La victoire de Fratelli Italia, l’important groupe Rassemblent National à l’Assemblée nationale française, les deux partis nationalistes flamands en Belgique qui sont crédités ensemble de la majorité absolue en Flandre, la montée de l’extrême-droite en Suède sans oublier l’Autriche, la Hongrie et la Pologne laissent présager une résurgence du fascisme sous différentes formes en Europe.
Hors d’Europe, la courte victoire de Lula au Brésil alors que les sondages prévoyaient un raz de marée balayant Bolsonaro montre que le courant qu’il représente est encore très puissant. Le Japon est dominé par les nationalistes, l’Inde tombe sous la coupe du nationalisme hindou, sans compter les régimes islamiques de la Péninsule arabique et la tendance au totalitarisme en Tunisie. Aux Etats-Unis, certains Républicains ne verraient pas d’un mauvais œil un pouvoir fort, mais peut-on assimiler cela à du fascisme ?
Après tout, première question : qu’est-ce que le fascisme ?
Quand on pose cette question, les réponses divergent et se contredisent selon sa tendance politique. Donc, une définition claire et admise par tous est quasi impossible. Aussi, prenons une référence : Umberto Eco. Dans un petit livre intitulé en français « Reconnaître le fascisme », paru d’abord en italien en 1997 et puis traduit en français et publié chez Grasset juste après la mort de l’auteur en 2017, Eco tente d’expliquer ce qu’est le fascisme.
Umberto Eco, un des plus grands penseurs de notre temps récemment disparu.
Il décrit d’abord le fascisme italien comme étant un « totalitarisme fuzzi », c’est-à-dire flou. L’auteur constate qu’il n’y a pas de philosophie fasciste contrairement au nazisme qui se basait sur la race, l’ubermensch, la volonté de puissance. « Le fascisme n’avait rien d’une idéologie monolithique, c’était un collage de diverses idées politiques et philosophiques, fourmillant de contradictions. » Umberto Eco démontre la pauvreté intellectuelle de la pensée fasciste, ce qui a laissé une certaine liberté de critique dans les universités, les fascistes n’ayant pas le bagage intellectuel suffisant pour détecter les contradictions. Cela n’a pas empêché le Duce d’emprisonner Gramsci jusqu’à ce que mort s’ensuive, un des plus brillants intellectuels italiens de l’époque ! Il ajoute que Mussolini est dénué de toute culture philosophique, c’est un as de la rhétorique tout simplement mais sans idées !
Benito Mussolini et Adolf Hitler, le chef fasciste et le führer nazi, alliés mais n'ayant pas des pensées identiques : les deux totalitarismes, fascisme et nazisme sont différents.
On observe ce phénomène dans certaines formations d’extrême-droite actuelle. Ainsi, en France, le Rassemblement National n’a pas de programme cohérent. Il est tantôt néolibéral, tantôt étatiste, selon les circonstances. La Nouvelle droite a tenté de donner un corpus idéologique à l’extrême-droite. Elle a échoué. En Flandre belge, en revanche, la N-VA (parti nationaliste flamand) a un programme nationaliste relativement cohérent et s’est rallié sur le plan économique au néolibéralisme. Son rival, le Vlaams Belang, (bloc flamand) a quant à lui un programme carrément néonazi. En Italie, l’extrême droite est divisée entre la tendance Meloni se donnant l’apparence d’une droite classique et le courant Salvini plus radical.
Les deux fascismes italiens : Salvini et Meloni... Je t'aime moi non plus.
En plus, Umberto Eco écrit qu’il ne faut pas confondre nazisme et fascisme. « Il y eut un seul nazisme, et l’on ne peut nommer nazisme le phalangisme hypercatholique de Franco, puisque le nazisme est fondamentalement païen, polythéiste et antichrétien, sinon ce n’est pas du nazisme. » Ajoutons que le propagandiste du nazisme, Joseph Goebbels, insistait sur le fait que le national-socialisme n’est pas un « produit d’exportation ». D’ailleurs, pendant l’occupation, les nazis allemands considéraient les groupuscules se réclamant du nazisme comme de dangereux farfelus.
Ainsi, pour Eco, le fascisme est divers. « Les » fascismes ont tous des points communs, mais divergent sur d’autres points en fonction des pays, des personnalités, etc. Ainsi, par exemple, un Jean-Marie Le Pen n’est pas un Mattteo Salvini, une Giorgia Meloni n’est pas une Marine Le Pen, etc. « Les » fascismes ont en commun le nationalisme, la xénophobie et le totalitarisme. On le voit avec la toute récente affaire de l’Ocean Viking : Meloni et Le Pen expriment toutes deux leur nationalisme et leur xénophobie.
Giorgia Meloni et Marine Le Pen, la même xénophobie, mais des relations plutôt tendues
Face à cet imbroglio, Umberto Eco dresse une liste des caractéristiques communes à tous les fascismes, qu’il appelle « l’Ur-fascisme », c’est-à-dire « le fascisme primitif et éternel ». Ainsi, pourra-t-on mieux les détecter. L’auteur distingue 14 caractéristiques de l’Ur-fascisme.
La première c’est le culte de la tradition non pas dans son caractère de conservation d’acquis du passé – toutes les pensées politiques se basent sur des traditions – mais dans une sorte de monde figé sur un passé par définition meilleur que le présent. C’est en réalité le refus du progrès. « Conséquence : il ne peut y avoir d’avancée du savoir. La vérité a été déjà énoncée une fois pour toutes. »
La deuxième caractéristique est consécutive de cela : d’être fascinés par les technologies. « Le refus du monde moderne était camouflé sous la condamnation du mode de vie capitaliste, mais il recouvrait surtout le rejet de l’esprit de 1789 (…) : le siècle des Lumières, l’Âge de la raison conçus comme le début de la dépravation moderne. »
Observons que les représentants des ligues fascistes présents au pouvoir et dans les assemblées parlementaires sont mal à l’aise au sein de ces institutions. Ils n’en respectent pas les règles et sont incapables de prendre des décisions résolvant les problèmes ou faisant avancer les choses. Le dernier exemple en date est le non-respect par Giorgia Meloni des règles de l’Union européenne sur les migrations. Malheureusement, il faut constater qu’une large part de l’opinion publique italienne approuve la fermeté de la nouvelle Présidente du Conseil de Rome.
Donc, « l’Ur-fascisme » est irrationnel.
En troisième lieu, ce caractère irrationnel est le culte de l’action pour l’action qui implique le rejet de la culture, des intellectuels, de toute démarche universitaire.
Cela implique une quatrième caractéristique est de combattre l’esprit critique. En effet, dans la démarche scientifique, le désaccord est source de progrès, car il implique des discussions qui aboutissent à un résultat. Il n’est pas question de « désaccord » dans l’Ur-fascisme, d’où -cinquième caractéristique – le rejet de toute diversité.
Sixièmement, l’Ur-fascisme naît de la frustration individuelle et sociale. Les classes moyennes sont manifestement en graves difficultés à la suite des mesures unilatérales de l’ultralibéralisme européen et national qui ont sur elles de sérieuses conséquences matérielles, sociales et culturelles.
Ajoutons que le fascisme n’apparaît pas par génération spontanée il est généré par l’incapacité des gouvernants à apporter des solutions à ces graves frustrations. La responsabilité de la montée des fascismes incombe aux pouvoirs actuels qui se targuent de démocratie, mais qui sont caractérisées par le refus du débat, l’immobilisme et des décisions aux conséquences néfastes.
En septième lieu, l’Ur-fascisme se base sur le nationalisme et donc le rejet de tout ce qui est « étranger », parce qu’ennemi par définition. Cela entraîne la xénophobie et le complotisme : nous sommes agressés par les forces occultes à la solde de l’étranger ! Au XXe siècle, on parlait du « complot judéo-maçonnique ». On a vu ce que cela a donné ! Cela entraîne – huitième critère – la haine de certains peuples – notamment les Juifs – qui étalent indécemment leur richesse provoquant ainsi l’appauvrissement de la nation et de son peuple. « Ainsi, par un continuel déplacement de registre rhétorique, les ennemis sont à la fois trop forts et trop faibles. Les fascismes sont condamnés à perdre leurs guerres parce qu’ils sont dans l’incapacité constitutionnelle d’évaluer objectivement la force de l’ennemi. »
Neuvième caractéristique : pour l’Ur-fascisme on ne lutte pas pour la vie, mais on vit pour la lutte. Il est anti-pacifiste, car la vie est une guerre permanente. Cependant, il y a une contradiction : après avoir éliminé l’ennemi dans une ultime bataille – la solution finale – surviendra une sorte d’Âge d’or où règnera l’harmonie.
Le dixième critère : l’élitisme. Non pas l’élitisme aristocratique, mais l’élitisme populaire. Cela implique un mépris pour les « faibles ». L’élite est composée des membres du parti. Comme le pouvoir du dominateur a été obtenu par la force, il doit assurer le contrôle de la masse des « faibles ». La hiérarchie est organisée militairement : le supérieur mépris le subordonné à tous les niveaux, lesquels méprisent à leur tour leurs inférieurs.
Aussi – onzième caractéristique – chacun est éduqué pour devenir un héros. Le culte de l’héroïsme est aussi lié à celui de la mort. « Le héros Ur-fasciste, lui, aspire à la mort, annoncée comme la plus belle récompense d’une vie héroïque. Le héros Ur-fasciste est impatient de mourir. Entre nous soit dit, dans son impatience, il lui arrive plus souvent de faire mourir les autres. »
En douzième lieu, étant donné la guerre permanente et l’héroïsme qui sont difficiles à jouer, « l’Ur-fascisme transfère sa volonté de puissance sur des questions sexuelles. Là est l’origine du machisme. » et aussi le mépris pour les femmes, la condamnation des homosexuels, de la chasteté et de toute forme de sexualité « anormale ».
Le treizième point concerne le populisme « qualitatif ». Dans une démocratie, l’individu est libre mais ne jouit que de droits politiques quantitatifs. Chaque citoyen dispose d’une voix et c’est la majorité des voix qui mène au pouvoir. Pour l’Ur-fascisme, le citoyen n’a aucun droit individuel. C’est le peuple qui, comme entité monolithique, exprime la volonté commune.
Umberto Eco avertit : « Notre avenir voit se profiler un populisme qualitatif télé ou Internet, où la réponse émotive d’un groupe sélectionné de citoyens peut être présentée et acceptée par la voix du peuple. » Il faut dire que ce n’est pas propre à l’Ur-fascisme. Les sondages avec « échantillon représentatif » donnant ainsi la ligne de gouvernance ou l’idée de délégation par tirage au sort de citoyens pour assister le pouvoir sont des méthodes typiquement néolibérales. Mais certains n’hésitent pas à dire que néolibéralisme et fascisme ont des points communs.
Enfin, le quatorzième et dernier point soulevé par le brillant intellectuel italien est relatif à la « novlangue » dénoncée par Orwell, qui est caractéristique des régimes totalitaires ou en voie de l’être, comme le néolibéralisme et ses ersatz comme le « wokisme » dont nous avons déjà parlé et que nous évoquerons encore.
Par la faiblesse des démocraties actuelles, que ce soit dans les pays européens ou au niveau des institutions européennes, l’immobilisme des pouvoirs, la distanciation des élites du « peuple », l’appauvrissement dû aux politiques économiques ultralibérales, les fascismes dont Umberto Eco a eu l’intelligence et le courage d’en définir les caractéristiques, risque de s’imposer dans une grande partie du sous-continent européen dominé par les Etats-Unis qui, eux aussi, connaissent une grave crise démocratique.
Il est plus que temps de s’éveiller.
Pierre Verhas
Post-scriptum
Georges-Louis Bouchez se rapproche-t-il des fascismes ?
L’actuel président des libéraux francophones belges regroupés en une formation politique appelée MR (Mouvement Réformateur) actuellement au pouvoir au gouvernement fédéral, dans celui de la Région wallonne et au sein du gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles en partenariat avec les Socialistes et les Ecolos, ne cesse de faire parler de lui via ses déclarations tonitruantes dans les réseaux sociaux.
Georges-Louis Bouchez un "démocrate" qui vire à l'extrême-droite ?
Ses tweets et ses posts attaquent systématiquement la gauche du gouvernement, particulièrement les Ecolos et le PS. Son rêve est de reconstituer la « Suédoise », le gouvernement le plus à droite que la Belgique ait connu depuis la seconde guerre mondiale, le gouvernement de Charles Michel qui a été un des mentors de Bouchez dit GLOUB. Fort souvent, les arguments qu’il utilise sont fort proches de ceux de l’extrême-droite.
GLOUB a eu un parcours politique assez chaotique. Il suffit de voir sa biographie sur Wikipédia. Au début, il montra le visage du jeune politicien qui monte en prenant des positions assez droitières mais relativement modérées. Il travailla pour les deux ténors du MR de l’époque, Didier Reynders et Louis Michel (le père de Charles). Le parti se divisa en deux : le clan Reynders et le clan Michel. GLOUB habilement choisit ce dernier tout en ne se mettant pas en avant dans ce « combat de coqs ». Grâce à cela, il parvint à se faire élire président du MR en 2018.
Charles Michel, ancien Premier ministre de Belgique et actuel Président du Conseil européen mentor de Georges-Louis Bouchez
Dès le départ, il prit des décisions qui frustrèrent pas mal de pontes du MR notamment en procédant à des choix arbitraires dans la nomination des ministres libéraux au gouvernement De Croo dit la « Vivaldi ». Ses rodomontades firent en sorte qu’il devait être « secondé » par un panel de dirigeants du MR. Cela ne fonctionna jamais et GLOUB réussit à s’imposer à tel point qu’il fit destituer de Ministre wallon du Budget, le libéral démocrate Jean-Luc Crucke, un libéral démocrate, qui était coupable d’un projet de décret sur la fiscalité qui gênait le poujadisme de M. Bouchez.
En effet, il y a une dimension importante dans l’attitude du président actuel du MR, c’est son anti-fiscalisme primaire ! En cela, GLOUB rejoint les poujadistes des années 1950 qui, par leur rejet viscéral de l’Etat, rejoignent les fascismes. Jean-Marie Le Pen est issu du mouvement poujadiste. Cet aspect là n'a pas été abordé par Umberto Eco dans son analyse.
Finalement, le président Bouchez a réussi à se débarrasser de la tutelle de ses pairs. Ainsi, il est libre de se défouler, ce qu’il ne manque pas de faire. Le journaliste Michel Henrion a observé que ses tweets quotidiens reprenaient régulièrement des propos d’extrême-droite, même certains du « bloc identitaire » français !
Alors, Bouchez fasciste ? Ce serait aller trop vite en besogne. Néanmoins, de par ses attitudes comme ses visites en Flandre au groupe des étudiants nationalistes flamands qui constituent la pépinière des cadres de la NV-A et du Vlaams Belang et son débat télévisé (GLOUB ne connaît pas le flamand !) avec le président de cette dernière formation alors qu’il y a un accord de tous les partis démocratiques dont le MR pour appliquer le « cordon sanitaire », soit le refus de dialogue avec cette formation. Ce fut un tollé, mais GLOUB n’en a que faire.
Disons – et c’est sans doute le plus dangereux – que Georges-Louis Bouchez s’éloigne de la démocratie, sans que les membres de son parti ne réagissent et que Louis Michel, celui qui a refusé de participer à la guerre en Irak et qui a lutté par après au Parlement européen contre l’extrême-droite, ne tarit pas d’éloges envers Bouchez. C’est cela le plus inquiétant.
P.V.
Source: https://uranopole.over-blog.com/2022/11/un-spectre-hante-l-europe-les-fascismes.html