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Dans ses petites chroniques du dimanche soir, le philosophe Michel Serres, définit la démarche philosophique comme l’anticipation des pratiques et des théories à venir, des civilisations à venir (1). Depuis plus d’un an, j’ai rejoint le mouvement des objecteurs de croissance car je pense profondément que cette constellation de personnalités très diverses, de pensées multiples et d’expériences existentielles, traduit, même de manière embryonnaire et parfois balbutiante, le cheminement individuel et collectif d’une véritable alternative à l’idéologie dominante de l’époque. Et donc trace une voie possible pour la civilisation de demain, différente de celle qui éclot à chaque moment de notre présent.

Car, si l’on anticipe notre civilisation de la croissance infinie, de la production et de la consommation sans limite, et du règne de l’anthropologie capitaliste, comme l’écrit Christian Arnsperger (2), la probabilité d’un monde chaotique traversé par des conflits de plus en plus rudes pour des ressources de plus en plus rares, voire d’un effondrement généralisé pour la générations futures, se dessine dangereusement.

Certains, gonflés d’optimisme par les lumières de la raison et les perspectives techniques, confiants dans le développement durable ou le capitalisme vert, taxeront de mauvais prophètes, de millénaristes réactionnaires, les tenants de ce catastrophisme annoncé. Or, je crois justement, comme le développe remarquablement Jean-Pierre Dupuy (3), que la seule chance d’éviter la catastrophe, c’est de l’envisager comme un scénario bien crédible pour notre futur. Et la première manière de le conjurer est de remettre radicalement en cause nos conceptions du monde et de notre vie.

Dans ce contexte, l’objection de croissance est un mouvement tout à la fois pertinent et passionnant car il réinterroge le modèle intellectuel dominant, de ses aspects les plus intimes jusqu’à imaginer un nouveau paradigme politique et axiologique. Et, au-delà du cadre renouvelé d’interprétation du monde, il conjugue une multitude d’expérimentations citoyennes, de pratiques économiques alternatives, de processus singuliers de démocratie participative. Ce mouvement est certes une multiplicité encore désordonnée d’analyses, de critiques, de propositions mais qui convergent toutes pour faire émerger des pratiques existentielles et collectives compatibles avec la finitude de notre vie comme avec celle de la biosphère (4).

L’objection de croissance est tout d’abord inéluctable. Qu’on le veuille ou non, notre monde de développement, axé sur une transformation de plus en plus étendue et de plus en plus rapide de la matière, au nom de la croissance, de la production et du bien-être généralisé, par essence illimités, entre en contradiction frontale avec le caractère à la fois fini de la planète et fragile des écosystèmes. Si chaque terrien vivait comme l’européen moyen, il faudrait plusieurs terres pour le satisfaire. Or, nous n’en avons qu’une. Nous sommes donc condamnés à modifier en profondeur notre mode de vie sous peine d’amplifier dramatiquement le cycle infernal des perturbations climatiques et des inégalités déjà insupportables qu’elles renforcent (5).

L’objection de croissance implique de repenser fondamentalement notre interprétation du monde, notre rapport à la nature, aux autres et à soi. Elle dévoile de nouveaux continents qui renouent pour une part avec la philosophie antique (6) tout en s’imprégnant des spéculations scientifiques les plus modernes (7). Elle mélange allègrement les exercices spirituels pour tendre vers une vie bonne avec des pratiques collectives de solidarité renouvelée, l’ensemble s’inscrivant dans une tentative de cohérence globale dans notre relation au monde et à soi-même.

Bien sûr, le mot même de décroissance peut être ambivalent et suggérer une volonté, flirtant avec le réactionnaire, de retour à une nature primitive et au bon sauvage de Jean-Jacques Rousseau. En niant les évidents progrès des sciences et des techniques qui, pour un versant de leurs avancées, ont incontestablement amélioré la destinée des hommes. Il n’en est évidemment rien. Ce mot « obus », par sa force d’interpellation, suggère une révolution de notre logiciel mental, axé depuis le siècle des Lumières, sur une croyance sans faille aux vertus du progrès, de la science, de la sortie de l’humain, de sa « minorité », bref au triomphe de la raison sur l’obscurantisme de la foi. Or, c’est cette démarche triomphale des progrès de l’esprit que le mouvement de l’objection de croissance interpelle et remet en cause (8).

Car elle conduit, comme je l’ai dit plus haut, à diriger la planète dans le mur par la finitude même et la clôture du système de la biosphère. La première des décroissances doit d’ailleurs d’abord être celle des inégalités vertigineuses qui séparent encore les habitants de la terre. Qu’il n’y ai aucun malentendu. Il ne s’agit en aucun cas de faire « décroître » les revenus et l’empreinte écologique du petit paysan malien ou du chômeur européen. Cela n’aurait évidemment aucun sens. Il s’agit tout au contraire de faire diminuer globalement nos atteintes aux écosystèmes en commençant par les entreprises et les citoyens, notamment aux Etats-Unis, dont l’assuétude énergétique est dramatique pour les équilibres environnementaux (9).

Il convient donc d’entendre le processus de l’objection de croissance comme une combinaison complexe, à la fois sur le plan des territoires et sur le plan de secteurs de l’activité humaine, de croissances sélectives et solidaires (en matière, par exemple, de souveraineté alimentaire, de soins de santé, d’éducation, de logement et singulièrement dans les pays du « tiers-monde ») et de décroissances sélectives et solidaires (en terme de consommation d’énergie, de viande, de poisson, d’automobiles, de médicaments, d’armes,… et singulièrement chez les classes dominantes du Nord de la planète,…) (10).

Ce processus comprend de multiples dimensions. Une composante existentielle qui recherche une simplicité volontaire, un autre choix de valeurs de bien-être (le calme, l’apaisement, la lenteur, le silence, la gratuité, la gentillesse, la coopération…), une augmentation des désirs intellectuels et spirituels, un refus de l’accumulation matérielle, de la course à la consommation, à l’argent, aux pouvoirs et aux honneurs.

Une composante d’action collective, d’entraide, de coopération et de solidarité afin de recréer des espaces et des circuits, tant culturels qu’économiques, qui brisent la solitude et l’atomisation de la logique marchande capitaliste. L’Etat, par son rôle d’impulsion et de redistribution, mais aussi par sa fonction symbolique d’exemplarité, se devrait d’exercer une place centrale pour favoriser cette démultiplication d’initiatives alternatives et novatrices dans le cadre général d’une véritable transition économique (11). La société civile, par le retour à l’économie sociale et coopérative, par des processus de démocratie plus directe, par une expérimentation collective redéployée, a également une fonction majeure dans la construction concrète d’une alternative crédible.

Enfin, l’impérative nécessité de repenser son rapport à la nature et à sa place dans l’univers doit conduire progressivement à une attitude qui rompt avec plusieurs millénaires de conceptions anthropomorphiques de soumission de tout le minéral et de tout le vivant à la volonté exclusive de l’homme (12).

Tels sont, trop rapidement esquissés, les différents défis, philosophiques comme politiques, individuels comme collectifs, du mouvement des objecteurs de croissance. Cette émergence, encore tâtonnante, me paraît receler un extraordinaire potentiel de changements personnels et sociétaux face aux impasses civilisationnelles de notre modernité.

Pour paraphraser Albert Camus, je dirais que les générations passées voulaient refaire le monde. Nous savons que la nôtre ne le refera pas. Nous devrons juste éviter que le monde ne se défasse encore un peu plus.


Pour tout contact : Mouvement politique des objecteurs de croissance : (MPOC)
Rue Basse-Marcelle, 26
5000 Namur
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www.objecteursdecroissance.be

Jean Cornil.

(Texte publié antérieurement dans « Espace de Libertés » le journal du Centre d’Action Laique)

Quelques suggestions de lectures :

(1) Serres Michel, Petites chroniques du dimanche soir 2, Editions Le Pommier, 2007, en particulier la chronique sur la philosophie.
(2) Arnsperger Christian, Ethique de l’existence post-capitaliste, Pour un militantisme existentiel, Les Editions du Cerf, La nuit surveillée, 2009.
(3) Dupuy Jean-Pierre, Comment je suis devenu philosophe, (ouvrage collectif), Le cavalier bleu éditions, 2008, p. 97 et suivantes.
(4) Lire par exemple :
Latouche Serge, Le Pari de la décroissance, Fayard, 2006.
Ariès Paul, La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, Editions La Découverte, 2010.
Georgescu-Roegen Nicholas, La décroissance, Entropie, Ecologie, Economie, La Sang de la Terre, 2008.
Jackson Tim, Prospérité sans croissance, La transition vers une économie durable, Etopia, de Boeck, 2010.
(5) Lire par exemple :
Lebeau André, L’enfermement planétaire, Gallimard, Le débat, 2008.
Flahaut François, Le crépuscule de Prométhée, Contribution à une histoire de la démesure humaine, Mille et Une Nuits, 2008.
Cohen Daniel, La prospérité du vice, Une introduction (inquiète) à l’économie, Albin Michel, 2009.
(6) Lire le superbe et désormais classique essai de Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique, Gallimard, 1995.
(7) Coméliau Christian, La croissance ou le progrès ? Croissance, décroissance, développement durable, Seuil, 2006.
(8) Consulter la revue Entropia, Revue d’étude théorique et politique de la décroissance, dont le numéro N° 6, Crise éthique, éthique de crise ?, Printemps 2009, Editions Parangon.
(9) Lire les ouvrages d’Hervé Kempf dont Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, Editions du Seuil, 2009, et ceux Dominique Bourg dont Le développement durable, maintenant ou jamais (avec Gilles-Laurent Rayssac), Gallimard, 2006.
(10) Lire par exemple le dossier Développement durable ou décroissance sélective ?, Revue Mouvements, n° 41, septembre-octobre 2005.
(11) Voir par exemple la carte blanche de Christian Arnsperger, Pour un ministère de la transition économique, Le Soir, 28 octobre 2009.
(12) Lire par exemple :
Dalsuet Anne, Philosophie et écologie, Gallimard, 2010.
Larrère Catherine, Larrère Raphaël, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Alto-Aubier, 1997.