le premier à décréter l’interdiction totale de l’IVG et prépare une loi qui sanctionne sévèrement toute femme habitant cet Etat qui irait avorter dans un Etat où l’IVG est autorisée, ainsi que toute personne qui l’aiderait ! Une des principales libertés pour la femme, celle de disposer de son corps, est donc totalement aliénée !
Le professeur Jean-Philippe Schreiber de l’ULB vient d’écrire ce 27 juin dans sa chronique sur Facebook :
« Une faiblesse intrinsèque constituée par la prérogative qu’a le président des États-Unis de nommer les juges de la Cour suprême, au gré des décès ou des départs de ses membres. Le hasard a ainsi voulu que le président Donald Trump puisse nommer trois des neuf juges à la Cour suprême durant son mandat, en même temps qu’il désignait des dizaines de juges très conservateurs dans les différentes juridictions fédérales. Il a ce faisant précipité l’apothéose d’un mouvement réactionnaire qui s’est dessiné au lendemain de la fameuse décision Roe vs. Wade de 1973, autorisant la pratique de l’interruption volontaire de grossesse. Cette contre-révolution ultra-conservatrice guidée par la droite chrétienne trouve aujourd’hui son épiphanie dans l’arrêt qui renverse la décision de 1973. Ce n’est pas seulement qu’en cinquante ans la Cour suprême ait balancé d’une majorité libérale à une majorité conservatrice. C’est qu’elle est aujourd’hui, comme l’est le parti républicain, devenue l’otage d’une majorité décidée à opérer une révolution morale, à rendre à l’Amérique une espérance prophétique souvent fondée sur les prescrits bibliques… non seulement en matière d’avortement et de contraception, mais aussi d’homosexualité et de mariage entre personnes de même sexe, de port d’armes, de ségrégation, de libertés publiques et en particulier de liberté religieuse, de politique fiscale à l’égard des Églises et de leurs réseaux scolaires… Une partie significative de l’appareil judiciaire américain, et la composition actuelle de la Cour suprême l’illustre, est désormais sous la coupe de nationalistes chrétiens fermement décidés non seulement à miner les droits des femmes, mais à contrer ce qu’ils considèrent être la corruption morale de la Nation choisie par Dieu. Là réside le terrible constat : la décision de ce vendredi 24 juin n’est qu’une étape de cette effrayante révolution. »
Et ajoutons la réflexion du collègue de Jean-Philippe Schreiber, le professeur Vincent de Coorebyter :
« L’universalisme qui impose une vision de l’émancipation féminine est perçu comme un impérialisme. C’est un argument très présent dans le débat. » On est mal parti !
Cette effrayante révolution conservatrice est avant tout le fait des sectes évangéliques qui ont de plus en plus de poids aux Etats-Unis comme en Amérique du Sud et en Afrique centrale, tout comme depuis la révolution iranienne de 1979, elle est aussi le fait de l’islamisme radical – qu’il soit chiite ou sunnite – qui s’est répandu dans tout le monde musulman, mais aussi dans les communautés musulmanes en Europe qui ont de plus en plus de poids.
En Europe, notamment en France et en Belgique, plusieurs voix se sont élevées pour inscrire dans la Constitution des Etats, la liberté de pratiquer l’IVG, car il est bien entendu plus difficile de modifier une constitution qu’une loi. Cependant, une députée du parti « Défi » (francophones bruxellois) a fort opportunément rappelé que l’avortement n’était pas totalement sorti du Code Pénal ! En effet, une femme qui pratiquerait une IVG après 12 semaines est passible de poursuites judiciaires ! Ainsi, « bétonner » dans la Constitution une liberté qui n’est pas complète est juridiquement bizarre ! Encore une histoire belge !
La loi religieuse prime la loi civile !
On vient de s’en apercevoir à Bruxelles : le Parlement bruxellois vient de voter une ordonnance autorisant l’abattage sans étourdissement des animaux dans les abattoirs. Auparavant, l’abattage se faisait avec étourdissement préalable pour ne pas trop faire souffrir la bête et pour qu’elle conserve son sang. Les exigences halal ou casher veulent l’égorgement de l’animal sans étourdissement. Une majorité de parlementaires bruxellois a donc cédé à la pression des « religieux ». Ainsi, des partis qui ont la laïcité dans leur ADN ont toléré qu’en l’occurrence, la loi religieuse prime la loi civile ! C’est un précédent particulièrement dangereux !
Le professeur Vincent de Coorebyter, aussi président du CRISP (Centre de Recherche Social et Politique) donne une intéressante réflexion publiée dans l’enquête publiée par le journal « l’Echo » du samedi 25 juin 2022 sur le poids des religions à Bruxelles.
Le professeur Vincent de Coorebyter s'intéresse au poids de plus en plus grand des religions à Bruxelles.
« … la défense de certains dogmes par nos mandataires politiques s’inscrit aussi dans le phénomène sociologique incarné par mai 68, qui défend le droit des minorités et des individus à l’affirmation et à l’identité. Ce qui peut valoir aussi bien pour l’identité sexuelle que religieuse. (…) C’est une lame de fond qui a touché tous les partis et qui en faveur de l’expression de la religiosité, considérée comme l’une des facettes de cette liberté de choix que toute personne possède dans la vie. »
À moins qu’on la lui ôte ! Les religions monothéistes sont par définition exclusives ! Il est assez symptomatique que l’on parle toujours de « liberté religieuse » et qu’il n’est pratiquement plus question de « liberté de conscience » qui, elle, est générale.
L’aliénation
Nous vivons dans ces affaires une terrible aliénation. Elle finit par toucher tous les domaines de la vie sociale jusqu’à la géopolitique, car les graves tensions internationales que nous vivons sont aussi le résultat de l’aliénation.
« L’aliénation religieuse de quelque secte que ce soit, est une malédiction humaine. Penser l’émancipation c’est combattre l’aliénation. La religion étant mère de toutes les aliénations, plus son emprise est forte, plus la perspective d’émancipation s’éloigne. Et plus la perspective d’émancipation sociale s’éloigne, plus celle d’une renaissance spirituelle est inévitable. Le combat pour la libre expression et contre les dogmes de tout ordre est, plus que jamais, indispensable pour réaliser l’émancipation intégrale des citoyens, ce qui est le but ultime du socialisme. » déclarait Jef Baeck, trop tôt disparu, à l’occasion d’une Assemblée générale des Mutualités socialistes du Brabant où son discours de clôture était attendu impatiemment par tous les militants.
L’objectif ultime du socialisme compris par certains, car d’autres socialiste ont voté l’ordonnance bruxelloise : tous les députés PS à l’exception notable de deux d’entre eux.
Mais il ne s’agit pas que de socialisme, loin de là. Il s’agit de l’émancipation de l’ensemble des hommes et des femmes dans le monde. Ce qu’on appelle l’occident, c’est-à-dire en gros les USA et l’Europe sont directement menacés tout comme le reste du monde. Cela est donc un combat universel et nous devons nous y préparer, car il est loin d’être gagné. C’est notre civilisation qui est en jeu.
27 juin 2022
Pierre Verhas